Comptes rendus

BOUCHARD, Gérard, La pensée impuissante. Échecs et mythes nationaux canadiens-français (1850-1960) (Montréal, Boréal, 2004), 319 p.[Notice]

  • Yvan Lamonde

…plus d’informations

  • Yvan Lamonde
    Département de langue et littérature françaises
    Université McGill

Gérard Bouchard poursuit ici une réflexion amorcée il y a quelque trente ans autour de la notion de désarticulation dans l’histoire sociale du Saguenay, reconduite par des travaux sur l’américanité, la genèse des sociétés neuves, les imaginaires collectifs et l’expérience de l’écriture romanesque. Ces travaux l’ont mené à chercher des mythes fondateurs susceptibles d’articuler une pensée canadienne-française. Il a trouvé quantité de mythes et d’utopies, aucun véritablement fondateur, et quantité de contradictions qu’il a voulu penser. Après avoir exploré les voies théoriques du dépassement des contradictions dans Raison et contradiction. Le mythe au secours de la pensée (2003) et identifié trois types de pensée qui prétendent surmonter ces contradictions, G. Bouchard a mis à l’épreuve ses outils analytiques dans Les deux chanoines. Contradiction et ambivalence dans la pensée de Lionel Groulx (2003). Il en poursuit l’usage dans le présent volume en scrutant la pensée qui préside à la promotion de la colonisation, puis la pensée d’Arthur Buies, d’Edmond de Nevers, d’Édouard Montpetit, de Jean-Charles Harvey, avant de faire un bref retour sur les critiques formulées à l’endroit de sa précédente analyse sur Groulx. La définition des trois types de pensée retenus est cruciale pour comprendre l’argumentation de l’auteur. La pensée radicale force et impose une cohésion en supprimant un des pôles du contradictoire et en créant une représentation homogène et fermée. La pensée organique maintient le contradictoire mais tente de l’accommoder et de l’articuler en créant un principe de résolution, un mythe efficace. La pensée fragmentaire ou équivoque maintient le contradictoire et la désarticulation dans un montage d’énoncés concurrents ou divergents où le syncrétisme annonce l’inefficacité des mythes convoqués. Une analyse et des conclusions de cette importance commandent une attention critique à leur mesure. Mon propos portera sur quatre aspects méthodologiques – la périodisation, le choix des penseurs, le type de questions posées, le rapport entre les types de pensée et la production des mythes - et sur la raison de cette impuissance de la pensée. La périodisation séculaire retenue – 1850-1960 – laisse tomber la période 1760-1850 où deux événements, la Conquête et la Cession puis les Rébellions de 1837 et de 1838, constituent des marqueurs aussi importants que la Révolution tranquille et posent évidemment la question de la construction même de la pensée au Québec et celle de son « impuissance » à la suite de 1760 et de 1837 et 1838. Ce choix peut avoir des répercussions sur la compréhension des types de pensée (p. 258, la Révolution tranquille, terminus ad quem, fut-elle le seul moment de levée – partielle et temporaire – de la pensée fragmentaire ?) et sur la recherche d’explications de cette pensée impuissante. La justification du choix des penseurs tient à l’importance de ceux-ci, jaugée à leur rayonnement (p. 10). On pourrait penser que compte tenu de la « puissance » qui est demandée à ces penseurs – des systèmes de pensée « astreints à la règle de cohérence » (p. 82, 243-244), des formulations « de propositions globales » (p. 10) -, l’auteur aurait regardé du côté de penseurs autrement investis dans le politique, avec des carrières publiques durables, bref des figures de la taille de Groulx. On pense à Papineau, à Garneau, à Dessaulles, à Hector Fabre, à Asselin, à Laurendeau, si l’on ne retient que des libéraux, radicaux ou modérés, comme le fait l’auteur, sauf pour le cas de Groulx. Le panthéon constitué pose évidemment la question de la représentativité, soulevée par l’auteur à propos de Buies seulement et dont il pense qu’il fut « un intellectuel assez représentatif [mes italiques] de la pensée canadienne-française de son temps » …