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Traduit par Pierre R. Desrosiers

Dans cette attachante monographie, Françoise Noël s’attarde aux préoccupations quotidiennes des habitants des deux Canadas durant la période 1780–1870. Pour atteindre cet objectif ambitieux, elle puise dans plus d’une trentaine de collections de correspondances familiales et de journaux personnels qu’elle traite en fonction de trois thèmes : « le couple », « parents et enfants » et « parenté et communauté ». Nous ne sommes pas là devant une sèche accumulation de tableaux, de graphiques et de formules mathématiques. L’auteure mène plutôt son analyse en recourant à de nombreux exemples, à des photographies et à une mise en contexte de ses sources.

Il en résulte un ouvrage qui, tout à la fois, va au-delà et reste en deçà de ce que suggère le titre. Alors que l’espace chronologique annoncé couvre presque un siècle d’alphabétisation croissante en Amérique du Nord, la plupart des textes utilisés furent écrits entre 1830 et 1870, si bien que l’analyse vaut essentiellement pour cette période. Un cadre chronologique plus resserré aurait mieux convenu à cette vaste étude. Compte tenu, en outre, des documents dont elle disposait, les conclusions qu’en tire Noël ne s’appliquent pas à l’ensemble des Canadas, mais plutôt à un mince segment de la société canadienne : les protestants de langue anglaise, instruits, de classe moyenne ou bourgeoise et socialement mobiles. Les quelques exceptions à cette généralisation (notamment les écrits d’Amédée Papineau, fils du célèbre leader patriote, et ceux d’Abraham Joseph, fils d’un important marchand juif de Montréal), laissent entrevoir les différences culturelles qui caractérisaient la société coloniale, mais les données issues de ces documents sont trop peu nombreuses pour en tirer des conclusions fermes basées sur l’appartenance ethnique. La principale conclusion de Noël a pour effet, semble-t-il, d’amalgamer les populations qui, au milieu du xixe siècle, aspiraient à la respectabilité de la bourgeoisie. Si l’on en juge par les textes, écrit l’auteure, la vie familiale de la classe moyenne instruite dans les Canadas d’avant 1870 « was not located in the narrow private world of the domestic sphere but in much broader social space shared by people of both genders and all ages » (p. 13).

Cette conclusion n’étonnera guère, sans doute, les spécialistes de cette époque, mais elle est ici solidement étayée et abondamment documentée. En fait, ce livre apporte bien davantage que la somme des témoignages familiaux évoqués. En situant les pratiques relatives aux fréquentations prémaritales, au mariage, à l’accouchement, aux relations parents-enfants, aux rituels familiaux, à l’aide mutuelle et à la sociabilité dans l’ensemble des études réalisées par des chercheurs canadiens, britanniques, américains et français sur les mêmes sujets, Noël propose une synthèse fort opportune de ce que nous croyons savoir sur les classes moyennes au xixe siècle. Son travail témoigne donc de l’accession à la maturité de l’histoire sociale. Au cours des quatre dernières décennies, les avancées en démographie historique et en histoire des femmes, des enfants, des familles, de la religion et de l’éducation ont permis aux historiens d’appliquer leurs capacités d’analyse à des journaux intimes et à des échanges épistolaires révélant un monde dans lequel les comportements étaient fort différents de ceux d’aujourd’hui. L’attention récente portée par les spécialistes au cycle de vie et au genre enrichit la présente recherche, tout comme les minutieuses études de communautés locales dues, entre autres, à David Gagan, Bettina Bradbury, Jack Little et Peter Gossage. Sans de tels antécédents, il eut été impossible de contextualiser pleinement le monde de l’Amérique du Nord britannique dont témoignent ces journaux intimes et cette correspondance.

Dans ce livre, le contexte politique global forme un vague arrière-plan à la quotidienneté de la vie familiale. La migration loyaliste, la Guerre de 1812, les Rébellions, le gouvernement responsable et la Confédération, tous des événements survenus durant la période 1780-1870, ne sont mentionnés qu’en passant. Bien que ce phénomène reflète le contenu des documents sur lesquels est basée l’étude de Noël, un regard plus attentif sur l’évolution de la sphère publique aurait montré plus nettement la valeur de telles études pour l’histoire politique. On songe, par exemple, à l’évocation des visites du Nouvel An que fit au fil des ans Abraham Joseph et qu’il nota soigneusement dans son journal entrepris dans les années 1830 (p. 213-214). Il aurait été utile de savoir si ses notes montrent que les soulèvements de 1837-1838 ont créé une scission chez les élites de Montréal et de Québec ou si ces élites formaient des cercles à ce point fermés que leurs pratiques de sociabilité n’en furent aucunement affectées.

Noël remarque que, durant la période étudiée, les relations épistolaires n’étaient pas particulières à un sexe ou à un âge donné et qu’elles servaient, tout comme les visites et l’aide mutuelle, à soutenir les valeurs familiales et à entretenir les réseaux essentiels. Avec le recul, on constate également qu’elles accompagnaient la montée de la classe moyenne. La réussite du nouvel ordre industriel, comme nous le rappelle Eric Hobsbawn dans Age of Extremes (Londres, 1994), était fondée sur des motivations qui n’avaient rien à voir avec le libre marché, par exemple le refus du plaisir immédiat, l’éthique du travail et la confiance et les devoirs familiaux (p. 16). Si l’industrialisation et l’urbanisation affectèrent durement, au milieu du xixe siècle, les familles ouvrières des Canadas et d’ailleurs, plusieurs familles de la classe moyenne disposaient des ressources nécessaires pour résister, du moins provisoirement, à la logique de l’individualisme libéral. Savoir lire et écrire fut l’une de ces ressources ; elle permit à ces familles de communiquer sur de grandes distances et de pratiquer l’autodiscipline. Ce livre bien conçu permet d’apprécier, de près et dans de savoureux détails, comment ce processus fonctionnait.