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Pionnier de l’histoire socio-économique du Québec et doyen des études franco-américaines, Yves Roby a pris sa retraite de l’enseignement en 1999 après une carrière de trente-six ans à l’Université Laval. Ce remarquable chercheur au parcours singulier a profondément marqué l’historiographie contemporaine du Québec. Faisant fi des théories totalisantes, ses travaux — en particulier sa brillante étude socio-économique et intellectuelle des relations canado-américaines, Les Québécois et les investissements américains (1976) — ont apporté une perspective continentale à une discipline trop souvent marquée par le provincialisme et ont ainsi contribué à décloisonner le Québec en tant qu’objet d’étude.

Pour rendre hommage au professeur Roby, Yves Frenette, Martin Pâquet et Jean Lamarre ont rassemblé en volume les travaux d’un atelier de recherche tenu en son honneur à l’Université Laval en avril 2000. Intégré à l’importante série « Culture française d’Amérique » publiée sous l’égide de la Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d’expression française en Amérique du Nord (CEFAN), ce collectif regroupe quatorze articles de fond touchant aux champs d’intérêt du professeur Roby et deux textes explorant la vie et l’oeuvre de l’historien.

L’ouvrage se divise essentiellement en deux parties. Plus disparate, la première explore divers aspects de l’histoire socio-économique du Québec, mais comprend également un article de Martin Pâquet sur les relations entre l’expérience et la discipline historique, une réflexion de Matteo Sanfilippo sur l’histoire nationale et la question migratoire en Europe et un texte de Nelson Ouellet sur les relations entre Blancs et Noirs dans le Tennessee de la Reconstruction. On y retrouve également un article de Pierre Poulin sur la « reconnaissance sociale » des Caisses populaires au Québec de 1900 à 1906. Dans ce texte fort intéressant, l’auteur examine la rivalité entre le modèle d’Alphonse Desjardins et celui de l’Allemand Friedrich Wilhelm Raiffeisen d’une banque populaire axée sur les besoins des plus démunis, sorte de mont-de-piété que Desjardins juge trop imprégné de l’esprit philanthropique. Au début du siècle, le modèle Raiffeisen avait beaucoup d’adeptes au Canada français et s’était imposé auprès de la classe politique québécoise et du clergé. Cependant, Desjardins réussit à convaincre ces élites de la validité de son modèle et à l’étendre à l’échelle du Québec.

Enfin, soulignons la présence dans cette première section de deux articles substantiels sur l’espace économique et social du Bas-Canada. Dans son « Landscape and Hinterland », John Willis propose une nouvelle lecture de l’espace préindustriel de la plaine montréalaise qui intégrerait à la fois l’homme et son environnement, la ville et son arrière-pays rural. Pour l’auteur, l’environnement est malheureusement absent de l’historiographie bas-canadienne et, de plus, celle-ci crée généralement une fausse dichotomie entre l’espace urbain et l’espace rural. Marc St-Hilaire poursuit cette réflexion sur l’espace économique et l’espace social du xixe siècle québécois dans son article sur les réseaux de sociabilité bas-canadiens. Selon lui, « les logiques qui sous-tendent les différents réseaux de sociabilité s’écartent des rationalités économiques ou d’organisation des réseaux de transport » (p. 182). Ainsi, après avoir examiné les aires matrimoniales du Bas-Canada, il constate que « la sociabilité se déploie dans ses propres espaces » (p. 192).

Axée sur les études franco-américaines, la deuxième section du collectif est plus importante et cohérente que la première. En effet, l’histoire franco-américaine connaissait un certain essoufflement depuis quelques années et une réflexion d’ensemble s’imposait. C’est d’ailleurs ce que fait François Weil dans son bref article sur « L’espace franco-américain » où il souligne que l’émigration reste un sujet marginal dans l’historiographie canadienne-française en dépit des nombreuses études effectuées depuis trente ans et de l’engouement des historiens québécois pour l’américanité. Réintégrer l’histoire franco-américaine à l’histoire québécoise serait, selon Weil, un pas vers une « meilleure insertion de l’histoire québécoise dans l’histoire nord-américaine et de l’histoire nord-américaine dans une histoire sociale transatlantique — ou si l’on préfère, [vers] la fin de “l’exceptionnalisme” québécois » (p. 198-199).

Weil a raison. L’émigrant est, dans un sens, le trait d’union entre les États-Unis et le Canada français. C’est le fer de lance de l’américanité québécoise. Pourtant, il est à peu près absent de l’historiographie du Québec. Cette omission est un signe du caractère insignifiant du concept d’américanité chez la plupart de ses apôtres. Paradoxalement, le concept est carrément à la base de l’essoufflement des études franco-américaines. Au fond, l’américanité, c’est le révisionnisme poussé à son paroxysme. Et c’est cette conception ultraterritoriale de la nation et de son histoire qui a transformé les études franco-américaines en ghetto historiographique.

Plusieurs des textes qui suivent celui de Weil cherchent à briser ce ghetto. Jean Morency et Joël Boilard, par exemple, analysent la contribution des migrants canadiens-français aux processus de diffusion de la littérature américaine au Québec, tandis que Jean Lamarre examine l’enrôlement des Canadiens français dans la Guerre de sécession américaine comme stratégie migratoire et que J.-André Sénécal explore le poids politique des Franco-Américains du Massachusetts. Ce dernier constate que l’impuissance politique du groupe franco-américain est attribuable à sa faiblesse numérique, à son faible taux de naturalisation et à sa tendance à fragmenter son vote.

Un des textes portant sur la franco-américanie mérite une attention particulière : celui de Roberto Perin intitulé « Ultramontanisme et modernité : l’exemple d’Alphonse Villeneuve, 1871-1891 ». Dans cette intéressante étude sur la vie et l’oeuvre d’un prêtre canadien-français émigré aux États-Unis, l’auteur plaide pour une nouvelle conception de la pensée ultramontaine. Flexible, celle-ci pourrait même déboucher sur une conception « moderne » de la société. L’évolution de la pensée d’Alphonse Villeneuve serait un exemple de cet ultramontanisme « moderne ». Selon Perin, « son intérêt pour la statistique, la gestion, la science, la technologie et l’économie, sa valorisation de la liberté, du progrès économique et du mieux-être matériel font de Villeneuve un homme fondamentalement moderne » (p. 306). Cependant, l’analyse de l’auteur se fonde sur une conception incomplète de la modernité. Pour Perin, la modernité comporterait « un certain nombre de valeurs généralement reconnues telles la rationalité, l’efficacité, l’invention, la liberté individuelle et le progrès » (p. 306). Or, le laïcisme est au coeur de la modernité, tandis que la pensée ultramontaine est foncièrement théocentrique. De par sa nature même, l’ultramontanisme est un traditio-nalisme antimoderne. On ne peut donc pas être à la fois ultramontain et « moderne ».

Abordant des sujets aussi variés que l’ultramontanisme, la littérature canadienne-française et les relations raciales au Tennessee, Les parcours de l’histoire est un ouvrage diversifié à l’image du chercheur exceptionnel auquel il rend hommage.