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Le projet de l’ouvrage collectif Mapping the Margins, détaillé dans l’introduction signée N. Christie, est double  : montrer, d’une part, le rôle central joué par la famille dans la définition de l’appartenance et de l’exclusion, en vue de la faire apparaître comme un lieu essentiel de définition des codes de conduite et des identités ; mettre à l’épreuve, d’autre part, une thèse historiographique déjà ancienne, celle voulant que la famille nucléaire soit devenue de manière irrésistible « la norme » en Occident, depuis l’époque préindustrielle jusqu’à nos jours. Pour ce faire, différentes études portant sur des individus n’appartenant pas aux familles nucléaires « standards » ou sur des expériences vécues en dehors de ce cadre restreint ont été rassemblées. L’introduction générale présente aussi la famille comme une institution de régulation fondée sur des hiérarchies inégales, ce qui, on en conviendra, constitue déjà un lieu commun des spécialistes du champ. L’histoire de la violence domestique et l’histoire ouvrière, notamment, ne laissent subsister aucun doute à ce sujet.

L’ouvrage est divisé en trois parties. La première, qui traite des familles « brisées », comprend des essais sur le veuvage (J. Brun, B. Bradbury), les demandes épistolaires d’assistance intrafamiliale (N. Christie) et les enfants de familles recomposées (P. Gossage). La seconde partie, consacrée aux célibataires, compte des travaux portant sur les prescriptions entou-rant le mariage et la paternité (O. Hubert), sur le cas d’un individu en marge de sa famille, tant du point de vue interpersonnel que religieux (J. Little), ainsi que sur le célibat féminin et masculin comme tel (G. Davies et M. Stairs). Enfin, les chapitres de la troisième et dernière partie, intitulée « Institutions et marginalité », examinent successivement la question des admissions asilaires (J. Moran, D. Wright et M. Savelli), les justifications de l’existence du réseau québécois d’orphelinats (D. Baillargeon), de même que les attitudes et politiques gouvernementales envers les mères célibataires (S. Morton) et les personnes âgées isolées (J. Struthers). En conclusion, et ce de manière légèrement paradoxale par rapport au programme de l’introduction (où la marge se trouve en périphérie de la famille nucléaire « normale »), M. Gauvreau tente de montrer comment, après 1945, la famille nucléaire a été représentée (notamment dans le discours des sciences sociales) comme une entité repliée sur elle-même, de la sorte marginale, « résiduelle » par rapport à d’autres institutions (comme l’école) maintenant beaucoup plus influentes.

Il va sans dire que Mapping the Margins renferme une grande diversité de perspectives : on y fait appel autant à la démographie historique qu’à l’analyse des trajectoires de vie, des discours et représentations, des stratégies et des rôles sociaux, sans négliger certaines approches d’histoire institutionnelle (par l’étude, notamment, de la question maintenant classique des interactions entre familles et enfermement ou de celle des réponses étatiques à des problèmes sociaux donnés).

Si faire le compte rendu d’un ouvrage collectif est un exercice parfois malaisé, on peut cependant soupeser l’unité de l’ouvrage, l’adéquation, même lâche, entre le projet commun défini en introduction et les résultats des contributions rassemblées. Certains auteurs ne font pas vraiment écho à la problématique générale ; d’autres la saisissent à bras-le-corps. P. Gossage, par exemple, examine de façon nuancée le problème du sort plus ou moins dramatique des enfants de familles recomposées : leur expérience montrerait des traits de caractère s’inscrivant à la fois dans la norme – vu la ressemblance « nécessaire » avec les autres familles, en termes de fonctionnement des foyers – et la marginalité, considérant les préjugés qui pouvaient entourer leur condition. La famille s’avère alors effectivement un lieu d’appartenance et de référence en ce qui a trait à la « différence ». Et la famille avait certainement une signification plus large que l’entité nucléaire, en certaines occasions. En cas de détresse économique, la famille correspondait plutôt au réseau de parenté, à la famille étendue à laquelle les individus indigents recouraient, comme le fait voir le texte de N. Christie.

Malgré tout, l’inscription historiographique de ce collectif pose problème. Entendons-nous bien : la déviance en milieu familial et les dynamiques intrafamiliales de pouvoir sont trop peu étudiées en histoire de la famille au Canada. En ce sens, Mapping the Margins constitue une contribution très significative à ce champ de recherche. Néanmoins, le recours au concept de « marge » ne s’impose pas par son évidence. Idée vieille de près de 30 ans, l’histoire par les marges a été plutôt délaissée depuis un bon moment dans la littérature portant plus spécifiquement sur la régulation sociale. D’ailleurs, certaines contributions montrent que des individus, apparemment « marginaux », étaient en fait très bien intégrés, du point de vue familial et communautaire. Dans le cas des veuves, notamment, on tentait de reconduire les arrangements et les relations préexistantes aux situations difficiles, ce qui est une démarche d’intégration, et non de « marginalisation » (qui traduit en principe une poussée, une mise à l’écart). N’assiste-t-on pas à de nouvelles affirmations de la norme et des rapports de domination qui lui sont liés ? Même chose dans le cas des célibataires décrits par M. Stairs, qui expose la toute normalité du célibat dans le contexte de l’économie rurale de l’Île-du-Prince-Édouard à la fin du XIXe siècle : ces célibataires étaient actifs, nombreux et bien liés à leur famille et à leur parenté, donc plus près du centre de la famille que de ses marges. Ces figures spécifiques montrent cependant, et cela en accord avec l’un des fils conducteurs de l’ouvrage, que la famille nucléaire n’avait pas l’exclusivité de la normalité. Une certaine ambiguïté théorique traverse par conséquent Mapping the Margins. Si la famille nucléaire n’était pas le seul lieu d’un fonctionnement normal, établi des personnes, du coup comment parler de « marges » pour des figures apparemment excentrées mais qui en fait ne l’étaient pas ?

Insister sur les conflits familiaux, plutôt que céder aux ambiguïtés conceptuelles des « marges », aurait peut-être été plus fructueux pour soupeser le rôle de la famille comme lieu d’appartenance et d’exclusion, tout en révélant de nombreuses situations véritablement atypiques.

Qu’en est-il, au surplus, des relations entre les familles et certaines zones névralgiques de l’« en dehors » de la société, comme le crime ? Il n’en demeure pas moins que, individuellement, les contributions d’histoire sociale rassemblées en ces pages s’avèrent des travaux de qualité exemplaire.