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La promulgation en 1961 au Québec de la Loi de l’assurance hospitalisation posa le premier jalon d’une série de réformes qui allaient aboutir une dizaine d’années plus tard à l’étatisation à peu près complète du régime d’assurance maladie. Le Québec, à la suite des autres provinces canadiennes, abandonnait ainsi le modèle d’assurance privée d’inspiration américaine qu’il avait fait sien pendant une vingtaine d’années. Universalité et accessibilité ont été les maîtres mots du long débat public qui précéda et accompagna le mouvement d’appropriation par l’État des grands leviers de contrôle du système de santé. Mais depuis le tournant des années 1980, l’utopie d’une société affranchie du besoin et d’un citoyen protégé des risques associés à la maladie indépendamment des niveaux de fortune s’effrite sans cesse[2]. Des problèmes de financement récurrents et des critiques lancinantes à l’égard de l’efficacité de l’offre de soins ont remis au goût du jour l’idée d’une privatisation partielle du régime d’assurance maladie[3]. Ces débats, qui paraissent nous ramener loin en arrière, surviennent sans qu’on ait véritablement fait le bilan historique des expériences passées. Cet article veut apporter un éclairage historique sur le long travail de préparation et d’énonciation antérieur à l’essor du marché de l’assurance maladie au cours de la Seconde Guerre mondiale. Retracer les grandes étapes de la mise en place des plans d’assurance maladie privés, rendre compte du travail d’invention, d’emprunt, d’adaptation et de mobi-li--sation sociale réalisé par les sociétés d’assurance, tels sont les objectifs plus particuliers assignés à l’étude.

À ce jour, cette avenue a été peu empruntée par les historiens québécois, malgré le fait que l’histoire de la santé, comme partout en Occident, ait représenté l’un des champs d’étude les plus fréquentés ces dernières années[4]. La maladie, l’hôpital, la médecine et les divers intervenants du monde sociosanitaire (professionnels, congrégations hospitalières, l’État et l’Église, bénévoles) ont constitué les principaux points de mire des spécialistes. Dans cette foisonnante historiographie, les assureurs privés sont demeurés complètement dans l’ombre, sinon représentés allusivement comme l’une des forces agissantes dans l’opposition à la prise en charge par l’État des affaires relatives à la santé. La chose étonne lorsqu’on considère que les sociétés d’assurance furent longtemps les principales pourvoyeuses de services de protection contre la maladie et que cette offre de protection joua un rôle décisif dans la formation du marché « médicalo-hospitalier ». Malgré l’histoire commune que partagent l’assurance et la santé, la rencontre entre les spécialistes des deux domaines de recherche n’a manifestement pas eu lieu ici[5]. À l’inverse, et probablement pour des raisons qui tiennent au caractère largement privé de leur système de santé, les historiens américains se sont révélés généralement plus sensibles à l’analyse de l’assurance, que ce soit dans les travaux consacrés aux hôpitaux ou à la médecine[6].

Du côté des historiens de la santé, une brèche a toutefois été ouverte. En accordant davantage d’importance à la dynamique du marché hospitalier, quelques travaux, de parution récente, se sont montrés en effet plus attentifs à la présence des assureurs dans les analyses qu’ils ont proposées à l’égard de l’histoire du monde de la santé[7]. Mais leur lieu d’observation et l’ancrage principal de leurs analyses sont généralement ailleurs : les fondements sociopolitiques ou idéologiques des débats sur l’assurance hospitalisation, la stratégie des médecins, les rapports entre médecins et infirmières, l’attitude des congrégations hospitalières, les transformations de l’hôpital. Ces postures d’analyse nous lèguent deux images de l’activité des assureurs sous le régime privé. D’abord, elles la conçoivent comme une activité subordonnée à la volonté et aux intérêts des autres acteurs du système de santé. On insiste généralement ici sur le fait que, pour les médecins et les directions hospitalières, la promotion de l’assurance privée aurait constitué la pièce maîtresse d’une stratégie de défense de leurs aires d’autonomie respectives. La seconde image offre le portrait d’une activité dont l’impact aurait été de retarder l’avènement du régime d’assurance universel. Constatons-le d’emblée, aucune étude dans le domaine de la santé n’a encore été menée du point de vue des sociétés d’assurance.

Par un mouvement inverse, les historiens de l’assurance ont rejoint plusieurs préoccupations des spécialistes de l’histoire de la santé dans leurs analyses de l’activité des assureurs aux XIX-XXe siècles. Des études récentes menées sur la genèse des systèmes occidentaux de protection sociale, sur les rapports médecine-assurance et, en particulier, sur le déclin des régimes mutualistes d’assurance maladie offrent en effet des pistes de recherche particulièrement stimulantes pour comprendre à la fois les transformations de la médecine libérale et la genèse de l’hôpital contemporain[8]. Si les interprétations sur ces questions sont loin de faire consensus, les résultats de ces travaux tendent, chacun à leur manière, à souligner l’existence de liens inextricables, au cours du premier tiers du XXe siècle, entre les mutations de l’hôpital et le déploiement de l’offre d’assurance maladie.

Ce constat est à l’origine de cette étude qui s’arrête au seuil de la Seconde Guerre mondiale, avec le lancement des plans d’assurance hospitalisation de la Croix Bleue en 1942. Il s’agit indubitablement d’un tournant dans le développement du marché de la protection privée contre la maladie et le déploiement de l’offre de soins hospitaliers que nous examinerons dans un prochain article. L’examen des expériences pionnières en matière d’assurance maladie fait l’objet de cette étude. Il est l’occasion d’analyser trois grands contextes : 1) le développement des régimes d’indemnisation fondés sur l’allocation de prestations en espèces ; 2) la crise des régimes d’assurance volontaires dans l’entre-deux-guerres ; 3) la mise au point des premières formules de prépaiement pour les frais hospitaliers et médicaux. Dans le cadre de débats mouvementés autour de l’accès aux soins de santé, un grand défi se profile vers la fin des années 1910 : ouvrir les portes de l’hôpital à ceux que l’on désignera bientôt sous le vocable de « classe moyenne ». Dans quelle mesure les assureurs parviennent-ils à relever ce défi ? Quels ont été les tenants et les aboutissants des questions assurantielles dans le développement du réseau hospitalier ? Ces questions donnent corps à nos recherches.

De l’allocation de remplacement à l’indemnisation des frais de maladie (1880-1920)

Avant les années 1880, il n’existe pas, à proprement parler, de « marché » de l’assurance maladie, si l’on entend par cette expression l’existence d’une « sphère » d’échanges marchands dédiée spécifiquement à la protection contre les risques de maladie, dotée d’agents économiques, d’un cadre d’action, de savoir-faire et d’institutions lui appartenant en propre. L’assistance aux malades, aux accidentés et aux invalides reste largement tributaire des établissements charitables, qui se partagent toutefois cette tâche avec ces institutions de prévoyance, appelées sociétés de secours mutuels, dont le nombre s’est accru sensiblement depuis le milieu du siècle[9]. Ces petites associations essaiment ici et là, généralement dans les zones les plus industrialisées, et s’enracinent parmi les corps professionnels, les communautés ethniques ou les confessions religieuses. Moyennant des cotisations fixées à un niveau égal pour tous, elles versent des allocations à leurs membres malades ou victimes d’accident, octroient de petites sommes pour les funérailles et assistent les veuves et les orphelins. Mais ces sociétés de secours mutuels parviennent difficilement à assurer leur pérennité financière. Dans les années 1880, elles sont d’ailleurs marginalisées par l’essor spectaculaire que connaît une seconde génération de mutuelles, dotées d’effectifs plus importants grâce à l’organisation en succursales, plus centralisées et désireuses d’asseoir leur gestion financière sur des bases actuarielles. La fraternité d’assurance a constitué, jusqu’au tournant des années 1920, le principal mode de protection contre les risques de maladie, en même temps qu’elle a contribué, avec le concours de l’État, à encastrer les pratiques d’inspiration mutualiste dans ce qui s’apparente de plus en plus à un marché unique de l’assurance maladie. Les sociétés d’assurance commerciales, pour leur part, seront lentes à s’adonner à ce genre d’activités. Les quelques compagnies qui s’y aventurent ne le font encore que très timidement. Il faut comprendre ici que la maladie pose des difficultés bien particulières, que nous allons d’abord examiner avant d’aborder les quelques expérimentations pionnières.

La filière de l’assurance commerciale

Les compagnies d’assurance ne se sont lancées que tardivement dans le commerce de la protection contre les risques de la maladie. Plusieurs facteurs peuvent être évoqués pour expliquer leurs hésitations. Sur un plan général, des considérations morales et un climat de suspicion prévalent toujours au tournant du XXe siècle à l’égard du commerce de l’assurance. Les grandes sociétés d’assurance vie n’ont pas bonne presse et les scandales financiers révélés par des commissions d’enquête publiques n’ont rien pour redorer leur blason[10]. Par ailleurs, les médecins et les compagnies d’assurances entretiennent des relations tendues, que ce soit à propos de l’épineuse question de l’autonomie de la pratique médicale ou encore en matière de tarification pour les services rendus aux assurés[11]. Que les principaux responsables de North American Life Insurance jugent nécessaire, en 1906, d’organiser une tournée des petites villes du Québec pour y convaincre les médecins de l’importance des examens médicaux en matière d’assurance montre bien l’étendue de ces litiges[12]. Or, les affaires d’assurance maladie sont parmi celles pour lesquelles le concours du corps médical est le plus important. Non seulement cette expertise est-elle requise pour les examens d’éligibilité à l’assurance, mais elle l’est également pour le diagnostic des maladies et le suivi médical postérieur. D’autres facteurs, propres aux risques de maladie, expliquent le peu d’intérêt manifesté par les compagnies. En l’absence de tables actuarielles, la maladie sera longtemps associée aux mauvais risques[13]. On craint notamment que les gens se sachant en mauvaise santé soient les plus empressés à souscrire de telles polices. Vers la toute fin du XIXe siècle, Prudential Insurance Company abandonne la couverture de ces risques après l’avoir brièvement expérimentée. L’expérience avait convaincu son président fondateur, John Dryden, que ce type d’assurance ne pouvait être pratiqué que sous la forme d’allocations aux bénéficiaires, et encore n’était-il viable que sous la gouverne de sociétés fraternelles, lesquelles disposaient de mécanismes de surveillance à l’échelle locale (par l’intermédiaire de leurs loges ou succursales) leur offrant ainsi la possibilité d’assurer le suivi des malades[14].

Réticentes avec les risques de maladie, les compagnies d’assurance commerciales ont tout de même commencé à s’intéresser plus précocement aux risques d’accidents. Les sources gouvernementales ne permettent pas d’évaluer avec précision l’ampleur de ce commerce au Canada, une situation encore plus obscure pour le Québec qui ne dispose, en 1920, que de sept fonctionnaires chargés de surveiller les activités de près de 550 sociétés[15]. À l’approche du XXe siècle, les grands industriels commencent à s’assurer en plus grand nombre auprès de compagnies d’assurance-accident. D’ailleurs, plusieurs de ces sociétés sont créées à cette époque[16]. Au cours des années 1880, des réclames publicitaires paraissent sporadiquement dans les journaux du Québec, offrant aux particuliers et aux entreprises des polices d’assurance contre les accidents. Ces publicités nous renseignent sur deux réalités. Elles informent d’abord sur le fait que des compagnies, comme Sun Life et La Citoyenne, loin de desservir les seuls grands marchés urbains, sollicitaient également des clients en milieu rural[17]. Elles témoignent ensuite de résistances populaires bien vivaces à l’assurance commerciale : que La Métropolitaine, en 1881, se présente comme une « société mutuelle de bienfaisance » en dit long sur la méfiance que l’on pouvait entretenir à l’égard de ces grandes compagnies[18].

Mais jusqu’en 1909, année d’entrée en vigueur de la Loi des assurances du Québec et de la première loi sur les accidents du travail, l’assurance commerciale contre les accidents ne représente qu’une part marginale des affaires des assureurs, dont l’essentiel des opérations se concentre dans la protection contre les incendies et dans l’assurance vie. En l’absence de loi établissant la responsabilité patronale en matière d’accidents du travail et contraignant ainsi les patrons à se prémunir contre de tels risques, leur responsabilité relève du droit commun et ils restent peu exposés aux poursuites[19]. Après la promulgation de ces deux lois, non seulement les assureurs sont-ils nettement plus nombreux à courtiser les Québécois, mais ils le font avec davantage d’assiduité[20]. Aussi, des compagnies par actions annoncent-elles plus régulièrement leur offre de protection contre les risques de maladie et d’accidents dans les grands quotidiens. Par exemple, dans les années 1910, La Prévoyance offre aux particuliers dans les pages du Devoir une police comportant une indemnité hebdomadaire en cas d’accident ou de maladie. La Compagnie provinciale d’indemnité annonce en 1923 que, pour onze sous par jour, on peut acquérir une police « industrielle » qui, en plus de procurer au bénéficiaire un revenu hebdomadaire, l’assure des « services gratuits d’un médecin compétent ». À l’approche des années 1930, des réclames de compagnies disent accorder des montants couvrant les frais médicaux, d’hospitalisation, de gardes-malades ainsi que les opérations chirurgicales.

Cet élargissement de l’offre de services des sociétés commerciales s’accompagne de l’introduction de nouveaux modes de recrutement orientés vers les clientèles à revenus plus modestes. Aux polices dites « populaires » ou « industrielles » proposées aux particuliers et à leurs familles s’ajoutent bientôt les contrats d’assurance collective destinés aux employés d’entreprises. Deux sociétés ontariennes, Confederation Life et London Life, ont déjà commencé à les offrir au Québec dans les années 1920[21]. La protection comprend des indemnités remplaçant le salaire, mais elle peut aussi englober une assurance vie de même que des montants prévoyant l’acquittement complet ou partiel des frais médicaux, des soins infirmiers et des séjours hospitaliers.

Figure 1

Primes d'assurance contre la maladie et les accidents souscrites par les compagnies à charte fédérale, Canada, 1920 et 1935 (000 $ courants)

Primes d'assurance contre la maladie et les accidents souscrites par les compagnies à charte fédérale, Canada, 1920 et 1935 (000 $ courants)
Sources : Rapports du Surintendant des assurances du Canada.

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Les carences des sources pour le premier tiers du siècle ne permettent pas d’établir avec précision l’ampleur des affaires réalisées au Québec par les assureurs en matière d’accidents et de la maladie[22]. Au mieux, apprend-on, en se référant au registre tenu par le Surintendant des assurances du Québec, qu’une cinquantaine de compagnies ont déclaré à un moment ou un autre assurer de tels risques entre 1910 et 1935, que la grande majorité d’entre elles étaient enregistrées comme compagnies d’assurances générales (42 sur 50) et que presque toutes étaient constituées en sociétés par actions (48 sur 50). Si le nombre de compagnies s’adonnant à la couverture de ces risques peut paraître élevé, on parle ici d’un marché bien modeste, en faible croissance et particulièrement instable : moins de trois millions de dollars pour le Canada entre 1920 et 1935, soit 3 % des primes d’assurance vie (figure 1)[23]. Vingt de ces 50 entreprises déclarant transiger de l’assurance maladie entre 1910 et 1930 disparaissent des registres du Surintendant au cours des mêmes années[24]. En 1935 au Québec, les primes souscrites aux quelque 30 compagnies offrant cette protection ne représentent que 20 000 $ en moyenne, 60 000 $ dans les meilleurs cas[25].

L’essor des régimes mutualistes

Le peu d’intérêt manifesté par les compagnies commerciales dans ce créneau particulier du marché a laissé une brèche grande ouverte au déploiement des activités des sociétés fraternelles. Pour les Québécois, il s’agit de la principale voie d’accès à l’assurance maladie jusque dans les années 1920. Après plusieurs années d’existence précaire, le secours mutuel s’engage, vers la fin des années 1880, dans une série de transformations qui vont l’amener à se définir plus nettement comme un acteur à part entière sur le marché de l’assurance[26]. Il s’agit d’un phénomène encouragé à la fois par l’État, dont les nouvelles dispositions juridiques contraignent les associations mutuelles à offrir des garanties de sécurité financière, et par l’essor remarquable que connaissent les plus florissantes d’entre elles, appelées sociétés fraternelles. En 1915, le Québec compte environ 175 000 mutualistes, la plupart bénéficiant d’une assurance contre la maladie. C’est le double du nombre enregistré en 1900 et plus de cinq fois celui de 1880. Cette croissance sera plus modérée pendant l’entre-deux-guerres, le nombre d’adhérents ne franchissant le cap des 200 000 qu’à la fin des années 1930[27].

Deux sociétés fraternelles montréalaises, la Société des Artisans canadiens-français et l’Alliance nationale (fondées respectivement en 1876 et 1892), acquièrent la stature de véritables institutions nationales au cours de cette époque. Elles vont nous servir de cas témoins pour évaluer la teneur des régimes mutualistes d’assurance maladie. En 1925, les deux sociétés réunies contrôlent la moitié du marché mutualiste de l’assurance maladie. Elles y parviennent, d’une part, en élargissant davantage leurs bases de recrutement au sein des classes populaires grâce entre autres à la vente de certificats d’assurance bon marché accessibles par petits versements et, d’autre part, en misant sur le développement d’un imposant réseau de succursales, calqué pour l’essentiel sur le réseau paroissial. Le nombre de succursales des deux organisations réunies passe en effet de 225 en 1900, à 445 en 1906, puis à quelque 1100 en 1918. Le mouvement gagne d’abord les centres industriels québécois, puis les campagnes et les villes d’accueil des francophones du nord-est des États-Unis et du Canada anglais. Ces unités locales et celles d’autres sociétés fraternelles — comme les Ordres de forestiers, l’Union Saint-Joseph et l’Association canado-américaine, pour nommer les plus actives — ont constitué autant de points de dessertes de l’offre mutualiste d’assurance maladie. Bref, le secours mutuel est particulièrement bien enraciné : environ 40 % des hommes adultes en milieu urbain, selon certaines estimations, y auraient adhéré en 1910[28].

Bien implantée chez les hommes salariés des villes, la protection mutualiste reste inadéquate en milieu rural, mais aussi pour les femmes et les enfants. Ainsi, ces régimes ne parviennent à joindre qu’une petite partie de la population d’ensemble du Québec : 5 % en 1900, 8 % en 1915 et à peine 6 % en 1935[29]. Au demeurant, tous les membres des sociétés de secours mutuels ne bénéficient pas d’assurance maladie[30]. Dans les grandes sociétés fraternelles, l’adhésion aux caisses de maladie est facultative et un nombre croissant d’entre elles s’en désintéresse ou l’abandonne carrément pour ne plus offrir que l’assurance au décès, à la fois plus rentable et moins exigeante en termes de ressources et d’encadrement.

Si la mutualité interpelle les populations laborieuses, il reste que l’âge, le sexe et les niveaux de fortune constituent de puissantes limites à l’adhésion à ces régimes. Plus accessibles que les polices commerciales, les assurances fraternelles ne sont pourtant pas des assurances de pauvres. La plupart des sociétés, en effet, n’admettent aux caisses de malades que des candidats dans la force de l’âge, en général jusqu’à 45 ans. Chez les Artisans et à l’Alliance nationale, ce seuil sera progressivement repoussé, mais en retour de primes plus élevées et de contrôles médicaux plus sévères. À ces premières considérations, qui excluent de facto enfants et plus vieux des caisses de maladie, s’ajoutent des entraves liées au sexe. Malgré un discours la définissant comme une institution garante de l’ordre social et des liens de la famille, la mutualité reste essentiellement une affaire d’hommes. Les femmes ne seront admises à l’assurance maladie qu’en 1913 à l’Alliance nationale, en 1914 chez les Artisans[31]. Et encore leur intégration se fera-t-elle le plus souvent en retour d’une surprime, de bénéfices moindres et d’une couverture d’assurance réduite excluant les risques liés à « la grossesse ou résultant de la parturition, [des] maladies de l’utérus, du système reproductif ou pour les symptômes d’hystérie[32] ».

Cartes 1 et 2

Répartition des membres des Artisans canadiens-français et de l’Alliance nationale en 1906 (nombres d’adhérents par localité)

1

Succursales des Artisans canadiens-français

Succursales des Artisans canadiens-français
Sources : Rapports annuels, rapports des conventions générales, revue L’Alliance nationale.

2

Cercles de l'Alliance Nationale

Cercles de l'Alliance Nationale
Sources : Rapports annuels, rapports des conventions générales, revue L’Alliance nationale.

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Combien en coûtait-il pour adhérer aux régimes mutuels d’assurance maladie ? À quels bénéfices donnaient-ils droit ? Question difficile, tant le monde du secours mutuel apparaît diversifié. Dans plusieurs sociétés, généralement les plus modestes, les cotisations sont encore uniformes pour tous les membres et sont prélevées sur « appels », c’est-à-dire a posteriori selon l’affluence des demandes en bénéfices. C’est le cas de plusieurs sociétés pour lesquelles nous avons des informations en 1915. Ce mode contributoire « égalitariste » tend toutefois à être abandonné depuis la fin du XIXe siècle au profit de l’adoption de tables graduées en fonction de l’âge. L’Alliance nationale s’engage dans cette voie dès sa fondation, tandis que les Artisans, aux prises avec de profondes divisions internes sur la question, n’introduisent le système gradué que progressivement entre 1902 et 1908. Dans les années 1920, les cotisations annuelles à ces régimes varient, pour les indemnités simples, de 5 $ à 7 $ pour les membres âgés entre 16 et 42 ans et augmentent rapidement par la suite pour atteindre 15 $ à l’âge de 59 ans. Pour s’inscrire à l’assurance maladie, il faut avoir contracté une assurance vie d’au moins 500 $, ce qui exclut d’emblée les porteurs des plus petits certificats. Le certificat de 500 $ donne droit aux « indemnités simples », c’est-à-dire à une allocation hebdomadaire de 5 $ pour les hommes et d’environ 3,50 $ pour les femmes. Les hommes porteurs de certificats de plus de 1000 $, âgés de moins de 45 ans, peuvent doubler le montant de ces indemnités moyennant le versement d’une prime ajustée en conséquence.

Tout ce système d’allocation d’indemnités pour maladie est géré localement par l’intermédiaire des succursales, selon des aménagements qui varient suivant les sociétés fraternelles. Parce qu’à cette échelle les membres se connaissent et se reconnaissent, on présume qu’ils sont les mieux placés pour percevoir les cotisations (en rappelant à l’ordre les retardataires), contrôler l’octroi des bénéfices, garder à vue les malades. À l’approche des années 1920 cependant, ces prérogatives échappent de plus en plus aux succursales. Dans les établissements les plus développés, les médecins affectés aux bureaux médicaux centralisés jouent désormais un rôle prépondérant dans les décisions relatives à l’octroi de bénéfices et à l’admission des membres, relayant à ce chapitre les médecins examinateurs des succursales locales[33]. Cet alignement sans cesse plus net des régimes mutualistes sur les régimes commerciaux s’accompagne par ailleurs d’un recul très marqué de leurs affaires d’assurance maladie au profit de l’assurance vie, à la fois plus simple à administrer et plus profitable. Les chiffres sont très clairs : entre 1920 et 1935, l’importance relative des contributions pour maladie parmi l’ensemble des cotisations versées aux sociétés de secours mutuel régresse constamment, passant de 20 % à 10 %[34]. Cet effondrement de l’assurance maladie mutualiste a été observé un peu partout en Occident et a donné lieu à des interprétations opposées. Nous y reviendrons plus loin.

Des expériences pionnières de prépaiement

Les historiens américains ont rapporté l’existence de programmes précurseurs en matière de prépaiement pour les soins hospitaliers et médicaux. Cunningham et Cunningham signalent, par exemple, la création par le Congrès américain, en 1798, d’un fonds d’indemnisation pour les pêcheurs, alimenté à même des déductions mensuelles de 15 sous prélevées sur leurs salaires. Dans les années 1890, un hôpital du Michigan offrait au grand public des certificats d’assurance d’une valeur de 5 $ assortis d’une protection pour les frais médicaux et hospitaliers. Au début du XXe siècle, dans les États de la Caroline du Nord et du Connecticut, des industries négociaient des ententes avec des sociétés médicales locales pour la couverture des risques des travailleurs des secteurs de la forêt et des mines[35].

De semblables programmes ont été expérimentés au Québec, mais à ce jour, ils n’ont pas vraiment retenu l’attention des historiens. Il y a quelques pistes tout de même. Dans sa thèse de doctorat, Martin Petitclerc rapporte le cas de la Congrégation Saint-Michel à Sorel, fondée en 1860, dont les membres, moyennant une cotisation annuelle de 50 sous à une « caisse de santé », pouvaient se prévaloir des soins d’un médecin en cas de besoin[36]. Il est fort probable par ailleurs que des entreprises aient régulièrement négocié des contrats avec des hôpitaux pour y faire admettre leurs ouvriers malades ou accidentés. François Guérard a relevé la concurrence particulièrement vive à laquelle se livraient, dans la Mauricie des années 1900-1920, les hôpitaux privés et les hôpitaux religieux « pour le contrôle du marché lucratif […] des ouvriers d’usines “sociétaires”, c’est-à-dire bénéficiant d’une assurance collective pour les soins médicaux et hospitaliers[37] ». On parle ici d’ententes passées entre les industriels et les hôpitaux, accordant des tarifs préférentiels aux ouvriers cotisants par un mécanisme de retenues sur le salaire. Forts de l’appui de l'évêque, les médecins avaient approuvé en 1906 un tarif annuel de 6 $ par employé, comprenant l’hospitalisation dans les salles communes de l’Hôpital Saint-Joseph à Trois-Rivières, les soins médicaux et les médicaments, un contrat accepté par le directeur d’une filiale de la papetière américaine Union Bag mais que rafla finalement l’hôpital privé du docteur G. Bourgeois[38]. À Shawinigan, dans les années 1920, La Métropolitaine offrait des indemnités aux ouvriers hospitalisés de Belgo Pulp and Paper Company en vertu d’une entente avec la compagnie[39]. À Clarke City (tout près de Sept-Îles), dans les années 1920, Gulf and Paper Company aménagea un petit hôpital pour ses travailleurs qui, moyennant des cotisations prélevées à même leurs salaires, recevaient des soins médicaux et hospitaliers gratuitement. Leurs familles, par contre, devaient payer les honoraires[40].

Ces formes particulières de prépaiement pour les soins de santé ne sont certainement pas isolées et, dans un contexte où les patients payants représentent désormais un apport décisif dans les revenus des hôpitaux et où la grande industrie suscite des besoins immenses, on peut penser qu’elles étaient monnaie courante. Elles témoignent à l’évidence de l’incapacité d’une industrie de l’assurance maladie, encore faiblement développée, de résoudre la question de l’accès à l’hôpital et au médecin.

La crise des régimes d’assurance volontaires pendant l’entre-deux-guerres

Au tournant des années 1920, ni les promoteurs du secours mutuel ni les assureurs commerciaux ne sont encore véritablement parvenus à dépasser le prototype d’une offre d’assurance axée sur le revenu de remplacement. Si, comme nous l’avons vu, des compagnies se sont mises à offrir des polices couvrant les frais afférents à la maladie (comme les honoraires de médecins et de chirurgiens, les services d’infirmières et les coûts d’hospitalisation), il s’agit là d’initiatives isolées, encore tributaires du modèle de l’entente contractuelle entre particulier et compagnie, hors de portée pour la vaste majorité de la population. Bref, il n’existe pas encore d’ententes à grande échelle entre assureurs, hôpitaux et médecins.

Un peu partout en Amérique du Nord, ces régimes libéraux d’assurance, laissés entièrement au libre jeu des forces des marchés de particuliers, font l’objet de remises en question parfois radicales. C’est que les grandes législations en matière d’accidents du travail et le rôle désormais central de l’hôpital dans l’offre de soins de santé commandent de nouveaux besoins et placent l’industrie de l’assurance maladie devant la néces-sité d’inventer des formules rendant ses services accessibles à une portion significative de la population. Avec la polarisation des débats autour du principe de l’assurance obligatoire, comme nous allons le voir à l’instant, l’assurance privée devient une affaire d’intérêt public. Le Québec n’est pas en reste, d’autant plus que l’assurance maladie commerciale y est encore peu répandue et que cette industrie est largement l’affaire de compagnies établies à l’extérieur de ses frontières[41].

La contestation des régimes libéraux d’assurance

Devait-on rendre l’assurance obligatoire ? Comment allait-on départager le financement d’un éventuel régime obligatoire ? Qui, de l’État ou des assureurs privés, était le mieux à même d’offrir cette protection au meilleur coût ? Au moment où s’amorcent les travaux de la Commission des assurances sociales de Québec au début des années 1930, ces questions sont âprement débattues depuis au moins une vingtaine d’années dans le cadre de la refonte de la législation sur les accidents du travail. Par-delà leurs singularités, les nombreuses audiences publiques sur l’indemnisation des accidents du travail tenues en Amérique du Nord ont abouti à trois résultats, dont l’importance sera cruciale dans les débats sur l’assurance maladie : 1) un constat d’échec à l’égard des régimes libéraux d’assurance ; 2) l’adhésion au principe de l’assurance obligatoire ; 3) la reconnaissance de la nécessité d’un encadrement de l’offre d’assurance par l’État. En revanche, les réponses apportées par les travaux de ces commissions d’enquête publiques se sont traduites par des formes variées de régimes d’indemnisation des accidentés du travail. La plupart des États américains ont retenu la formule de l’assurance obligatoire privée[42], tandis que les provinces canadiennes ont préféré s’en remettre à des régimes entièrement gérés par l’État[43].

Au Québec, la loi de 1909 a suscité de nombreux mécontentements à l’égard des compagnies d’assurances, que les audiences de la Commission d’enquête sur la réparation des accidents du travail, tenues au cours des années 1920, vont mettre au grand jour. À cette occasion, patrons d’industries, organisations de travailleurs, membres du corps médical et pro-moteurs de l’assurance privée défilent devant les responsables de la Commission. Les uns, surtout des industriels, viennent y exprimer leur satisfaction à propos du régime de 1909, formuler leurs craintes à l’égard d’une hausse anticipée des coûts d’une éventuelle assurance d’État : « we are not in sympathy, résume l’un des industriels appelés à témoigner devant la Commission en 1924, with State control of any kind of insurance[44] ». Les autres, principalement des porte-parole syndicaux, s’y présentent pour dénoncer la collusion tacite entre patrons et assureurs et manifester leur désir de voir s’établir au Québec, comme en Ontario, une caisse d’assurance financée par les patrons et entièrement contrôlée par l’État. Laissons de côté cette divergence de vues entre industriels et ouvriers, qui renvoie à l’épineuse question de la prise en charge des besoins sociaux des salariés dans une économie désormais dynamisée par la grande entreprise, pour nous concentrer sur les préoccupations exprimées par les médecins et les dirigeants d’hôpitaux. L’indemnisation des accidentés du travail pose en effet trois questions fondamentales pour le monde sociosanitaire : la reconnaissance d’une expertise médicale à la fois autonome et obligatoire[45], la responsabilité de l’indemnisation des frais médicaux et hospitaliers de même que la fixation de tarifs uniformes en cette matière. Sur toutes ces questions, le régime d’assurance de 1909 ne fournissait à toutes fins utiles aucune balise et encourageait la multiplication des poursuites judiciaires :

Aussi le patron, écrit le docteur J.-E. Bélanger en 1925, chercha-t-il dès lors le moyen de limiter ou couvrir sa responsabilité. Ce moyen, il le trouva chez les compagnies d’assurances qui, voyant dans la loi du travail un champ d’actions très vaste et une source de revenus considérables, ne tardèrent pas à vouloir se substituer à l’employeur. […] l’accidenté, encore ignorant de la loi ou sous la crainte des tribunaux, consentait assez facilement à un règlement qui, grâce à des représentations d’un (adjustor) estimateur plus ou moins honnête, n’était ni plus ni moins que ridicule […] Ce fut l’âge d’or des compagnies d’assurances. Nous pouvons donc dire que ce n’est que trois ou quatre ans après l’introduction de la loi des accidents du travail dans notre code que commença l’ère des procès. C’est aussi dans le même temps que la profession médicale commença à jouer un rôle si considérable dans ces litiges[46].

À maintes reprises dans les années 1910 et 1920, les médecins auront l’occasion d’exprimer leur mécontentement vis-à-vis des faiblesses de cette législation et, par ricochet, d’exposer leurs griefs à l’égard des compagnies d’assurances. L’une des doléances revenant le plus régulièrement est celle du paiement des frais médicaux et hospitaliers[47]. Aussi n’est-ce sans doute pas une coïncidence si les premières associations d’hôpitaux se sont constituées alors que ces débats s’intensifiaient. Entre 1909 et 1932 naissent le Conseil des hôpitaux de Montréal, l’Association des hôpitaux catholiques des États-Unis et du Canada, la Conférence des Hôpitaux catholiques de Québec et la Conférence des Hôpitaux catholiques de Montréal. Des comités ad hoc d’hôpitaux sont également formés à la même époque pour étudier la question de la tarification des soins hospitaliers en collaboration avec des associations médicales[48]. À l’approche des années 1930, ce débat connaît de nombreux rebondissements. La loi fut d’abord amendée une première fois en 1928 de manière à reconnaître la responsabilité patronale collective et le principe de l’assurance obligatoire, mais on confia l’offre d’assurance aux compagnies commerciales[49]. En voulant ménager un marché lucratif pour les assureurs tout en soumettant le patronat à l’assurance obligatoire, la Commission avait fini par mécontenter tout le monde, sauf les compagnies d’assurances[50]… Des pressions venant de toutes parts[51], pour des motifs souvent opposés, forcèrent finalement le gouvernement Taschereau à instituer en 1931 une caisse d’assurance d’État, semblable à celle de l’Ontario promulguée 15 ans plus tôt[52]. Une brèche était désormais ouverte dans le dispositif d’assurance libérale. Il était acquis que l’État pouvait se constituer lui-même assureur.

L’aboutissement de ce long débat sur l’indemnisation des accidents du travail a constitué en même temps le point de départ des audiences de la Commission des assurances sociales de Québec, présidée par Édouard Montpetit. Cette commission, dont le mandat fut défini très largement, marque un tournant en ce sens qu’elle énonce de manière très explicite la question du rôle de l’État dans des domaines que l’on définissait auparavant comme étant du ressort exclusif de la charité privée. Dans la couverture des frais médicaux et hospitaliers, la Commission conçoit par ailleurs l’éventualité que l’assurance d’État obligatoire puisse s’avérer une solution de rechange à l’assurance libérale : « Cette question de l’hospitalisation, lit-on dans le rapport des commissaires, est capitale. Si un semblable régime était établi dans notre province à la suite de l’assurance contributoire, l’Assistance publique serait singulièrement allégée[53]. » En effet, la Crise rend encore plus difficile l’accès aux soins de santé pour la majeure partie de la population, celle que l’on désigne déjà sous le vocable de « classe moyenne », celle qui, n’étant ni indigente ni riche, s’en remet de plus en plus à l’assistance publique pour le paiement de ses frais médicaux et hospitaliers : « […] il faudra tout de même considérer un jour que les soins médicaux et l’hospitalisation sont de plus en plus largement distribués par l’entremise de l’Assistance publique dont le budget est déjà lourdement grevé[54]. » Il faut lire à ce sujet les nombreuses doléances des directions hospitalières au directeur de l’Assistance publique à propos de ces malades qui se rendent à l’hôpital, munis de « certificats de pauvreté » rédigés par des prêtres :

Malgré toute notre volonté et notre désir d’être bien charitables pour ces pauvres malades pauvres, écrit la Supérieure de l’Hôpital Saint-Joseph de Rimouski au directeur, il ne nous est pas possible de les hospitaliser tous à nos frais, s’il vous plaît [pouvez]-vous venir à notre aide et nous permettre le secours de l’Assistance publique[55] ?

Le problème crucial abordé par la Commission Montpetit n’est donc plus de savoir si l’assurance libérale est préférable à l’assurance obligatoire, mais bien de déterminer qui, de l’État ou de l’entreprise privée, est le mieux à même d’organiser le régime obligatoire. À la question « Faut-il une assurance obligatoire ? », les commissaires notent que les premiers témoignages de l’enquête avaient été évasifs sur cette question. Par contre, poursuivent-ils, les derniers témoignages sont « très affirmatifs, venus des hommes d’oeuvres, des médecins, des chefs ouvriers. On peut dire que toutes les dernières séances tenues par la Commission ont révélé un consensus général en faveur de l’assurance obligatoire[56]. » Sur le plan des recommandations, cependant, les commissaires n’iront pas jusqu’à proposer l’étatisation de l’assurance hospitalisation, préférant encourager le « développement des mutualités » et la formule des assurances collectives privées : « Munis de cette expérience, les pouvoirs publics verront, après cinq ans, s’il y a lieu d’imposer l’assurance obligatoire en tenant compte des idées et des faits que nous avons tâché de grouper dans ce rapport[57]. » Le président Montpetit avait en tête une forme de mutuelle d’assurance bien précise, telle que la Société nationale d’hospitalisation que nous allons examiner plus loin, à qui il avait prêté son concours dans le cadre de démarches pour s’incorporer auprès du Surintendant des assurances du Québec. Un sursis de cinq ans était donc accordé aux promoteurs de l’assurance volontaire pour qu’ils mettent au point des solutions viables en matière d’assurance hospitalisation.

Un marché hospitalier en formation

La crise économique, nous l’avons souligné, crée des pressions fortuites sur les finances de l’Assistance publique, occasionnées par une détérioration majeure des conditions d’existence des classes populaires. De « nouveaux pauvres », incapables de payer pour leurs soins, joignent ainsi les clientèles d’indigents traditionnellement desservies par le programme. Cette situation d’urgence combinée à l’éclosion d’un courant d’opinion favorable à l’étatisation de l’assurance hospitalisation viennent stimuler, partout en Amérique du Nord, les partisans de l’assurance privée dans leurs efforts pour mettre au point des plans de protection accessibles au plus grand nombre. On aurait tort cependant d’attribuer l’apparition des nouvelles formules d’assurance maladie privée à la seule situation d’exception engendrée par la Grande Crise. En effet, la crise ne fait que rendre plus évidente l’existence d’une autre crise, larvée celle-ci, dont les impacts se font lourdement sentir auprès des hôpitaux et des médecins. Depuis longtemps déjà, l’hôpital a été amené à se décentrer de sa mission séculaire dans la prise en charge des miséreux et des laissés-pour-compte, pour devenir un lieu où l’on se fait soigner et où l’on doit payer pour se faire soigner (figures 2 et 3). Sa vocation est désormais étroitement imbriquée à celle de la médecine, à qui il offre des installations et des équipements où mettre en oeuvre ses méthodes de travail dans les meilleures conditions possibles[58]. Médecins et directions hospitalières, par-delà un discours valorisant la dimension caritative de l’hôpital, ont déjà bien compris que leur avenir passe par l’immense marché de consommation représenté par les nouvelles classes moyennes.

Figures 2 et 3

Répartition des patients admis dans les hôpitaux généraux, selon le paiement ou non des frais d’hospitalisation, Québec*, 1916-1928 (milliers de patients et pourcentages)

2

Sources : Québec (Province), Bureau des Statistiques, Statistiques annuelles des établissements pénitentiaires et des institutions d’assistance, 1916-1918 ; Statistiques annuelles des institutions d’assistance, 1919-1928, Québec, Publications officielles.

3

Sources : Québec (Province), Bureau des Statistiques, Statistiques annuelles des établissements pénitentiaires et des institutions d’assistance, 1916-1918 ; Statistiques annuelles des institutions d’assistance, 1919-1928, Québec, Publications officielles.

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Or, la médecine hospitalière coûte cher et, dans les gros hôpitaux notamment, la situation ne tardera pas à devenir critique. Les sommes versées par les patients québécois pour leurs frais d’hospitalisation ont beau s’accroître substantiellement entre 1916 et 1928, elles ne parviennent guère à soutenir la courbe ascendante des dépenses globales. Dans un contexte où le nombre de lits affectés aux malades et les coûts d’hospitalisation augmentent vigoureusement, l’un des problèmes notoires de ces hôpitaux est d’attirer vers eux ces patients payants. Mais, les taux d’inoccupation dans les établissements représentent, bon an mal an, plus du tiers des lits qui leur sont réservés[59]. Quant aux patients soignés gratuitement, ils continuent d’exercer une ponction financière appréciable sur les reve--nus hospitaliers, que ni les dons obtenus des réseaux charitables ni les fonds alloués en vertu de la nouvelle Loi de l’Assistance publique ne suffisent à contenir[60]. Toute cette situation n’est pas sans préoccuper les administrations hospitalières et les médecins. D’ailleurs, dès les années 1930, à l’Hôpital Sainte-Justine et à l’Hôtel-Dieu de Montréal, le principe de la gratuité des soins pour les patients de l’Assistance publique commence à être battu en brèche[61]. Si l’idée de redéfinir l’Assistance publique dans le sens d’un élargissement des clientèles admissibles en séduit quelques-uns, d’autres appréhendent les conséquences d’un tel ascendant de l’État sur les finances hospitalières.

Pour surmonter ces difficultés, il n’y avait donc qu’une seule issue : majorer l’apport en recettes des patients payants en augmentant significativement leur nombre. Mais pour y parvenir, il fallait revoir les façons de faire de l’assurance privée, inventer des mécanismes rendant l’hôpital accessible à la majorité de la population. Il fallait par ailleurs trouver l’expertise pour mettre au point des formules attrayantes pour le grand public, le capital de démarrage et les voies d’accès au marché des classes moyennes. Ces ressources, elles viendront des patrons (industriels et grands employeurs), des assureurs et du service des assurances de l’État québécois.

L’assurance libérale revisitée

Dans les années 1930, alors que sur la place publique on débat âprement du rôle de l’État dans l’offre de soins de santé, patrons et assureurs s’affairent dans la plus complète discrétion à trouver une solution au problème de l’accès à l’hôpital. Ces derniers sont très au fait des expériences qui se déroulent ailleurs et ont fait leur cette idée selon laquelle la solution de rechange à l’étatisation de l’assurance hospitalisation passe par les formules de prépaiement pour les soins de santé. Un peu partout en Amérique du Nord, les yeux sont fixés sur Dallas dans l’État du Texas, où Justin Ford Kimball vient de lancer en 1929 un nouveau prototype de prépaiement pour les frais hospitaliers. L’idée de départ de cette expérience est relativement simple : placer le plan d’assurance sous le patronage et la gouverne d’un cercle de personnages influents (hommes d’affaires, médecins, hommes politiques), obtenir la caution des associations médicales et des administrations hospitalières et, enfin, conclure des accords avec de gros employeurs (pour le prélèvement à la source des cotisations) afin d’offrir le plan à leurs employés. De vastes campagnes médiatiques soulignant la finalité non lucrative du plan (non-profit organization) et son accessibilité aux petits budgets allaient se charger du reste[62]. Libérée des entraves morales à l’idée de réaliser des profits à partir d’événements aussi malheureux que la maladie et répartissant les risques sur de grands nombres d’employés, la « magie » de l’assurance pouvait opérer. Le patient assuré, moyennant une cotisation annuelle de 6 $, payée à raison de 50 sous par mois, pouvait se rendre à l’hôpital en toute quiétude, sans avoir à débourser pour son séjour, l’établissement se chargeant de collecter les frais auprès de l’assureur. D’autres plans, très semblables, vont s’organiser localement dans les grandes villes nord-américaines — parfois pour un seul hôpital, dans d’autres cas pour plusieurs — avant que soit constituée la Croix Bleue.

Ce mouvement en faveur de l’assurance hospitalière sans but lucratif va gagner rapidement le Québec où trois sociétés de ce type verront le jour dans les années 1930 : la Société nationale d’hospitalisation, la Société mutuelle d’hospitalisation et la Croix Bleue (incorporée sous deux appellations : Quebec Hospital Service Association et Association d’hospitalisation du Québec). Toutes ces sociétés ont été incorporées en vertu de la formule juridique du secours mutuel, même si à plusieurs égards, elles s’en distinguent sur de nombreux aspects. Voyons d’un peu plus près ces trois sociétés[63].

La doyenne de ces entreprises, la Société nationale d’hospitalisation, se définissait comme une « association catholique de secours mutuels ». Elle fut fondée en 1930, alors même qu’était expérimenté le plan hospitalier de J. F. Kimball à Dallas. Elle se donna pour principal objectif de « fournir une aide morale et matérielle » à ses membres par « l’éducation sociale, morale et intellectuelle », et par l’offre de secours et de soins de santé divers en cas de maladie ou d’accident, de mortalité. Une quarantaine d’hommes d’affaires, d’avocats, de notaires et de médecins, originaires de Québec (36) et de Montréal (6), lui apportèrent leur concours et lui fournirent des avances pour constituer son capital de démarrage. Parmi ses promoteurs, figuraient Édouard Montpetit (président de la Commission des affaires sociales), des actionnaires et des dirigeants de compagnies d’assurances canadiennes-françaises (notamment Les Prévoyants, L’Industrielle et Frontenac), des banquiers, des industriels, etc. Elle fut placée sous le patronage d’une dizaine de personnalités influentes, dont le Premier ministre Taschereau et des évêques qui ne manquèrent pas d’en souligner la pertinence, à la fois pour les familles et les hôpitaux :

Tout ce qui peut contribuer à maintenir dans notre peuple, écrivait Mgr Courchesne, Évêque de Rimouski, le sentiment des responsabilités de chacun devant les charges familiales et les épreuves de la vie, doit être béni comme une cause de relèvement moral. […] la Société Nationale d’Hospitalisation peut rendre à la société le plus grand service de soulager l’assistance publique, de plus en plus menacée d’être débordée tout comme le développement monstrueux de la vie urbaine, fait que la charité privée, et la charité organisée sont déjà débordées[64]

Si, d’un premier abord, rien ne paraissait la distinguer des mutuelles canadiennes-françaises apparues précédemment, la Société nationale réunissait tous les ingrédients qui allaient plus tard définir les sociétés spécialisées dans l’offre d’assurance maladie. Sous un verni catholique, en effet, la Société a introduit des pratiques assurantielles novatrices. Parmi les plus importantes, signalons la présence d’ententes contractuelles avec des hôpitaux, des employeurs et avec des organisations médicales (pour la fixation des tarifs). L’autre aspect novateur des pratiques de la Société nationale résidait dans la couverture d’assurance. Pour la première fois, en effet, on s’émancipait définitivement des régimes d’indemnisation centrés sur l’allocation de remplacement pour privilégier le remboursement direct des frais afférents à la maladie. La couverture d’assurance offerte par la mutuelle d’hospitalisation était pour le moins ambitieuse : hospitalisation, soins médicaux et chirurgicaux, visites et traitements à domicile par un médecin ou par une infirmière, service de pharmacie, assistance maternelle. Une table des taux graduée en fonction de l’âge servait à établir les cotisations. Hommes, femmes, enfants et vieillards étaient admissibles, anglophones comme francophones. Les promoteurs de la Société envisageaient établir le système sur des bases actuarielles[65].

Les débuts de la Société nationale d’hospitalisation furent prometteurs. En une seule année, son nombre d’adhérents était passé de 1300 à plus de 5000. Des bureaux avaient été établis dans plusieurs régions du Québec et l’on projetait même s’attaquer prochainement au marché montréalais. Pourtant, elle s’effondra en 1934, faute de capitaux, victime d’un détournement de fonds de la part d’un collecteur de primes et aux prises avec des remboursements pour séjours hospitaliers impayés dans l’un des hôpitaux affiliés. L’affaire fit boule de neige et on procéda à la liquidation volontaire de l’organisme.

Un groupe de francophones de Montréal reprit le flambeau en 1937 et créa la Société mutuelle d’hospitalisation, un calque de l’Associated Hospital Service of New York, liée au mouvement Blue Cross et dirigée par F. Van Dyk, qui comptait alors quelque 120 000 membres et faisait des affaires avec 177 hôpitaux affiliés. La similitude entre les deux sociétés est frappante : mêmes tarifs annuels (10 $), même régime de recrutement (assurance groupe organisée à partir des milieux de travail), même système d’affiliation à l’égard des hôpitaux et couverture d’assurance à peu près similaire. Pourtant, il n’y eut apparemment jamais de liens officiels entre les deux organismes[66]. La compagnie mutuelle sera liquidée en 1944 sans jamais être parvenue à obtenir son permis du Service des assurances du Québec. Il semble que plusieurs requêtes aient été adressées au Service des assurances dans la seconde moitié des années 1930 pour établir de telles sociétés d’assurances. La ligne de conduite du surintendant aurait été de ne favoriser la constitution que d’une seule société. C’est finalement un projet à peu près identique à celui de la Société mutuelle d’hospitalisation, lancé cette fois-ci par des promoteurs du Montreal Board of Trade, qui obtiendra l’aval du surintendant. Ce projet, mis en place vers le milieu des années 1930, se concrétisera en 1942 avec la création de Quebec Hospital Service Association (QHSA), le pendant québécois de Blue Cross of America[67].

L’éclosion de la Croix Bleue

L’historienne Rosemary A. Stevens a qualifié la Croix Bleue de pilier dans l’édification du système de santé aux États-Unis, où elle a engendré le développement d’une situation, encore de nos jours, unique en Occident[68]. Son succès tient, pour une large part, aux réseaux d’alliances qu’elle est parvenue à constituer autour de sa vision du développement de l’industrie de la santé : une vision empreinte de pragmatisme et soucieuse, avant tout, de préserver le caractère privé du dispositif de soins de santé. Gestionnaires d’hôpitaux, médecins (par l’intermédiaire de la puissante American Medical Association), politiciens, hauts fonctionnaires des services d’assurance gouvernementaux et patrons de la grande entreprise jouèrent un rôle prépondérant dans le lancement du mouvement.

Au Québec, la coalition d’intérêts qui souscrivit à la formation de Quebec Hospital Service Association était sensiblement du même type. Elle fut formée à l’issue de démarches entreprises en 1936 par un petit groupe d’hommes d’affaires anglophones montréalais[69]. « Private enterprise performing a public service[70] », cette expression des dirigeants de la Croix Bleue, résume à la fois l’esprit qui animait les promoteurs du pro-jet et le type d’organisation qu’ils mirent en place, une idée qui n’était pas sans séduire le patronat, les administrations hospitalières et les médecins.

Toute la stratégie fut d’abord orientée vers la mobilisation du patronat, plus particulièrement des représentants « from companies employing large staff[71] ». Là se trouvaient la clé d’un accès privilégié aux clientèles recherchées, soit les grands collectifs d’employés, et, sur un autre registre, d’une voie d’accès aux cercles restreints de la grande bourgeoisie d’affaires. Si l’on se fie à la liste des requérants de l’association et aux premiers groupes d’assurés, cette stratégie fut apparemment très fructueuse. L’appui des patrons des grandes entreprises semble avoir joué un rôle très important au début du mouvement. En effet, ils figurent en grand nombre parmi les signataires de la requête pour incorporer l’association en 1942[72]. En 1943, à peine un an après le démarrage de ses activités, la Croix Bleue était déjà implantée dans plus d’une centaine de grandes entreprises, dont plusieurs compagnies d’assurances, la plupart des grandes banques et de grandes industries pancanadiennes[73]. L’empressement avec lequel les patrons appuyèrent l’introduction des plans de la Croix Bleue s’explique en outre par le fait qu’ils ne participaient pas obligatoirement à l’assurance. Dans la plupart des cas, cette participation se limitait au seul prélèvement à la source des cotisations de leurs employés.

L’appui des hôpitaux et des médecins fut apparemment un peu plus laborieux à obtenir. À l’examen des premières adhésions d’hôpitaux à l’association, on peut penser que, dans ce cas-ci, les clivages religieux et linguistiques du monde hospitalier et médical jouèrent un rôle non négligeable. Les hôpitaux anglophones ont été étroitement associés aux préparatifs du lancement de la Croix Bleue et, règle générale, ils ont adhéré plus précocement au mouvement. Les structures de représentation au sein de la direction du mouvement avantageaient d’ailleurs très nettement les anglophones. En 1943, par exemple, ils détenaient 23 des 35 sièges du bureau des gouverneurs de la Croix Bleue dévolus à des individus, 7 des 11 sièges du Comité exécutif. Un examen plus attentif de ces gouverneurs montre qu’on a affaire ici à un petit groupe d’hommes d’affaires issu principalement des rangs de la grande bourgeoisie montréalaise, très présent dans les réseaux philanthropiques tissés autour des hôpitaux anglo-phones : 17 d’entre eux cumulent des postes de divers ordres au Montreal General Hospital[74].

Mais il existe deux autres caractéristiques de l’organisation de la Croix Bleue qui agissaient comme repoussoir. La première résidait dans la clause d’exclusivité insérée dans les contrats d’affiliation des hôpitaux, laquelle enchaînait à toutes fins utiles l’hôpital affilié à la Croix Bleue, et se trouvait de facto à encourager la constitution d’un éventuel monopole[75]. La seconde, et non la moindre, était le caractère antidémocratique de son organisation :

Il y a un autre principe que l’on veut écarter par cette législation, écrit un conseiller appelé à formuler un avis juridique sur le projet de loi créant la Croix Bleue : c’est le principe démocratique. […] D’après ce projet, le contrôle de la société appartiendrait aux gouverneurs et les gouverneurs éliraient leurs successeurs. Les gouverneurs constitueraient ainsi « a self perpetuating body » qui administrerait l’association sans que les membres n’aient leur mot à dire. Quand nous combattons pour la démocratie, je ne vois guère d’excuse possible pour confier, par une loi, le contrôle d’une association de ce genre aux magnats de la finance que l’on mentionne dans la liste annexée au projet. […] Il est possible que si l’on passait une loi pour décréter que ces messieurs formeront le gouvernement de la province et éliront leurs successeurs de cette manière, la province serait bien administrée, mais je ne pense pas que l’on trouverait beaucoup de citoyens pour appuyer la proposition[76].

Ces critiques trouvaient des oreilles attentives dans les officines du ministère de la Santé et dans certains cercles au Québec et au Canada, où plusieurs, dont le directeur de l’Assistance publique et du Service provincial d’hygiène, croyaient que la solution aux problèmes d’accès à l’hôpital passait par l’assurance d’État, voire par la « médecine d’État ». En 1936, exaspéré de devoir refuser l’aide à des patients sans moyens venus de la Côte-Nord pour se faire soigner à l’Hôpital de Rimouski, il avait fini par répondre à la Soeur économe : « […] tant que le socialisme ne sera pas établi et que la médecine d’État ne sera pas instaurée, les moyens mis à notre disposition nous empêcheront de dire oui à toutes les demandes qu’on nous fera[77]. » L’étatisation sera par ailleurs la principale conclusion de la Commission provinciale d’enquête sur les hôpitaux (Commission Lessard), créée par le Gouvernement Godbout en 1942[78].

Figure 4

Primes d'assurance contre la maladie et les accidents souscrites par les sociétés d’assurance, Québec, 1935-1945 (000 $ courants)

Primes d'assurance contre la maladie et les accidents souscrites par les sociétés d’assurance, Québec, 1935-1945 (000 $ courants)
Sources : Rapports du Surintendant des assurances du Québec.

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Les velléités monopolistiques de la Croix Bleue et les accrocs aux règles de fonctionnement élémentaires des sociétés de secours mutuels, stipulées par la Loi des assurances, n’empêcheront pas le Surintendant des assurances d’aller de l’avant et d’appuyer le projet. Quant aux réticences exprimées par les hôpitaux et les médecins, elles s’estomperont bien rapidement avec la progression phénoménale de la Croix Bleue au cours de ses premières années d’opérations. Sur cette lancée spectaculaire, le directeur général de la Croix Bleue nourrissait de grands desseins pour l’avenir de son entreprise :

[…] our field therefore is restricted to employees in the middle and upper income brackets. By extending our service we would then to be in a position to reach all employed persons in the province of Quebec, and the growth of our plan would be considerably increased, resulting in a direct benefit to the hospital and, if surgical benefit were included, also to the doctors[79].

Pour tenir ces promesses, on devait toutefois relever trois défis de taille. Il fallait d’abord faire la preuve que des patients payants et assurés allaient contribuer significativement à résoudre le problème du financement des activités hospitalières. L’industrie de l’assurance allait devoir, par ailleurs, mettre au point des plans de protection accessibles aux budgets des segments de la population à faibles revenus. Il fallait enfin qu’elle parvienne à concevoir des régimes à protection plus étendue, englobant non seulement les frais de séjour hospitaliers, mais ouvrant plus largement les portes du cabinet du médecin. Or, rien n’est encore joué au moment où les affaires des assureurs privés dans le marché québécois de la maladie s’apprêtent à connaître des années fastes. Dans quelle mesure parviennent-ils à relever ces défis ? C’est là une question qui dépasse largement les objectifs de la présente étude et que nous réservons à un prochain article.

Conclusion

Les régimes privés d’assurance maladie, nous l’avons vu, plongent leurs racines très loin dans le passé alors que, pendant longtemps, ils ont existé sous la forme d’indemnisations à l’égard des pertes de revenus, notamment par le biais de l’assurance mutualiste qui fut la plus répandue. Des analyses internes de ces régimes mutualistes ont bien montré, en opposition aux thèses des historiens Beito, Cromwell et Green, que leur effondrement était antérieur aux premiers développements de l’État providence. Les uns l’ont attribué aux nouveaux comportements des ménages ouvriers en matière d’épargne et de protection, faisant ainsi la grande part aux transformations de la demande[80]. D’autres l’ont expliqué par les ruptures fondamentales occasionnées par l’introduction de la technique actuarielle dans les sociétés fraternelles vers la fin du XIXe siècle[81]. En considérant plus largement le procès de formation du marché de la maladie au cours du premier tiers du XXe siècle, la présente étude fait le constat de difficultés similaires du côté de l’industrie de l’assurance commerciale, en même temps qu’elle signale les tentatives, à la fois précoces et plus ou moins heureuses, de mise au point de modes de prépaiement pour les frais hospitaliers et médicaux. Cette piste nous apparaît prometteuse pour la compréhension de cette grande transition de l’hôpital caritatif centré sur la prise en charge des populations déshéritées vers l’hôpital contemporain[82]. Il faudra éventuellement compléter par des recherches plus approfondies.

L’un des phénomènes marquants de l’entre-deux-guerres à ce chapitre aura été la convergence de deux mouvements de fond dont les liens vont devenir inextricables par la suite : les transformations internes du dispositif hospitalier et les mutations des régimes d’assurance maladie privés. À compter des années 1920, la crise larvée des finances hospitalières conjuguée à la critique des régimes libéraux d’assurance poussent les promoteurs de l’assurance privée à réinventer, en quelque sorte, les régimes de protection contre la maladie. Cette réforme va s’articuler autour de trois grands axes : l’accès à l’hôpital devient le pivot de leur offre de services, leur stratégie de recrutement cesse de s’en remettre aux seuls marchés de particuliers pour se redéfinir sur la base des grands collectifs de travail et, enfin, les patrons, les médecins et les hôpitaux deviennent des rouages essentiels dans le fonctionnement du régime assurantiel. L’indemnisation du risque de maladie s’émancipe ainsi du contrat privé entre l’assureur et l’assuré, conclu dans la plus pure tradition libérale, pour devenir l’affaire du corps médical, de l’administration hospitalière, de l’employeur et de la société d’assurances (fut-elle mutuelle ou compagnie commerciale). Bref, dans le nouveau dispositif contractuel, le rôle de l’assuré individuel se définit essentiellement comme payeur de primes, tandis que l’hôpital et le médecin deviennent les principaux destinataires du processus d’indemnisation.

Après quelques échecs et des projets avortés, la percée de la Croix Bleue au début de la Seconde Guerre mondiale va constituer une charnière dans le développement des régimes d’assurance maladie privés. Au Québec, comme ailleurs en Amérique du Nord, le mouvement en faveur de l’assurance volontaire déferlera à la manière d’un véritable raz-de-marée. Il s’agit d’un tournant en ce sens que, sur la base d’une alliance entre patro--nat, administrations hospitalières (religieuses comme laïques) et de larges pans du corps médical, les partisans d’une assurance d’État — et, plus largement, d’une gestion keynésienne de la protection sociale en matière de maladie — sont temporairement mis en échec. Le Québec avait fait sien le modèle d’assurance privée qui s’était imposé chez son puissant voisin états-unien. Les plus optimistes feront valoir que le problème de l’accès des classes moyennes à l’hôpital trouverait à se résorber de lui-même et que l’assistance publique allait désormais renouer avec sa mission originale : la protection des pauvres et des déshérités.