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L’étude de la réception du christianisme par les Amérindiens représente depuis toujours un véritable défi pour les historiens et les anthropologues. Comment cerner les raisons et mesurer l’ampleur et la profondeur des conversions lorsque tout ce dont on dispose comme témoignage, bien souvent, est le seul point de vue des colonisateurs et des missionnaires en particulier, dont les récits sont un curieux mélange de réalité, de propagande et d’incompréhension. La tradition orale autochtone, comme alternative ou complément documentaire, demeure quant à elle d’une utilité somme toute limitée pour reconstituer la dynamique religieuse amérindienne, à tout le moins celle des xviie et xviiie siècles. Par contre, le cas des Inuit de l’Est canadien, chez qui la conversion au christianisme ne remonte qu’à la fin du xixe siècle, s’avère une heureuse exception. Non seulement la tradition orale inuit est-elle ici disponible pour confirmer, compléter ou corriger les témoignages puisés dans les archives missionnaires, mais les comportements religieux des Inuit, ainsi mieux documentés, pourraient fournir aux chercheurs une base comparative indispensable pour mieux comprendre la réponse au christianisme chez d’autres populations autochtones, à d’autres époques. Mais encore faut-il vouloir s’imposer, comme l’a fait l’anthropologue Frédéric Laugrand, le long et méticuleux travail de cueillette et d’analyse de données que cela peut exiger.
Dans ce volumineux ouvrage, version remaniée d’une thèse de doctorat (1997), Laugrand se demande « comment donc, en l’espace d’un demi-siècle à peine, des sociétés nomades pratiquant le chamanisme en sont-elles venues à adhérer aussi vite à une nouvelle religion, adoptant avec elle de nouveaux rites, de nouvelles croyances, de nouveaux symboles, et renonçant du même coup à bien des rites ancestraux ? » (p. 3) Son objectif n’est pas tant d’identifier les motifs qui ont poussé les Inuit du Québec arctique, du Keewatin et de la terre de Baffin à se convertir — ces motifs, tantôt individuels, tantôt collectifs, resteront toujours difficiles à documenter et à interpréter — que la dynamique même du processus de conversion. À ses yeux, la conversion chez les Inuit s’est présentée comme un processus de transition (la persistance d’une même idée sous des expressions différentes) marqué par une série de transformations (p. 13) ; une sorte de continuité dans le changement. Il ne saurait donc être question ici de syncrétisme, puisque les Inuit n’ont reçu ou retenu du christianisme « que les éléments qui produisent le plus de sens en fonction de leurs propres traditions culturelles » (p. 17). En incorporant ces éléments dans des schèmes culturels préexistants, ils optèrent plutôt pour une sorte de « christianisme culturellement bricolé » (p. 402). Cette perspective s’inscrit de plain-pied dans le courant interprétatif dominant actuellement dans le domaine des études ethnohistoriques, et qui tend à dépeindre les sociétés autochtones comme des entités actives qui ont exercé un contrôle relatif sur les changements culturels provoqués par l’interaction avec le monde occidental.
En s’appuyant sur une somme étonnante de documents d’archives et sur une tradition orale riche et bien vivante, Laugrand parvient à offrir une description détaillée des premiers contacts et de l’évolution des rapports que les Inuit ont entretenus avec les missionnaires, catholiques et anglicans, et le christianisme entre 1890 et 1940. Au sujet de la réception du christianisme par les Inuit, l’élément le plus intéressant mis en lumière par l’auteur est sans contredit le fait que, dans certaines régions, la religion des Blancs a précédé l’arrivée des premiers missionnaires. Dans ces zones de « contacts indirects », le bouche à oreille et le travail d’ardents prosélytes inuit ont contribué à mettre la table pour les robes noires qui trouvèrent, à leur arrivée, des populations déjà familières avec le christianisme ; à bien des égards, cela a facilité leur intégration et leurs efforts de conversion. À l’inverse, dans les zones de « contacts directs », là où les missionnaires et leur message sont arrivés d’un trait, les premiers rapports avec les Inuit ont souvent été plus difficiles, notamment avec les chamanes ou leaders spirituels traditionnels. Mais là comme dans les zones de contacts indirects, ce furent éventuellement les leaders convertis, plus influents que les missionnaires, qui jouèrent un rôle déterminant dans l’adoption du christianisme à l’échelle communautaire.
D’une certaine manière, les concepts de transition et de transformation pourraient également servir à mieux comprendre l’attitude des missionnaires envers la culture traditionnelle des Inuit. En effet, tout en brossant un portrait très détaillé des difficultés de toutes natures rencontrées sur le terrain, des stratégies de conversion, des courants idéologiques et des luttes interconfessionnelles qui ont marqué le quotidien des missionnaires de l’Arctique, Laugrand montre que ces derniers ont dû, à leur tour, s’approprier une part de l’héritage culturel inuit, « d’adopter des dispositions mentales fort semblables » (p. 338) à celles de leurs ouailles pour être en mesure de les côtoyer et espérer faire passer leur message chrétien. Si un tel constat n’est pas nécessairement nouveau, rarement jusqu’ici l’« acculturation » missionnaire avait-elle été documentée de façon aussi substantielle.
En somme, l’intérêt du travail de Laugrand dépasse de loin le seul domaine des études inuit. Ce livre — abondamment et magnifiquement illustré — s’avère une contribution majeure à l’étude des religions autochtones et du processus de conversion, tout en fournissant un apport plus que significatif à la connaissance de l’histoire des missions chrétiennes dans l’Arctique canadien et à celle, plus générale, des populations autochtones du Québec aux xixe et xxe siècles.