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« Quatre gazettes hostiles font plus de mal que 100 000 soldats en campagne[2]. » Lorsqu’il prononce ces mots en 1802, Napoléon définit l’une des plus grandes problématiques de la guerre moderne. En effet, le développement des médias aux xviiie et xixe siècles oblige les stratèges militaires à redéfinir les champs d’action traditionnels et à modifier leur conception de la guerre. L’évolution de la force de frappe des armées au cours du xviiie siècle rend l’issue des combats moins dépendante de la supériorité du nombre et, par conséquent, plus tributaire de la mobilisation physique et psychologique des populations en guerre. La justification des guerres modernes doit donc être une question nationale et non territoriale, dans laquelle la nation se reconnaît et pour laquelle elle est prête à se sacrifier corps et âme. Cette mobilisation à grande échelle est rendue possible grâce à l’apparition des médias de masse. Toutefois, si l’apparition de tels catalyseurs de l’opinion publique permet de sensibiliser des populations entières et de susciter un effort de guerre plus efficace, la presse suppose aussi des dangers jusqu’alors inexistants.

Les médias ont en effet le défaut de leur qualité, car s’ils sont en mesure de motiver le moral de la nation pour la cause « juste », ils le sont aussi pour la cause ennemie. La libre circulation des idées en temps de guerre revêt ainsi des risques pour les gouvernements des pays belligérants, pour leurs forces armées et pour la sécurité de la nation. Allant de la diffusion de secrets militaires aux critiques des autorités en guerre, ces dangers tant stratégiques que politiques ou psychologiques sont à la base de la création de systèmes de répression de la presse en temps de guerre.

Phénomène relativement nouveau donc, la censure militaire est instaurée et utilisée de manière systématique par les chefs d’État pour la première fois lors de la Première Guerre mondiale. L’étude de la censure durant cette période est ainsi essentielle à la compréhension de l’évolution des médias et des systèmes de manipulation de l’information. Non seulement la Première Guerre mondiale, première guerre totale, est-elle à la source de nombreuses transformations dans la presse et dans la conception des stratégies militaires, elle mène aussi à l’imposition de systèmes de contrôle de l’information extrêmement puissants lors des guerres subséquentes.

Néanmoins, l’historiographie demeure insuffisante pour répondre aux questions soulevées par un tel sujet. En effet, si les conséquences sociales, économiques et politiques des conflits armés sont généralement bien connues et étudiées, les formes de manipulation instaurées au cours de ces conflits, leurs mécanismes d’imposition et leurs conséquences le sont beaucoup moins. Depuis quelques années au Canada, la profession commence à s’intéresser à certains aspects de la manipulation des médias en temps de guerre. Quelques historiens, dont Claude Beauregard[3] et Jeffrey A. Keshen, se sont penchés sur les formes de manipulation de l’information et sur les méthodes utilisées par le gouvernement canadien pour les implanter au cours des deux grands conflits mondiaux.

D’ailleurs, malgré le peu d’information disponible à ce jour, un fait demeure : le Canada est l’une des premières nations à élaborer un système censorial national centralisé à l’orée de la Première Guerre mondiale. Ce système possède des pouvoirs étendus et adaptés aux méthodes de transmission de l’information. En effet, en août 1914, l’une des premières mesures de guerre du gouvernement canadien est la mise en place d’un système de censure des câbles télégraphiques. En tant que Dominion britannique, le Canada bénéficie de l’expertise et de l’expérience acquises par Londres, alors capitale des communications. À l’aube de la Grande Guerre, les Britanniques ont déjà eu maintes fois l’occasion de se questionner au sujet du pouvoir et du danger des médias en temps de crise. Au cours du xixe siècle, les avancées technologiques en matière de communication poussent les stratèges militaires britanniques à concevoir des méthodes de contrôle afin d’empêcher l’ennemi de se procurer des informations stratégiques et de protéger le moral de la nation. Les Britanniques sont donc prêts à faire face aux défis posés par les journaux à grand tirage et par la télégraphie sans fil en 1914 et ils n’hésitent pas à faire bénéficier le Canada de leurs connaissances.

Au sein de quelques ouvrages généraux sur l’histoire du Canada et de ceux traitant spécifiquement de la manipulation de l’information au cours de la Première Guerre mondiale, un consensus se dégage : les journalistes semblent se plier volontiers et même avec enthousiasme à la censure lors du déclenchement des hostilités[4]. Les restrictions excessivement sévères imposées aux journaux publiés dans une langue autre que le français ou l’anglais sont aussi régulièrement soulignées dans l’historiographie canadienne.

Jeffrey A. Keshen[5], auteur de l’une des études les plus complètes au sujet de la censure et de la propagande au cours de la Première Guerre mondiale, est d’ailleurs en accord avec ces deux affirmations. Principalement préoccupé par les effets de la manipulation de l’information dans la société civile et militaire, manipulation ayant créé une dichotomie entre l’image de la guerre aseptisée véhiculée par les journaux et la vision d’horreur partagée par les vétérans, Keshen a étudié en profondeur les lois, les procédures, les gens, bref, toutes les composantes de la censure et ses méthodes d’application. Il conclut toutefois hâtivement que la presse réagit favorablement à la censure, et ce, tout au long de la guerre, et que les rédacteurs en chef demandent même, à quelques reprises, une censure plus sévère. Cependant, Keshen n’a pas comme objectif d’analyser les réactions du monde journalistique devant l’imposition de mesures restrictives. Cette préoccupation n’est pas non plus partagée par les autres historiens ayant traité de la censure militaire pendant la Grande Guerre, dont Jérôme Coutard[6].

En fait, cette absence peut certainement commencer à expliquer pourquoi la vision générale dépeignant des journalistes enthousiastes et collaborateurs n’a jamais été remise en question. Le sens commun veut pourtant qu’une presse libre soit opposée à toute forme de limitation de la liberté d’expression. Il existe bien entendu des situations au cours desquelles les journalistes peuvent accepter des restrictions sans broncher. En effet, si la censure est conforme aux principes d’autorité en vigueur au moment où elle est instaurée, elle ne soulèvera aucune opposition[7]. Néanmoins, considérant que la presse canadienne jouit déjà à cette époque d’une relative liberté de presse[8] et que les journalistes défendent depuis le xixe siècle toutes les formes de liberté[9], cette justification n’apparaît pas suffisante, même si la censure est plus facilement acceptable en temps de guerre, surtout s’il s’agit d’une guerre totale.

Au cours des premiers mois de la guerre, le fort degré de patriotisme et parfois même de chauvinisme qui émane de la presse peut aussi expliquer l’impression de collaboration. Cependant, la convergence idéologique présente au début des hostilités sur le territoire canadien fait long feu. De nombreuses études se sont penchées sur la crise de la conscription et sur les conflits nationaux vécus lors de la Première Guerre mondiale entre Canadiens anglais et Canadiens français. Ceux-ci éclipsent d’ailleurs souvent les autres foyers d’opposition nés au cours de la guerre : les fermiers, surtout ceux de l’Ouest, les ouvriers, les groupes pacifistes, les associations à tendance socialiste et les immigrants récents. Ainsi, le patriotisme n’est pas partagé, ni exprimé avec la même intensité, par tous les groupes sociaux et son expression se modifie et parfois même disparaît au cours des différentes étapes de la guerre.

Cette dernière affirmation permet de remettre en question le consensus historien autour de la collaboration enthousiaste de la presse à la censure. En effet, même en admettant que la guerre soit accueillie avec patriotisme et que la censure soit initialement admise en tant que mesure essentielle, l’on ne peut croire que cette situation s’applique aux quatre années de guerre. Seulement au Québec, la situation politique pour le moins explosive a soulevé l’opinion publique et enflammé les pages des journaux. Comme la censure canadienne pendant la Grande Guerre tente de taire tout écrit pouvant nuire au moral de la nation et freiner l’effort de guerre, la couverture médiatique de la crise de la conscription devait sûrement être en contravention avec ses directives.

Par ailleurs, le rapport final du censeur en chef de la presse fait allusion à l’insubordination de certains journalistes. Sans nommer ou donner des précisions sur ceux qu’il désigne, le censeur indique : « [certains] agitateurs professionnels qui faisaient beaucoup de bruit ont tenté de dépeindre la Censure de la presse canadienne comme une forme d’inquisition et le bâillon officiel de la presse du pays[10] ». Ce n’est pas la seule mention de ces « agitateurs ». Au sein du rapport final du censeur, l’on note un certain malaise lorsque vient le moment d’aborder la question de la collaboration de la presse. Bien que le censeur dépeigne généralement une bonne relation avec les journalistes, les allusions à des conflits disséminées ici et là ne doivent pas être sous-estimées. En effet, ce dernier avait tout intérêt à éviter de mentionner à ses supérieurs les ratés du Bureau de la censure.

De manière générale, la presse francophone au cours de la Première Guerre mondiale, la censure de la presse et les réactions qu’elle a suscitées ont été peu étudiées. Par ailleurs, de nombreuses pistes jettent un doute sur le consensus existant. Il apparaît donc intéressant de se pencher sur ces questions. L’article qui suit tentera de confirmer l’hypothèse selon laquelle les journalistes francophones du Québec ont eu une réaction défavorable à l’imposition d’une mesure visant à réduire leur liberté d’expression et ont été amenés à y désobéir. Grâce aux dossiers conservés par le censeur en chef de la presse aux Archives nationales du Canada, plusieurs questions peuvent être élucidées.

Les dossiers dédiés aux journaux du Québec conservés par le censeur en chef de la presse, de même que ceux dont le titre indique qu’il s’agit de commentaires sur la censure, ont fait l’objet d’un dépouillement systématique. Comme ces dossiers ne répondaient pas à toutes les questions soulevées par la recherche, la publication mensuelle The Printer and Publisher, la Gazette du Canada et les Débats de la Chambre des communes ont aussi été consultés. De cette manière, les limites posées par les principales sources utilisées ont pu être réduites. Selon toute vraisemblance, les documents étudiés permettent donc d’identifier une réalité et contribuent à l’élaboration de conclusions pertinentes.

La dualité des relations entre les gens de presse et le censeur apparaît d’ailleurs dès les premières étapes de l’analyse. Une presse libre d’entraves idéologiques, professionnelle quoique pas tout à fait détachée des partis politiques, entretient des relations complexes avec le censeur, relations oscillant entre la collaboration volontaire et la résistance active. Ces deux réactions opposées revêtent plusieurs visages et se retrouvent parfois là où l’on s’y attendrait le moins. Intérêt, crainte, patriotisme, professionnalisme, toutes ces raisons peuvent justifier l’attitude favorable de la presse face à la censure. Paradoxalement, les mêmes raisons peuvent souvent expliquer la résistance des journalistes. Dans cet article, les différents aspects de la collaboration de la presse seront d’abord examinés, pour ensuite aborder les formes de résistance mises de l’avant par les journalistes canadiens-français lors de la Première Guerre mondiale.

Collaboration à double tranchant

La censure de la presse est implantée grâce à l’article 6 de la Loi sur les mesures de guerre entérinée dès le début des hostilités en 1914. Il faut toutefois attendre le 15 juillet 1915 pour la création d’un véritable Bureau de la censure canadien et la nomination d’un censeur en chef de la presse. Avant cette date, l’organisation de la censure est décentralisée et peu efficace. La responsabilité de son application incombe à plusieurs ministères, dont celui des Postes, celui de la Justice et celui de la Milice et de la Défense[11]. Un censeur militaire adjoint est nommé par Londres pour assister le censeur du Press Bureau de l’Empire britannique[12]. Devant normalement contrôler les informations câblées et celles publiées par les journaux, l’adjoint canadien n’est toutefois pas investi des pouvoirs nécessaires pour intenter des poursuites contre les contrevenants aux quelques règlements censoriaux dictés par Londres ou votés par le Conseil des ministres canadien[13]. Cette situation crée un fouillis administratif ayant l’effet ultime de donner à la presse du pays l’entière liberté de contrevenir à la loi.

Laissés à eux-mêmes, les rédacteurs en chef font des choix éditoriaux pouvant avoir des effets désastreux sur les opérations militaires. Par exemple, la Gazette de Montréal du 5 octobre 1914 publie la nouvelle du départ d’un bateau transportant en Europe le premier contingent canadien. Entre autres détails, l’article mentionne le nombre de chevaux-vapeur du navire et la quantité de munitions à bord[14]. Quelques mois plus tard, un autre journal montréalais commet une erreur semblable en indiquant à ses lecteurs l’emplacement des usines de sous-marins dans la ville[15]. Les incartades à la loi censoriale sont nombreuses. Elles ne sont toutefois pas liées à un manque de patriotisme ou de sens moral de la part des gens de presse. En fait, ceux-ci répondent tout simplement à une contrainte commerciale. La guerre est un sujet très lucratif. Au cours de la première semaine des hostilités, plusieurs journaux voient leurs ventes doubler, voire tripler[16]. Les Canadiens sont avides d’information sur la guerre européenne et plusieurs journaux succombent au désir d’augmenter leurs ventes et leur tirage, même si les informations publiées devraient être tues en vertu de la censure. L’absence de sanctions légales les convainc.

Forcé d’agir par le gouvernement impérial qui voit les efforts de son propre censeur minés par les nouvelles publiées dans les journaux canadiens, le gouvernement du Canada vote un arrêté en conseil centralisant la censure sous le seul contrôle d’un censeur en chef de la presse, lui-même sous la supervision du secrétaire d’État[17]. En plus de définir plus clairement la matière censurable, ce décret prévoit des sanctions sévères pour toute personne participant de près ou de loin à la publication de matériel censurable. Les contrevenants sont passibles d’une peine d’emprisonnement d’un maximum de deux ans, d’une amende allant jusqu’à 5 000 $ ou d’une combinaison des deux.

La personne nommée pour administrer le Bureau de la censure est le lieutenant-colonel Ernest J. Chambers. Avec plus de trente ans d’expérience en journalisme — il a notamment été reporter pour le Star de Montréal et a couvert le soulèvement des Métis de Louis Riel dans l’Ouest en 1885, éditeur du Herald de Calgary, correspondant parlementaire du Mail and Empire de Toronto et du Quebec Daily Telegraph et rédacteur de la Canadian Military Gazette — Chambers est à la hauteur de la délicate tâche qui lui est assignée. En effet, en plus de bien connaître le monde journalistique et parlementaire, il a l’âme et l’expérience d’un soldat. Lieutenant-colonel dans le corps des guides, prédécesseur du « Army Intelligence Corps », Chambers se repose à la campagne en vue de s’engager pour le front lorsqu’il reçoit l’annonce de sa nomination au Bureau de la censure. Quelques mois plus tard, il explique devant l’assemblée annuelle de la Canadian Press Association : « I have spent money and time to try to make a soldier of myself and to try to do my duty as an officer of the Canadian militia. I even sacrificed my professional advancement in journalism to try to give myself some sort of useful military training[18]. » D’ailleurs, en récompense de ses nombreux services, tant sur le plan journalistique que militaire, Chambers se voit offrir le poste de Gentilhomme de la Verge noire en 1904 et, quatre ans plus tard, il est nommé rédacteur du Guide parlementaire canadien[19].

Ardent patriote et défenseur de l’Empire, le nouveau censeur est aussi animé d’un sens du devoir exemplaire et d’une réelle volonté d’obtenir la collaboration de la presse du pays. Le contrôle de la presse revêt à ses yeux une importance primordiale dans la protection de la nation. Dès sa nomination, il fait d’ailleurs parvenir une brochure de 36 pages aux rédacteurs en chef des publications du pays dans laquelle il décrit tous les types d’information pouvant être dangereux pour la sécurité nationale. Ces règlements informels peuvent être résumés par les catégories générales suivantes :

  1. Les nouvelles concernant les opérations militaires et navales et la matière de nature à être directement ou indirectement utile à l’ennemi.

  2. Les déclarations risquant de susciter dans les pays neutres ou alliés un sentiment de découragement quant à l’issue de la cause alliée.

  3. Les déclarations de nature à causer du mécontentement au sein de la nation ou à nuire au recrutement et à la discipline militaire.

  4. Les déclarations risquant de causer de l’inquiétude, de l’appréhension ou de la détresse. Les déclarations risquant d’être utilisées pour encourager la résistance dans les pays ennemis[20].

La censure mise en place par Chambers va beaucoup plus loin que celle définie par l’arrêté en conseil prohibant seulement les nouvelles liées aux activités militaires des soldats et des nations alliées. Même s’ils n’ont pas force de loi, ces règlements permettent à la censure d’étendre son bras sur plusieurs aspects de la vie sociale pouvant avoir une influence sur le moral de la nation. Conscient de l’étendue des sujets censurables et des limites imposées à la liberté de presse, Chambers croit néanmoins qu’en temps de guerre, « the press must necessarily make some sacrifices, just as the soldiers at the front and the seaman at sea risk the greatest sacrifice of all, that of their lives[21] ».

Malgré des exigences censoriales apparaissant assez difficiles à respecter, les journalistes du Québec font preuve de compréhension et d’enthousiasme face à la censure et à Chambers en 1915 et 1916. Lors de la nomination du censeur, les directeurs de la Gazette et de La Presse de Montréal, E. F. Slack et J. Brousseau, signent d’ailleurs une déclaration conjointe avec quelques-uns de leurs pairs dans laquelle ils soulignent leur désir de collaborer avec le censeur et leur certitude que ce dernier fera tout en son pouvoir pour rendre la censure la moins importune possible[22].

De plus, de retour d’une tournée des salles de rédaction du Québec, l’assistant francophone de Chambers et ancien directeur de La Patrie, Joseph A. Fortier, rapporte :

Dans tous les journaux on m’a promis de continuer à exercer une surveillance stricte, surtout au sujet du mouvement des troupes et tout ce qui regarde les contrats pour la fabrication d’obus et de munitions. […] Partout les règlements contenus dans le Mémorandum Confidentiel et Particulier ont été accepté [sic] comme étant nécessaires avec la situation qui existe dans le pays[23]...

Par ailleurs, pour plusieurs directeurs de journaux, la censure instaurée par Chambers semble être une réponse à leurs plaintes au sujet de la concurrence déloyale des journaux contrevenant aux règles de censure élémentaires. En effet, les journaux publiant à l’occasion des nouvelles à caractère militaire censurable, de nature à plaire au public canadien, se positionnent avantageusement sur le marché de l’information et nuisent aux journaux plus circonspects[24]. Ainsi, aux yeux de la majorité des gens de presse, des sanctions sévères, des directives plus explicites, de même qu’un censeur motivé et disponible pour dissiper les doutes et pour soumettre des recommandations sur les nouvelles à supprimer, apparaissent des mesures suffisantes pour décourager les journalistes imprudents, inconscients ou téméraires de publier des nouvelles censurables dans le seul but d’augmenter leurs ventes.

Les journalistes semblent donc comprendre l’utilité de l’implantation d’un système assurant le contrôle des informations. D’ailleurs, pour plusieurs, les interventions du censeur sont les bienvenues, car elles sont une occasion d’en apprendre davantage sur le fonctionnement de la guerre et sur les stratégies militaires[25]. Cela n’implique cependant pas une ignorance des dangers de la censure. En fait, plusieurs journalistes craignent une transformation du nouveau bureau de la censure en « appareil inquisitorial[26] ». Depuis le début des hostilités, ils acceptent de se plier aux exigences extraordinaires de la censure « à condition [qu’elle] n’intervienne pas dans la diffusion des nouvelles inoffensives et légitimes et qu’[elle] ne tente pas de gêner les discussions d’ordre purement politique[27] ».

Chambers réussit à apaiser ces craintes rapidement. D’après ses réponses aux journalistes inquiets, les membres du gouvernement responsables du nouvel arrêté en conseil se sont entendus pour n’autoriser aucune suppression de critiques politiques légitimes[28]. De plus, selon lui, les journaux décents, loyaux et responsables n’ont rien à craindre des sanctions prévues par le nouveau décret[29]. Il entreprend par ailleurs une campagne d’information pancanadienne afin de convaincre la presse du désir du gouvernement du Canada d’utiliser la censure à des fins militaires uniquement[30].

Les journalistes canadiens ont tout lieu de le croire sincère. En effet, dans les premiers mois d’activité du bureau de la censure, les lettres circulaires envoyées aux salles de presse du pays enjoignent les rédacteurs en chef d’empêcher la publication de nouvelles jugées dangereuses par les commandants des forces armées. L’accent est mis sur le besoin de censurer les nouvelles traitant du mouvement des troupes, des vivres ou des munitions sur le territoire, sur l’emplacement exact des usines et manufactures de produits liés à la guerre, sur les activités des pays alliés, sur la publication des listes de victimes, ou autres informations militaires[31].

Par ailleurs, Chambers fait preuve de tolérance envers les journaux contrevenant occasionnellement aux directives des autorités navales et militaires, et ce, tout au long de la guerre. L’Événement par exemple publie à l’occasion des articles sur les usines de munitions en indiquant leur emplacement ou encore sur les préparatifs de départ du corps armé. Loyal envers le gouvernement et fidèle collaborateur du bureau de la censure, L’Événement ne reçoit à ces occasions qu’un avertissement poli, dénué de toute menace, da la part du censeur[32]. En effet, si les propriétaires de journaux publiant des informations militaires censurables s’exposent à une peine d’emprisonnement, à une forte amende ou à une combinaison des deux peines, il semble qu’aucun journal canadien ne soit victime d’une suppression ou d’une poursuite à la suite de telles infractions.

Deux raisons semblent expliquer cette tolérance surprenante. Premièrement, de 1915 à 1917, année de l’entrée en guerre des États-Unis, plusieurs journaux persistent à publier des informations à caractère militaire visées par l’arrêté en conseil pour se prémunir contre la concurrence déloyale des journaux importés des États-Unis. En effet, si les publications propagandistes ou explicitement pro-allemandes se voient refuser le privilège des postes au Canada, la plupart des journaux ou des périodiques publiés aux États-Unis sont vendus dans le pays[33]. Ceux-ci n’étant soumis à aucune forme de censure, ils comportent des informations dont la diffusion n’est pas permise au Canada, telle la présence de navires militaires dans les ports canadiens, le mouvement des troupes, etc. Chambers comprend son impuissance face à la perméabilité des frontières et ne voit pas l’utilité de supprimer des informations facilement accessibles au public[34]. Deuxièmement, même après l’entrée en guerre des États-Unis, le censeur ne semble pas comprendre l’utilité de taire la majorité des informations militaires. Il faut souligner que la censure canadienne vise presque uniquement les nouvelles locales, puisque les dépêches arrivant du front et peut-être plus dangereuses pour la bonne poursuite de la guerre ont fait l’objet d’une censure préalable avant de traverser l’Atlantique, censure assurée par les Britanniques et parfois même aussi par les Français. Ainsi, le censeur tente régulièrement de convaincre les autorités militaires d’autoriser la publication de ces nouvelles locales à caractère militaire, prisées par le public canadien et plutôt inoffensives[35].

Au Québec, néanmoins, ces incartades se font rares. Selon les observations de l’adjoint de Chambers, J. A. Fortier, les rédacteurs en chef se font un devoir « d’agir comme censeur et de jeter au panier ces nouvelles de sources étrangères, qui pourraient nuire à la cause des Alliés[36] ». Chambers a donc très peu d’occasions d’intervenir auprès des journaux du Québec. À la suite de chacune de ses visites dans les salles de rédaction, Fortier réitère à son supérieur que la presse francophone observe scrupuleusement les règlements de la censure[37]. La seule tache au tableau semble être, dès cette époque, Henri Bourassa, le directeur du Devoir. En effet, selon Fortier, les écrits de Bourassa sont préjudiciables à l’effort de recrutement dans la province et entrent par conséquent dans la définition de matière censurable énoncée dans les règlements fournis par Chambers[38]. Malgré cela, à l’exception de ses pages éditoriales, devant normalement être protégées de la loi censoriale puisqu’il s’agit d’opinions sur les politiques de guerre du gouvernement canadien, Le Devoir est un fidèle observateur de la censure militaire.

Grâce à l’ingéniosité d’Ernest J. Chambers, la collaboration de la presse ne se limite pas à la seule suppression de nouvelles pouvant avoir une influence néfaste sur le cours de la guerre. Selon le censeur, les journaux représentent des alliés importants dans la dure bataille qui se joue. Il ne suffit pas d’interdire la publication d’information, il faut aussi motiver l’enrôlement, encourager l’effort de guerre, promouvoir les actions des nations alliées, bref participer de près ou de loin à la diffusion de messages propagandistes.

Ainsi, lorsqu’un journal prend l’initiative de faire la promotion d’une cause liée à la guerre, Chambers le perçoit comme une forme active de collaboration. Au cours de ses premières années de service, il a tout lieu de se réjouir. Le Québec est le théâtre de fortes manifestations de patriotisme. D’abord, depuis l’automne 1914, La Patrie et surtout La Presse mènent une campagne enthousiaste pour la création d’un bataillon canadien-français[39]. En soutenant continuellement l’intérêt du public et en valorisant l’enrôlement, La Presse joue un rôle clé dans la formation du 22e bataillon canadien, mieux connu sous le nom de Royal 22e Régiment. D’autres journaux, tels L’Événement et L’Écho du Saint-Maurice publient aussi régulièrement des articles enjoignant les jeunes hommes à s’enrôler et offrent gracieusement de l’espace publicitaire aux officiers chargés du recrutement[40]. Pour sa part, Le Devoir accorde de l’espace publicitaire gratuitement au gouvernement pour faire la promotion des bons de la Victoire et pour la campagne de la Croix-Rouge. De 1914 à 1917, la valeur de l’espace accordé s’élève à 1 715,40 $[41]. Finalement, plusieurs directeurs de journaux de la ville de Québec signent une entente afin de participer à la campagne de publicité de l’Association civile de recrutement du district de Québec. Ils publient ainsi chaque jour des articles favorisant l’enrôlement volontaire. Fortier note cette « organisation magnifique pour le recrutement » et il suggère à son supérieur de créer pareille entente dans les autres villes de la province[42].

Une autre forme de collaboration consiste à publier des articles suggérés par le censeur. Car Chambers ne se contente pas de censurer des discours, il en crée. Jugeant les efforts propagandistes du gouvernement inadéquats et ayant un accès privilégié aux salles de rédaction des journaux canadiens, il se charge de promouvoir la publication de certaines nouvelles et de certaines idées par l’envoi de plusieurs lettres circulaires à la presse. Il demande ainsi régulièrement aux rédacteurs en chef de publier des nouvelles pouvant démontrer la justesse de la guerre ou favoriser un plus grand effort de guerre[43]. À l’occasion, il fait même parvenir des articles complets sur des sujets sensibles aux salles de rédaction du Québec, sous le couvert de l’anonymat, dans un effort de contre-propagande[44].

Par ailleurs, les journalistes sont appelés à se transformer en agents d’information pour le censeur. Tout au long de la guerre, Chambers reçoit des demandes d’information de la part des autorités civiles et militaires. Il utilise donc ses relations et celles de Fortier dans le monde journalistique afin d’en apprendre davantage sur un événement, une rumeur ou une publication contrevenant à la loi. Il en va ainsi de demandes d’information adressées aux propriétaires de La Patrie et au rédacteur en chef de L’Événement, au sujet de deux publications de la ville de Québec, L’Universitaire et L’Action catholique[45]. Les journalistes répondant avec bonne grâce aux demandes du censeur ou de son adjoint prouvent ainsi leur désir de collaborer, même si cela leur demande parfois de dénoncer quelques-uns de leurs pairs.

D’ailleurs ce ne sera pas leur seule occasion d’user de l’arme de la délation. En effet, Chambers encourage fortement ce type d’activité. Il explique dans son rapport :

Dès l’instauration de la Censure, les rédacteurs en chef ont été invités à nous aider à rendre le service efficace et à contribuer à l’uniformité des méthodes et à l’égalité du traitement. Nous leur demandions d’attirer l’attention du censeur en chef de la presse, de façon prompte et confidentielle, sur toute violation des règlements de la censure dont ils auraient connaissance et sur la publication de toute matière répréhensible[46].

Deux groupes de journalistes collaborent de cette manière avec le censeur. Le premier est composé principalement de journalistes de la presse anglophone du Québec et de ceux du quotidien L’Événement, le seul journal francophone du Québec dont l’appui au gouvernement mené par Robert L. Borden sera indéfectible, même au coeur de la crise de la conscription. Ainsi, ces journalistes partageant une même vision de la participation canadienne à la guerre dénoncent régulièrement ce qu’ils jugent être des infractions censoriales. Les accusations portent exclusivement sur l’expression d’opinions contraires à la leur, principalement au sujet de l’enrôlement, et non sur la publication d’informations militaires. Le Star de Montréal dénonce ainsi les écrits du Bulletin[47], du Canada[48] et de La Liberté, tous opposés à un système d’enrôlement obligatoire. Un journaliste du Star va jusqu’à télégraphier à Chambers : « You might take a look at La Liberté, Marcils [sic] sheet here. If it isnt reeking with criminal sedition daily, I’m a dutchman[49]. » La majorité des accusations reçues au bureau du censeur, provenant soit de L’Événement, du Star, du Herald de Montréal ou du Chronicle de Québec, sont suivies d’une lettre de réprimande et parfois même d’une menace de suspension envoyée au journal incriminé.

Le deuxième groupe de délateurs se compose de journalistes ayant eux-mêmes été visés par la censure et tentant de se racheter aux yeux du censeur en chef en dénonçant d’autres publications. Par exemple, accusée par le censeur d’avoir voulu causer du mécontentement au sein d’une nation alliée par la publication de critiques contre le consul de France au Canada, la direction de L’Autorité dénonce quelques mois plus tard un article de Paul Tardivel publié dans La Vérité[50].

Dans les deux cas, les journalistes délateurs démontrent leur soutien au bureau du censeur. Cela ne les met toutefois pas réellement à l’abri de ses griffes. En fait, une constatation s’impose à la lecture des dossiers laissés par Chambers : seules semblent immunisées les publications en accord avec les politiques de guerre du gouvernement en place. La délation apparaît donc, du moins lorsqu’elle ne vise pas à redorer son blason, comme une manifestation de la volonté des journalistes impliqués de protéger les autorités politiques contre toute forme d’opposition. Ce type de collaboration offre aussi un avantage commercial indéniable au journal qui en use. Les journaux incriminés se voient, en effet, menacés de censure et même de se retrouver à l’écart de la course médiatique. Il reste que, en succombant à la tentation de nuire à leurs rivaux pour des raisons politiques ou commerciales, les délateurs trahissent les bases de leur profession en même temps que leurs pairs.

Les formes de collaboration valorisées par Chambers offrent un aperçu de ses convictions et du rôle qu’il s’est donné. Soumis à une promesse réitérée maintes et maintes fois à la presse du pays — ne pas tenter d’intervenir dans les discours politiques et éditoriaux — le censeur ne s’empêche pas de laisser libre cours à sa tendance propagandiste et à user de la presse dans le but de supprimer les discours divergents. Cette attitude est appelée à s’affirmer au fur et à mesure que le grondement des voix discordantes s’intensifiera au Québec.

Résister ou se taire

Alors que la presse du Québec se laisse bercer par les nouvelles provenant de la guerre en Europe sans véritable souci du censeur jusqu’en décembre 1916, le vent se lève avec l’annonce de la campagne fédérale pour l’enregistrement national en janvier 1917. Anticipant un soulèvement d’opinion, surtout de la part de la presse francophone du Québec qui voit poindre le spectre de la conscription, le gouvernement fédéral fait voter un décret réduisant la liberté de presse. Ce décret autorise dorénavant la censure des informations ou affirmations pouvant ou étant susceptibles de décevoir Sa Majesté ou de nuire au bon succès des opérations militaires et celles pouvant ou étant susceptibles de nuire au recrutement, à l’entraînement, à la discipline ou à l’administration des forces militaires[51]. Ce faisant, la censure ne vise plus seulement les informations stratégiques utiles à l’ennemi, mais aussi les informations pouvant influencer les émotions populaires et, de fait, nuire aux politiques gouvernementales.

Ce changement dans la loi censoriale fait grand plaisir au censeur en chef de la presse. En effet, celui-ci se plaint régulièrement depuis sa nomination du peu de pouvoir accordé par la loi[52]. Il va jusqu’à demander, sans succès, au secrétaire d’État de faire reconnaître par arrêté en conseil les règlements dont il est l’auteur et qu’il a transmis à la presse du pays au début de son mandat[53]. L’une de ses plus grandes frustrations est de ne pas être en mesure d’intervenir efficacement contre Henri Bourassa, ce qu’il tente de faire sans relâche dès le mois d’octobre 1915. À cette époque, il écrit au sujet du directeur du Devoir : « Personally, I certainly wish that it was in my power to institute proceedings at once against this gentleman, but our powers are very much limited. […] It is rather rotten to feel helpless in such matters[54]. »

Le nouveau décret lui donne enfin un peu plus de pouvoir et il en profite pour faire parvenir des avertissements ou des lettres d’intimidation à quelques directeurs de journaux dissidents. À partir de ce moment, selon l’interprétation de Chambers, le droit des éditeurs ou des journalistes d’avoir leurs propres opinions sur le service national et le recrutement n’est pas remis en question, mais le droit d’interdire la publication d’articles basés sur ces opinions est entériné[55]. Malgré cette conviction et ses interventions de plus en plus fréquentes auprès des journalistes d’expression française, les éditoriaux et les articles d’opinions demeurent protégés par la loi. Ainsi, les demandes soumises au secrétaire d’État par Chambers afin d’obtenir la suppression du Devoir sont refusées[56]. En fait, dans le cas du Devoir, la loi n’est pas seule à jouer en défaveur du censeur, il n’y a aucune volonté politique de la part du gouvernement Borden de faire taire le journaliste nationaliste, du moins ouvertement. D’ailleurs, avant même la nomination de Chambers, Borden refuse d’accéder à la suggestion du gouverneur général du Canada de supprimer Le Devoir. Le premier ministre confie dans son journal : « Bourassa would like nothing better. I would not be so foolish[57]. »

Les dispositions du décret C.P. 146 ne sont donc pas suffisantes pour endiguer le flot de protestations diffusé par la presse lors de l’annonce de la décision du Premier ministre d’imposer la conscription en mai 1917. Le projet de loi devant le Parlement est dénoncé par la majorité de la population du Québec. Les journaux libéraux, catholiques et nationalistes se jettent dans la mêlée ; ils dénoncent la mesure en utilisant des termes non équivoques tels que « l’impôt du sang », « l’arrêt de mort des Canadiens », « le tombeau de la race », etc. Bien que le ministre de la Justice lui suggère fortement de respecter le droit des journalistes de discuter librement du projet de loi[58], Chambers se fait un devoir d’asséner des lettres de blâme aux journaux opposés à la mesure de guerre[59].

Cependant, la seule conséquence notable n’est pas celle espérée. Leur indignation étant trop grande pour accepter de se taire, les journalistes se soulèvent contre l’ingérence du censeur. Ainsi, Le Canada, organe du parti libéral à Montréal, condamne ouvertement les intrusions de la censure dans ses éditoriaux et revendique le droit de critiquer le gouvernement[60].

Dans les semaines suivant la victoire des unionistes aux élections de décembre 1917, la situation au Québec, loin de s’améliorer, devient encore plus explosive. Les journaux publient des articles rapportant les nombreuses récriminations de la population : mauvais traitements des conscrits, exemptions insuffisantes, brutalité des policiers et des militaires envers les civils, etc. Chambers redouble d’efforts pour mettre le bâillon sur la presse francophone protestataire. « I see no reason why the Authorities should hesitate now to take the reptile press […] by the neck and throttle it[61] », mentionne-t-il dans sa correspondance. Il soumet au nouveau secrétaire d’État, Martin Burrell, plusieurs cas de journaux méritant selon lui d’être suspendus. Le Canada, Le Nationaliste et Le Devoir, tous publiés à Montréal, sont notamment visés[62]. Il multiplie aussi ses recommandations à la presse, allant jusqu’à demander d’éviter le mot « conscrit » dans les articles. Il organise par ailleurs plusieurs conférences à Montréal et à Québec en compagnie de Fortier, afin de demander à la presse de taire toute information relative aux mauvais traitements infligés aux conscrits et aux méfaits des soldats envers la population civile[63]. N’obtenant aucune collaboration du secrétaire d’État — celui-ci refuse en effet d’accéder à ses demandes —, ni de la presse nationaliste, catholique ou libérale, Chambers décide de porter à l’attention des autorités policières et militaires le cas de quelques-uns de ces journaux. Il leur suggère d’utiliser les lois régissant la trahison et les incitations aux émeutes pour saisir les salles de presse[64].

Tous ces efforts n’ébranlent pas l’attitude de défiance adoptée par une majorité de journalistes canadiens-français. Les admonestations du censeur adressées au Progrès du Saguenay, au Progrès du Golfe, à L’Écho du Saint-Maurice et au Canada restent sans réponse et n’influencent pas la teneur ou le ton de leurs articles[65]. Plus téméraire, Le Canada poursuit sa lutte acharnée contre la censure qui, selon le journal libéral, est l’une des institutions ayant le plus embarrassé le Canada depuis le début de la guerre. Il ne s’attaque toutefois pas à n’importe quelle forme de censure, seule celle visant le contrôle d’opinion ou de faits politiques est dénoncée. Dans un de ses articles l’on peut d’ailleurs lire : « Je comprends qu’on puisse défendre aux journaux de dévoiler certains faits qui pourraient nuire aux opérations militaires ou servir à l’ennemi ; mais en quoi la publication de la nouvelle de l’intention du gouvernement d’importer de la main-d’oeuvre étrangère pourrait-elle compromettre le succès des prochains grands engagements que nos armées s’apprêtent à supporter[66] ? » La direction du Canada n’est pas la seule à faire la distinction entre la censure militaire et la censure utilisée à des fins politiques. J. Oscar Séguin, directeur du Journal de Waterloo, une petite feuille libérale de huit pages, écrit au censeur dès avril 1917 : « Pour moi, la censure n’a sa raison d’être que pour ce qui concerne les renseignements des troupes, de leur marche ; à part de cela je n’y vois pas son utilité dans un pays démocrate comme le nôtre […]. Tout le monde a droit de dire son opinion, surtout sur une question de service national et d’enrôlement[67]... »

Le gouvernement fédéral n’est toutefois plus de cet avis. Constatant l’inefficacité de la loi censoriale et les dommages faits par la contestation des mesures de guerre dans la presse, il décide de mettre fin aux propos factieux[68] en votant un nouvel arrêté en conseil devant « prévenir toutes critiques de nature à détourner l’attention du but qui doit inspirer tout le monde : gagner la guerre[69] ». L’arrivée de ce nouveau décret au printemps de 1918 n’est pas fortuite. Le gouvernement s’apprête à augmenter la portée de la conscription en levant les exemptions pour tous les hommes valides et célibataires âgés de 20 à 22 ans, mesure n’ayant rien pour plaire aux citoyens du Québec ni, d’ailleurs, à tous les fermiers canadiens ou aux opposants religieux bénéficiant de ces exemptions. S’il hésitait encore, le gouvernement obtient par les émeutes de Pâques dans la ville de Québec, du 28 mars au 1er avril 1918, une preuve supplémentaire de l’importance d’exercer un contrôle plus grand des émotions populaires.

Voté le 16 avril 1918, le nouveau décret s’adresse en effet spécifiquement à la publication d’opinions, de déclarations ou de rapports remettant en question les causes de la guerre, les motifs de l’engagement des nations alliées, le mode de participation du Canada ou d’une autre nation alliée ou pouvant nuire, amoindrir ou déprécier d’une quelconque manière l’effort de guerre canadien[70]. Par cette nouvelle définition de la matière censurable, le gouvernement délaisse sa velléité concernant la censure et autorise la surveillance et le contrôle de la diffusion d’opinions et de critiques exprimées publiquement ou dans les journaux. Dans une lettre expliquant à Chambers la portée de l’arrêté en conseil, le ministre de la Justice souligne d’ailleurs qu’il est tout à fait possible qu’un article n’ayant en apparence aucun lien avec le conflit armé puisse contenir des énoncés susceptibles de nuire à l’effort de guerre et qu’il serait dommageable d’accorder aux journalistes une totale liberté de presse pour toutes questions étrangères à la guerre[71].

De militaire, la censure est devenue politique. L’objectif avoué de ce changement est de protéger le moral de la nation, mais dans les faits, il doit protéger le gouvernement. De plus, le texte délibérément vague de l’arrêté en conseil, tout comme l’étendue des pouvoirs accordés au gouvernement et le fait que ce dernier soit le seul juge en matière de censure, entrent en contradiction avec le principe de liberté d’expression et causent un recul des principes démocratiques défendus par les journalistes et par la population. Les Canadiens ne sont pas dupes. Partout au Canada, journalistes et politiciens expriment publiquement leur désapprobation.

La presse canadienne-française est presque unanime : la nouvelle forme de censure met en péril la liberté de presse et le bon fonctionnement de la démocratie. Le Canada en tête, mais aussi La Presse, Le Soleil, La Tribune, Le Bulletin, Le Progrès du Golfe, Le Devoir, Le Saint-Laurent, L’Avenir du Nord et même La Patrie, pourtant fidèle collaboratrice des censeurs, partagent la même inquiétude et voient clairement dans le jeu du gouvernement[72]. Selon plusieurs, la loi « [prive] le gouvernement lui-même d’un élément nécessaire, puisque c’est grâce à lui qu’il se tient en contact avec l’opinion publique[73] ». Ouvertement ou à demi-mots, ils expriment leur dépit et dénoncent la mesure répressive. Certains usent même de sarcasme pour faire comprendre leur message :

Comme la nouvelle loi au sujet de la censure défend d’imprimer, publier ou exprimer notre opinion sur cette loi même, nous nous contenterons de dire qu’elle est juste, raisonnable, équitable, bien faite, facile à appliquer, démocratique et entièrement conforme aux plus chers désirs d’un peuple aimant la liberté de penser, la liberté d’écrire et la liberté de parler[74].

Loin d’être l’apanage des journaux d’expression française, le mécontentement est tout aussi perceptible au sein de la presse anglophone. The Gazette de Montréal écrit au sujet de la loi : « It is not in the public interest and not helpful to the great cause that either ministries, ministers, officials or any one else exercising public authority, should be free from criticism when they make mistakes or fall in their duty[75]. » Cette opinion généralisée dans la presse ontarienne est partagée aussi par plusieurs députés à la Chambre des communes qui estiment que la loi est contraire à l’esprit de liberté britannique et qu’elle interfère indûment avec la liberté de presse[76].

Néanmoins, si la majorité des journalistes dénonce la loi censoriale, cela n’empêche pas ces mêmes journalistes d’exiger l’application rigoureuse du nouveau décret. Les conflits sociaux déchirant le Canada sont à la source d’une telle contradiction. En effet, les journalistes canadiens-anglais y voient le moyen de faire taire la presse francophone du Québec, principalement la « reptile press » des nationalistes menée par Henri Bourassa. De l’autre côté de l’arène, refusant d’être les seuls à faire les frais d’une censure plus sévère, les journalistes canadiens-français demandent la censure des critiques ou attaques lancées par la presse impérialiste d’expression anglaise. « Les détracteurs de la province de Québec ont pu impunément mener leur odieuse campagne et dire sur notre compte les mensonges les plus grossiers. […] La censure, longtemps paralysée, devrait sévir[77] », juge La Patrie à l’instar de plusieurs autres organes de presse.

Le gouvernement n’entend toutefois pas donner l’avantage aux journalistes l’ayant ouvertement critiqué. Le message est clair : les journalistes loyaux et faisant leur travail sérieusement et honnêtement n’ont rien à craindre de la loi ou de son application[78].

Malgré le mécontentement généralisé face à la censure et à ses pouvoirs étendus, les journaux sont dans l’obligation de se soumettre, du moins en apparence. Il serait imprudent de faire autrement. Le rédacteur de La Tribune de Sherbrooke l’énonce clairement :

Par ce temps de vie chère que nous traversons actuellement, il serait sans doute très difficile, pour ne pas dire impossible, de trouver les $ 5,000 d’amende que nos bons ministres d’Ottawa comptent exiger du journaliste assez osé pour différer d’opinion avec eux ; et comme d’autre part, nous n’avons jamais eu, même en poésie, aucun goût pour la paille humide des cachots, nous devrons nécessairement taire, à l’avenir, le sentiment que nous inspireront les faits et gestes du gouvernement dit d’Union, partant, de la Force[79].

Le directeur du Devoir le comprend aussi. Le lendemain de l’adoption du décret, Bourassa annonce sa soumission et cesse de participer activement à la rédaction de son quotidien[80]. D’ailleurs, quoique l’historiographie laisse généralement entendre que Le Devoir et son directeur Henri Bourassa ont contrevenu à la censure au cours de la Première Guerre mondiale, cela apparaît inexact. En fait, si le censeur s’acharne depuis sa nomination sur le cas du Devoir, le journal n’en respecte pas moins scrupuleusement la loi censoriale. D’une part, avant même l’instauration du bureau de la censure, Bourassa somme son personnel de ne laisser publier « un seul fait, un seul renseignement, une seule ligne qui pût mettre en danger la vie d’un seul soldat canadien[81] ». D’autre part, et ce, malgré ses envolées lyriques causant l’ire de ses compatriotes impérialistes, Bourassa se place à la limite de la loi, toujours attentif à ne pas outrepasser ses droits, mais sans consentir au censeur des pouvoirs indus. Jusqu’au printemps de 1918 en effet, épargnant de ses foudres les critiques et les opinions, même celles liées à l’administration de la guerre, la loi accorde à Bourassa l’entière liberté d’exprimer ses opinions politiques.

En avril 1918, la presse du Québec semble donc forcée de se taire. Sous cette apparente soumission se dessine toutefois un important mouvement de résistance. Ayant démontré par des critiques éclairées leur compréhension des dangers de l’application d’une censure politique, les journalistes canadiens-français désirent défendre leur rôle et leurs objectifs : fournir au public l’information nécessaire à la formation d’une opinion publique instruite et lui permettant de participer activement à la démocratie. Ils développent ainsi de nouvelles stratégies afin d’éviter les griffes de la censure.

L’une de ces stratégies est de coiffer les articles factuels de titres évocateurs et négatifs et d’utiliser un vocabulaire sensationnel et coloré. Plusieurs quotidiens à grand tirage, tels La Presse et Le Soleil, emploient ces stratagèmes. Selon eux, les articles factuels sans lien direct avec le conflit armé ne sont pas visés par la censure puisqu’ils rapportent des faits[82]. Ils évitent toutefois de traiter de ces sujets dans leurs éditoriaux. Néanmoins, par le choix du vocabulaire utilisé et par l’attention accordée aux méfaits des agents responsables de l’enregistrement national de la main-d’oeuvre, aux problèmes agricoles et aux autres conséquences négatives découlant des décisions du gouvernement, ces journaux continuent de jouer leur rôle d’éclaireur public et d’exprimer leurs opinions, en dépit du censeur. En effet, si Chambers n’est pas dupe, le secrétaire d’État ne juge pas sage d’intervenir contre quelques-uns des plus grands quotidiens du pays[83].

Une autre stratégie consiste à faire précéder un article censurable d’un commentaire expliquant les raisons justifiant sa publication. Les journalistes mentionnent en exergue que le but de l’article n’est pas de contrevenir à la loi ou de critiquer le gouvernement ou ses politiques, mais bien de porter à l’attention des autorités des faits d’intérêt public. La Presse, Le Franc-parleur et Le Progrès du Golfe soulignent ainsi qu’il est de leur devoir de publier certains faits, même s’ils sont conscients des interdictions censoriales[84]. Ils s’accordent ainsi le droit de transgresser les règlements de la censure. Par la même occasion, ils démontrent la grande importance accordée à leur rôle social.

Toutefois, ces stratégies ne protègent pas efficacement les gens de presse osant s’élever contre les politiques gouvernementales. Le censeur et son adjoint assènent les journaux jugés fautifs de réprimandes et de menaces et notent que leurs articles sont « de nature à augmenter le malaise qui peut exister dans certains endroits et aussi créer du mécontentement[85] ». L’usage de ce pouvoir accru n’a rien pour plaire aux journalistes du Québec. Ayant pourtant professé ouvertement de leur soumission, ils laissent à nouveau échapper leur fiel contre l’appareil censorial. Des articles condamnant la mesure répressive réapparaissent dans les journaux du Québec. Par exemple, à la suite d’une intrusion de la censure, L’Écho du Saint-Maurice publie : « La presse canadienne a perdu complètement ses droits, sa liberté. Il ne lui est plus possible de critiquer les despotes qui nous gouvernent sans s’exposer à l’interdiction ou pour le moins aux plus sévères réprimandes[86] », ce qui lui vaut… de nouvelles réprimandes[87] !

Plusieurs formes de protestations sont utilisées. À l’instar du milieu journalistique en France, les journalistes canadiens-français font appel à Anastasie, figure allégorique de la censure, afin d’exprimer leur désapprobation. Des références à la dame aux ciseaux apparaissent dans Le Soleil, Le Progrès du Golfe, Le Droit d’Ottawa et Le Canada. D’autres journaux utilisent quant à eux le caviardage — masquer au noir des passages dans un texte — ou laissent de larges espaces blancs dans leurs pages avec la mention « censuré » ou « supprimé par la censure[88] ». Précédés de titres ne laissant place à aucune confusion sur le message supprimé, ces trous expriment tout aussi clairement l’opinion du journal que la publication du texte aurait pu le faire. Enfin, certains journalistes ou rédacteurs en chef se rebellent ouvertement contre la censure. Ils publient des articles satiriques ou annoncent à leurs lecteurs qu’ils tenteront par tous les moyens de conserver leur liberté d’expression. Ils sont toutefois assez prudents pour ajouter qu’ils poursuivront dans cette voie tant qu’ils ne seront pas réellement menacés par le censeur[89].

De son côté, le censeur leur laisse peu de répit. Les lettres de blâme et de menaces pleuvent sur les salles de rédaction des journaux libéraux, nationalistes et catholiques du Québec. Devant les menaces, les rédacteurs en chef s’empressent généralement de s’excuser auprès du censeur. Certains promettent d’exercer une plus grande vigilance, d’autres demandent davantage de détails au sujet de la condamnation. Puisque le censeur désire rester le plus imprécis possible afin de ne pas limiter son champ d’action, ces demandes sont très rarement satisfaites. Enfin, d’autres encore plaident une totale innocence : l’article incriminé est passé inaperçu, il a été inséré à leur insu, pendant une absence, etc. Toutes les excuses sont bonnes pour s’éviter les foudres de la censure. Toutefois, ces professions de bonne foi n’empêchent généralement pas les journalistes réfractaires de poursuivre dans la voie de la résistance. Cette attitude soumise semble être un simple stratagème pour sauver un peu de temps.

Cependant, le temps est compté. Les avertissements de Chambers n’obtiennent pas les résultats escomptés et le gouvernement met un terme à sa tolérance. Le couperet tombe donc sur une première victime : Le Canada.

Organe officiel de Laurier et virulent détracteur des politiques de guerre du gouvernement, Le Canada s’est placé dans la ligne de mire du censeur. Les nombreuses lettres de blâmes envoyées par Chambers depuis 1917 n’entraînent aucun changement notable dans la politique rédactionnelle du quotidien. Ainsi, lorsque Borden prend ombrage d’un article dénonçant l’enregistrement national publié dans ses pages et exige qu’une rétractation soit signée dans les plus brefs délais[90], Chambers s’empresse de sommer le directeur de la publication de se rendre à Ottawa[91]. Malgré l’intervention de Laurier lui-même, Fernand Rinfret se voit dans l’obligation de signer un texte d’excuse rédigé par le bureau de la censure et de le publier dans son organe de presse[92].

Un deuxième acte de censure perpétré quelques semaines plus tard confirme l’intolérance du gouvernement. Un article publié dans Le Bulletin, un hebdomadaire libéral de Montréal, attire lui aussi l’attention du Premier ministre. L’article stipule que le gouvernement canadien songe à implanter une mesure soviétique visant à enregistrer les femmes célibataires et à les considérer comme une propriété nationale[93]. Considérant l’opinion générale sur le nouveau régime soviétique et les craintes d’un soulèvement bolchevique au Canada, cela s’avère une insulte de premier ordre. Le cabinet de Borden demande donc à Chambers de faire supprimer l’hebdomadaire et de saisir son matériel d’imprimerie. Le 4 juin 1918, Le Bulletin doit fermer ses portes pour deux semaines. Le directeur du Bulletin, A. P. Pigeon, réussit néanmoins à obtenir rapidement la réouverture de son imprimerie en démontrant au censeur les graves problèmes causés par sa fermeture complète, notamment à ses clients, tel le Canadien Pacifique[94]. Dans le premier numéro suivant sa suspension, Le Bulletin publie une rétractation indiquant que l’article était sans fondement[95]. Peu de temps après, le gouvernement canadien implante un système de recensement des femmes, mesure qui n’a toutefois rien de soviétique.

Les mesures exemplaires utilisées par le censeur dans le cas du Canada et du Bulletin ont les effets escomptés. Le ton de la plupart des journaux jusqu’alors réfractaires s’adoucit[96]. La plupart des journaux commentent ces deux actes répressifs dans leurs pages, soulignant leur indignation, tout en informant les lecteurs de leur impuissance face à la sévérité de la censure. Il n’y a plus de doute possible : aucune infraction ne sera tolérée.

La surveillance et l’intervention du bureau de la censure ne s’arrêtent toutefois pas là. L’Action catholique est aussi visée par une menace sévère de suppression. La teneur de sa chronique de guerre déplaît au censeur. « Les efforts répétés et méprisables qui sont faits pour discréditer et amoindrir les succès de l’armée britannique frapperaient même un enfant qui lirait ces articles […]. Son unique but semble être d’enflammer l’opinion publique, de créer des dissensions et, conséquemment, de gêner le gouvernement du Canada », écrit J. A. Fortier à Jules Dorion, directeur de L’Action catholique[97]. Devant la menace, le journal annonce la suspension de sa chronique de guerre[98].

Enfin, le dernier coup de couteau dans la presse du Québec est la suppression du journal ultracatholique et antilibéral La Croix, le 30 septembre 1918. La censure de cette feuille ne jouissant d’aucun appui, même de la part du clergé, ne soulève toutefois aucune opposition. Les journalistes du Québec semblent même soulagés du bâillon mis sur le directeur du journal, ouvertement dépeint comme un « illuminé » et un « saligaud[99] ». Le gouvernement permettra la réouverture du journal le 14 mars 1919, bien après la fin des combats.

Ajoutées à la multiplication des lettres de menaces et de blâmes de la part de Fortier et de Chambers, les diverses suppressions, rétractations ou suspensions ont raison de la résistance des journaux d’opposition. Les journalistes se soumettent, préférant « dire moins, que rien du tout ». Ainsi, Chambers réussit à accomplir sa mission. Avec l’appui du gouvernement, il enraie les propos opposés à l’effort de guerre et réduit les discours d’opposition à la marginalité. Au moment de la signature de l’armistice, les journaux du Québec diffusent un message presque homogène.

La signature de l’armistice le 11 novembre 1918 n’entraîne pas immédiatement la fin de la censure au Canada. Si, dans les faits, la censure militaire prend fin, la censure politique quant à elle demeure. Deux raisons sont avancées pour justifier le maintien de l’appareil censorial : d’une part, il y a un danger d’infiltration de propagande ennemie et cela pourrait nuire aux négociations de paix et, d’autre part, le gouvernement canadien craint la menace bolchevique et désire museler tout discours révolutionnaire ou socialiste[100].

Les journalistes du Québec partagent cette dernière inquiétude. Questionnés en décembre sur le besoin de maintenir une forme de contrôle de la presse, les directeurs des principaux journaux francophones du Québec affirment que la censure est nécessaire pour faire taire la propagande socialiste[101]. Certains demandent même la création d’un bureau de surveillance permanent.

Paradoxalement, ces mêmes directeurs d’organe de presse demandent l’abolition de la censure pour eux-mêmes. Ils désirent en effet retrouver le droit d’émettre des opinions ou des critiques sur toutes les questions sociales, économiques et politiques — tant que ces opinions ne sont pas socialistes. Plusieurs aimeraient aussi avoir l’autorisation de discuter des négociations de paix en Europe, élément interdit par le décret C.P. 915 voté en avril 1918. Un éditorial de La Tribune traduit bien l’opinion de la majorité :

Le but de la censure, si nous n’avons pas la berlue, c’était de faciliter la tâche du gouvernement en empêchant la publication des écrits susceptibles de renseigner l’ennemi sur le mouvement de nos troupes, ou de nature à détourner de la guerre l’esprit du peuple canadien. Aujourd’hui, la guerre est pratiquement finie et l’ennemi n’a pas assez de temps pour régler ses propres affaires chez lui. Alors, pourquoi le gouvernement canadien empêche-t-il présentement de parler ceux qui n’ont pas la « chance » de penser comme lui sur tous les points ? A-t-il peur de la contradiction[102] ?

Muet depuis le mois d’avril, Henri Bourassa s’enquiert auprès de Chambers des sujets entrant sous le coup de la censure. Selon lui, il apparaît étrange que le triomphe de la démocratie soit célébré dans un régime où les opinions divergentes ou en désaccord avec celles du gouvernement au pouvoir sont muselées et où les libertés fondamentales sont étouffées[103]. Il revendique un retour de la liberté de presse au Canada. Son voeu ne se réalisera que le 30 avril 1919, lors de l’abolition de la censure de la presse dans tout l’Empire britannique.

Conclusion

Complexe et mouvante, la relation entre la presse d’expression française du Québec et le censeur pendant la Première Guerre mondiale est riche d’enseignements.

L’étude de cette relation permet d’abord de confirmer en partie l’interprétation valorisée par l’historiographie canadienne au sujet de la censure. En effet, réaction initiale des journalistes, la collaboration est perceptible de façon continue au cours des années de guerre. D’ailleurs, l’analyse fait ressortir des formes de collaboration jusqu’alors inconnues. Offrir son concours au système censorial durant la Première Guerre mondiale ne se limite pas seulement à respecter les règles de censure émises par le gouvernement. Les journalistes sont appelés à respecter des consignes informelles, à participer au système de renseignement mis en place par le censeur et à dénoncer les infractions de leurs confrères. Certains se transforment même en outil de propagande à la solde du censeur.

Il serait toutefois dangereux de généraliser. Attitudes antinomiques mais complémentaires, la collaboration et la résistance cohabitent sur le territoire du Québec pendant une longue période. En effet, à partir de 1917, surtout après l’annonce de l’imposition de la conscription, l’appui au système censorial est ébranlé au Québec et des manifestations d’hostilité envers la censure font leur apparition dans la presse libérale et dans la presse nationaliste d’expression française. Cette nouvelle attitude est liée aux changements qui ont cours dans l’appareil censorial lui-même. La censure qui, en 1915, empêche la divulgation de secrets militaires ou d’informations pouvant être utiles à l’ennemi, se transforme pour inclure, d’abord, le contrôle des nouvelles susceptibles de causer du mécontentement dans la population en 1917 et, finalement, en 1918, les opinions divergentes et les critiques politiques. L’intensification des règles censoriales anticipe ou répond à la présence d’opposition dans la population, principalement au moment de l’implantation de mesures controversées : enregistrement national, conscription, annulation des exemptions, etc. La censure devient donc un outil politique dont les objectifs ne sont plus seulement de protéger la sécurité du territoire et des forces armées, mais plutôt de protéger le pouvoir civil de l’examen et de la surveillance de l’opinion publique[104].

De militaire à politique, la mutation de la censure ne passe pas inaperçue. Les journalistes du Québec sont prêts à participer volontairement à la censure des informations militaires : mouvement des troupes, des vivres et des munitions, emplacement des industries de guerre et détails techniques et stratégiques sur l’armement et les forces armées. Tout au long de la guerre, même aux moments forts de la contestation, jamais le principe de la censure militaire ne sera remis en question. Toutefois, ils n’acceptent pas une censure visant l’éradication des nouvelles ou des critiques politiques, sociales ou économiques. Les journalistes canadiens-français sont d’ailleurs tout particulièrement visés par celle-ci. Utilisée en tant qu’outil politique, la censure tente de réduire les discours hétérodoxes au silence. Elle s’acharne par conséquent contre les minorités, que ce soit les immigrants récents, les pacifistes, les socialistes ou les Canadiens français. Ces minorités sont progressivement privées de leurs droits et retirées du jeu démocratique. La mutation de l’appareil censorial est perçue par les contestataires canadiens-français comme une atteinte, non seulement à leur droit de s’exprimer, mais aussi à la validité de leurs opinions et de leurs valeurs. En implantant une censure plus sévère pour museler les discours d’opposition, le gouvernement semble dire à la population canadienne-française que ses opinions ne sont pas légitimes.

Sous-jacente à l’étude de la censure, la conception du rôle de la presse de cette époque se dessine. En effet, en menaçant le libre exercice de leurs activités, la censure force les journalistes canadiens-français à définir clairement leurs objectifs et leur rôle social. Les termes devoir et rôle, accompagnés de informer, opinion publique, choix, démocratie reviennent régulièrement dans les articles sur la censure. Ils permettent de comprendre quel rôle la presse entend jouer dans la société : tout d’abord informer, fournir toute l’information nécessaire à la formation d’une opinion éclairée, mais aussi se faire le miroir de l’opinion publique et tenter de maintenir un contact entre le gouvernement et la population.

En leur retirant le droit d’émettre leur opinion ou de rapporter celle de la population, la censure pose donc une barrière à l’exercice de leur fonction. La résistance se développe donc aussi en vue de permettre à la presse de poursuivre dans la voie qu’elle s’est tracée. L’importance accordée à son rôle est d’autant plus évidente que certains journalistes se permettent, même après les interventions sérieuses du bureau de la censure, de braver cette censure pour transmettre des informations ou des opinions apparaissant indispensables à l’éducation du public ou du gouvernement. Plusieurs résistent ainsi jusqu’à la limite du possible.

Deuxièmement, l’opposition et la résistance de la presse démontrent l’importance accordée à la liberté d’expression par les journalistes canadiens-français. Devant la mise en place d’une censure politique, les journalistes sont éveillés à l’importance de la liberté et, aussi, à sa fragilité. La réaction négative face à la censure étatique imposée au cours de la Grande Guerre, surtout à partir d’avril 1918, prouve donc leur fort degré d’adhésion au principe de la liberté de presse.

Il peut sembler curieux que des journalistes revendiquant pour eux une totale liberté d’expression demandent simultanément la censure ou la surveillance des publications diffusant des idées divergentes. En fait, la liberté d’expression se réfère à des valeurs précises. Ainsi, celle-ci ne suppose pas d’accorder à quiconque le droit de diffuser n’importe quoi. Dans une société de droit, la liberté de parole se définit et se protège grâce à certaines limites dictées par les valeurs et par l’image de rectitude véhiculées par la majorité. Encore aujourd’hui, il n’existe aucune société où la liberté d’expression soit totale. Une censure contrôlée des discours racistes, haineux, antisémites et pornographiques, par exemple, apparaît nécessaire afin de protéger les valeurs des sociétés prônant le respect et l’égalité de tous. L’analyse des commentaires de la presse canadienne-française sur la censure révèle quelques-uns des discours jugés inacceptables et immoraux par le Québec de la Première Guerre mondiale : les propos révolutionnaires et socialistes et évidemment toute attaque contre la nationalité, la langue et les libres choix politiques. Ces définitions de discours factieux entrent en contradiction avec celles du Canada anglais, qui lui juge les paroles pacifistes, antipatriotiques et nationalistes tout aussi dangereuses. De part et d’autre, exiger la censure de tels discours ne représente donc pas une interférence dans la liberté d’expression des Canadiens.

La transformation du système censorial, de même que l’efficacité de la répression à partir d’avril 1918 dans la presse d’expression française ne sont pas étrangères à la personne responsable de leur mise en oeuvre, Ernest J. Chambers. En effet, sa détermination, ses profondes convictions et ses interventions tant auprès du gouvernement que de la presse sont en grande partie responsables de la création d’une censure politique. Dès le départ, en rédigeant les règlements de la censure, Chambers désire protéger le moral de la nation. De plus, sa tolérance frisant l’indifférence face aux infractions à la censure militaire est un autre indice de ses préoccupations profondes. Enfin, son acharnement contre certaines publications, tels Le Devoir et Le Canada, démontre l’importance qu’il accorde à la censure des idées et idéologies se propageant à l’extérieur de la norme qu’il a lui-même fixée. Cette norme, il l’a définie en accord avec quelques-unes de ses valeurs, mises en lumière par l’étude de ses interventions auprès de la presse du Québec : impérialisme, chauvinisme anglo-saxon et patriotisme. Il n’aura de trêve que lorsque les discours dissidents seront réduits au silence. Pour ce faire, il use d’ingéniosité.

Non content de son rôle de censeur, Chambers se fait propagandiste. Ses valeurs et son sens du devoir le poussent à aller au-delà du simple rôle de surveillance que le gouvernement lui demande d’accomplir en juillet 1915. Il participe donc activement à la création d’un discours orthodoxe et tente de manipuler et d’influencer les comportements de la population du Québec en faveur de la guerre. Entre ses mains, la censure apparaît donc être principalement un outil complémentaire à la propagande. Il tente de radier les informations ou les opinions pouvant détruire l’image de la guerre qu’il veut créer.

Néanmoins, si la censure appliquée au cours de la Première Guerre mondiale est le miroir de la personnalité et des valeurs du censeur, elle est aussi dépendante de la volonté de l’État. Seul, le censeur possède peu de pouvoirs. Même Chambers, avec ses contacts, son expérience, sa détermination ne peut parvenir à créer un discours homogène sans l’appui de son gouvernement. Ainsi, sans la mutation du système censorial effectuée par le gouvernement Borden à partir de 1917, Chambers n’aurait pu accomplir la mission qu’il s’était donnée : réprimer l’opposition au Québec.

La censure est une mesure indispensable en temps de guerre. D’ailleurs, l’évolution des techniques médiatiques en 1914 l’élève au rang de stratégie militaire. La nécessité de contrôler l’information afin de priver l’ennemi de renseignements utiles et ainsi de protéger le succès des opérations militaires n’est, pas même aujourd’hui, remise en question. Pourtant, en permettant l’implantation d’un système de contrôle des paroles, les nations en guerre se dotent d’une arme dangereuse. La censure est enivrante. Une fois implantée pour répondre aux exigences militaires, elle est rapidement utilisée pour protéger le moral de la nation. Une fois encore, ce principe semble légitime au cours d’une guerre totale devant stimuler la participation active de toute la population. Pourtant, sous ce principe facilement défendable se dissimulent les motivations des autorités civiles. Comme ce fut le cas au cours de la Première Guerre mondiale, la censure devant soi-disant protéger le moral de la nation pose une muselière sur toutes les critiques et les informations pouvant mettre en lumière des défauts, des erreurs ou des faiblesses du gouvernement en place. La censure, devenue outil politique, protège ainsi le gouvernement des contraintes normales du jeu démocratique. La censure canadienne au cours de la Grande Guerre ébranle la démocratie pour laquelle la nation se bat et se prive pendant plus de quatre ans.

Il semble d’ailleurs que, dès ses premiers balbutiements, la censure en temps de guerre ait cherché à protéger l’autorité civile. Au temps de Napoléon, la censure n’avait pas comme objectif de prévenir la divulgation de secrets militaires. Une étude plus complète de l’histoire de la censure en temps de guerre, retraçant son évolution et ses multiples transformations permettrait sûrement de démontrer, d’une part, le glissement inévitable du militaire au politique et, d’autre part, les raisons motivant les nations démocratiques à oublier, pour un temps, l’importance de la liberté d’expression. De tout temps liée à l’exercice du pouvoir, la censure n’est jamais inoffensive.