Corps de l’article

Les études acadiennes forment un bien petit champ d’expertise aux effectifs raréfiés. Des quelques centaines de chercheurs se penchant sur l’Acadie, les historiens ne forment qu’une mince partie. Il va sans dire que même en comparaison avec le champ restreint des Francophones d’Amérique, l’histoire acadienne fait figure de parent pauvre. Sans surprise, les réflexions théoriques sur la discipline en Acadie se font rares. Devant cette constatation, Patrick Clarke s’est lancé le défi de diriger un collectif dont l’objectif avoué est de sonder l’évolution de la pratique historique acadienne et ses tournants épistémologiques au XXe siècle. Le programme est ambitieux : Clarke, avec Patrick Michel Noël, Julien Massicotte, Joël Belliveau et Philippe Volpé, cherchent à faire le point sur la discipline, en portant une attention particulière à son évolution depuis la fondation des Cahiers de la Société historique acadienne et de l’Université de Moncton au début des années 1960. Entre une préface de Serge Gagnon et une postface de Ronald Rudin, les collaborateurs mélangent empirisme, théorie et parfois controverse pour produire une publication très attendue sur l’historiographie acadienne et sur l’Acadie moderne.

Dans le premier chapitre, Clarke présente le programme : faire le point sur la discipline et proposer des orientations visant à solidifier la profession d’historien universitaire en Acadie. Clarke et ses collègues considèrent la discipline historique en Acadie comme étant encore quelque peu « idéogrammatique et conservatrice » (p. 4). L’orientation centrale de l’ouvrage est ancrée dans la conviction que l’histoire est une science sociale qui doit se situer au-dessus de l’action nationale et des considérations populaires. Clio en Acadie souhaite s’inscrire dans la modernité et la scientificité. En proposant une histoire de l’historiographie en Acadie, Clarke et ses collaborateurs posent un regard réflexif et critique sur la discipline historique dans son acception la plus large.

Noël ouvre l’analyse en proposant une catégorisation et un regard conceptuel sur les questions historiographiques ayant dominé la discipline en Acadie, en particulier depuis les années 1970. Pour sa part, Massicotte présente une suite à sa réflexion de la dernière décennie sur les conceptions de l’histoire chez les historiens acadiens. Il propose une catégorisation des historiens selon leurs représentations du passé. Belliveau poursuit quant à lui son large examen des transformations de la société acadienne au Nouveau-Brunswick dans les années 1960 en analysant l’émergence des sciences sociales, surtout de la sociologie en tant que facteur favorisant la production de nouveaux regards sur le passé par des historiens universitaires. Dans l’avant-dernier chapitre, Clarke synthétise les analyses de ses collègues, en proposant une typologie générale de l’historiographie acadienne entre 1860 et 2000, en insistant sur les caractéristiques, les continuités et les ruptures soulevées dans la collection. Enfin, Volpé présente une rafraîchissante bibliographie raisonnée couvrant l’historiographie acadienne dans la longue durée. Ces deux derniers chapitres seront sans conteste les plus utiles aux chercheurs.

Si Noël, Massicotte, Belliveau et Clarke abordent leur objet dans des optiques distinctes et complémentaires, leur périodisation concorde parfaitement. Ils distinguent trois périodes à l’historiographie acadienne. La première, longue et séminale, comprend tous les historiens fondateurs depuis Edme Rameau de Saint-Père au milieu du XIXe siècle jusqu’au commencement de la professionnalisation de l’histoire à la toute fin des années 1950. Ces historiens traditionalistes se sont préoccupés de la survivance acadienne sous le signe de la Providence. La deuxième période couvre approximativement les années 1960 et 1970, temps fort des historiens acadiens nationalistes, soucieux de modernité autant que d’un projet de société acadien au Nouveau-Brunswick. Enfin, la période contemporaine, émergeant dans les années 1980, regroupe les historiens du social, formés et employés dans des universités en Acadie et ailleurs, qui ne tiennent compte que des intérêts de la discipline, aux dépens de la politique et des intérêts du public.

Cette collection présente une approche novatrice et importante de concepts historiographiques presque complètement absents des études acadiennes. Malheureusement, le parti pris inscrit dans le programme du livre semble invalider plusieurs des conclusions, en particulier en rapport aux historiens contemporains. Les auteurs accordent leur préférence à l’histoire sociale conventionnelle, aux dépens non seulement des historiens traditionalistes et nationalistes (dont beaucoup des seconds oeuvrent encore), mais aussi à l’encontre du groupe grandissant des historiens universitaires se penchant sur la culture et les mentalités. Ces derniers sont assimilés à l’histoire populaire, un qualificatif plus que contestable, et leur apport à la discipline est minimisé. Dans l’ensemble, le programme établi par Clarke place l’histoire sociale conventionnelle, institutionnalisée et « scientifique » au sommet du développement de la discipline.

Plusieurs historiens n’accepteront pas la manière dont leurs travaux sont caractérisés et analysés dans ce collectif. Les chapitres prennent quelquefois une tournure téléologique qui rend le lecteur mal à l’aise. Les auteurs s’entendent pour distinguer trois périodes dans l’historiographie acadienne. Il est donc plus qu’évident que Clarke et ses collègues favorisent la dernière, l’époque actuelle, dominée par l’Académie, dans laquelle ils s’inscrivent. Ce dernier explique dans le chapitre de présentation que les historiens traditionalistes, néo-nationalistes et de nombreux historiens aux orientations scientifiques dites « normalisatrices » seront absents des chapitres. Pourtant, ils ne sont pas absents du tout. Bien au contraire, les textes de Clarke, Noël, Massicotte et Belliveau regorgent de références à ces chercheurs dont les travaux sont placés en porte-à-faux avec l’histoire sociale acadienne contemporaine. Malgré cette volonté de proposer une nouvelle typologie et une nouvelle classification de l’historiographie acadienne, la périodisation proposée ne fait que granulariser la dichotomie entre historiens traditionalistes et historiens modernes.

Toute tentative d’analyse systématique sur historiographie de l’Acadie est bienvenue. À ce titre, Clarke et ses collègues proposent un programme qui nourrira la réflexion pendant plusieurs années, tant chez leurs supporteurs que chez leurs opposants. Les défauts de cet ouvrage collectif, y compris celui de n’inclure aucune historienne, n’annulent en rien la probité de la publication, dont la lecture est nécessaire à l’avancement de la discipline.