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Jacques Michon et ses collaborateurs du GRÉLQ (Groupe de recherche sur l’édition littéraire au Québec, Département des lettres et communications, Université de Sherbrooke) proposent le deuxième volume de l’Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle intitulé Le temps des éditeurs, 1940-1959, cinq ans après la parution du premier volume (La naissance de l’éditeur, 1930-1939) de la série.

Le temps des éditeurs est composé de onze chapitres – Les nouveaux éditeurs, Les mutations du marché, L’imprimeur-éditeur à la croisée des chemins, Beauchemin, entre littérature et commerce, L’édition des communautés religieuses, Les collections pour la jeunesse, L’édition de poésie, Essor et déclin des collections populaires, Les clubs du livre, Promotion et distribution du livre et Le contrôle du livre et de la lecture – de sept annexes contenant des extraits de documents officiels permettant de mieux saisir les enjeux évoqués dans l’étude, d’une bibliographie exhaustive, ainsi que d’un index des noms propres et des maisons d’édition et périodiques.

Ce sont surtout les libraires, les écrivains et la presse qui soutiennent l’édition littéraire au début du xxe siècle, comme il a été clairement démontré dans La naissance de l’éditeur. S’il a fallu attendre les années 1920 pour que des maisons d’édition de premier plan apparaissent sur la scène canadienne-française, ce n’est qu’à partir des années 1940 que les activités des éditeurs auront des répercussions à l’échelle internationale. Des éditeurs culturels comme Bernard Valiquette, l’Arbre et Fides prendront le relais de l’édition européenne durant la guerre en publiant les oeuvres d’auteurs d’outre-mer comme Malraux, Saint-Exupéry, Baudelaire, Proust, Gide et Flaubert. Or ils profitent de cette lancée pour promouvoir la littérature canadienne-française, surtout après 1943. On note alors la parution de livres qui seront rapidement considérés comme des classiques de la littérature locale, tels Les îles de la nuit d’Alain Grandbois, publié chez Lucien Parizeau en 1944, et Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, publié aux Éditions Pascal en 1945. Les éditeurs se permettent enfin de participer aux débats idéologiques qui animent la société, notamment en publiant des revues – par exemple, La nouvelle relève, aux Éditions de l’Arbre, et Gant du ciel, chez Fides – et des essais sur l’actualité géopolitique. C’est par ailleurs à la même époque que les éditeurs vont créer des associations « afin de réglementer leurs pratiques », comme la Société des éditeurs canadiens du livre français qui voit le jour en 1943.

Si plusieurs maisons d’édition éprouvent de sérieuses difficultés au lendemain de la guerre, au point de devoir fermer leurs portes, l’activité éditoriale et l’industrie du livre ne se voient pas complètement anéanties. D’autres instances, comme les imprimeurs-éditeurs (Éditions Marquis, Thérien Frères, Belisle et Imprimerie Saint-Joseph) et les libraires grossistes, Beauchemin en tête, prennent alors le relais.

Beauchemin représente d’ailleurs l’entreprise la plus importante de l’industrie du livre au Québec dans la première moitié du xxe siècle, couvrant même, dans les années 1940, « tous les secteurs de la chaîne du livre » : l’imprimerie, la librairie, l’édition et la publication de périodiques. L’efficacité de Beauchemin dépend en grande partie de son réseau de distribution et des liens que la maison entretient avec les institutions d’enseignement.

Les maisons d’édition fondées par les communautés religieuses profitent quant à elles de la hausse de la demande pour les ouvrages destinés à la jeunesse. Cette production permet notamment d’assurer la transmission des valeurs chrétiennes au jeune lectorat. Chez ces éditeurs, dont les Éditions du Lévrier, les Éditions de l’Atelier et l’Apostolat de la Presse, peu de place est ainsi laissée à la littérature.

Certains facteurs contribuent à l’essor des collections pour la jeunesse. Dans les années 1940 et 1950 est créé un important réseau de bibliothèques scolaires et municipales. C’est également à cette époque qu’est adoptée la loi sur la scolarité obligatoire et qu’on assiste à une réforme fondamentale des programmes d’enseignement. Les éditeurs profitent de ces bouleversements sociopolitiques pour publier des ouvrages d’ici, mais aussi d’Europe et des États-Unis. La librairie générale d’Eugène Achard, par exemple, spécialisée dans les publications destinées au jeune public, veut, par sa politique éditoriale, « contribuer à […] faire [des jeunes] de bons citoyens, des patriotes conscients de leur responsabilité ».

À la fin des années 1940 apparaissent les maisons d’édition spécialisées dans la publication de poésie qui était, jusque-là, publiée dans les maisons d’édition de littérature « générale ». Or après la guerre s’organisent des structures indépendantes des grandes maisons d’édition qui vont privilégier une fabrication plus artisanale et des tirages moins imposants. Michon fait remarquer que l’émergence de ces maisons spécialisées (Les cahiers de la file indienne, les Éditions Erta, L’Hexagone, etc.) constitue une étape déterminante dans le « processus d’autonomisation de la littérature québécoise ».

L’édition au Québec subit aussi l’influence des États-Unis dans la période de l’après-guerre. C’est ainsi que les collections populaires – livres de poche, romans en fascicules – vont connaître un essor important, jusqu’au début des années 1960. Romans d’espionnage, romans policiers, romans d’amour signés par des auteurs locaux bénéficient alors de beaucoup de popularité, permettant aux maisons d’édition de se servir des revenus qu’ils génèrent pour « financer leurs collections plus coûteuses et moins rentables ». Les clubs du livre, comme le Cercle du livre de France, filiale CLF américain, constituent un autre moyen de promouvoir la littérature locale et de diffuser la littérature étrangère.

Enfin, si le monde de l’édition connaît un essor considérable pendant et après la Deuxième Guerre mondiale, on constate rapidement la nécessité de régir les pratiques et de créer des organismes qui contribueront à la promotion du livre. La Bibliothèque nationale du Canada, fondée en 1953, et le Conseil des Arts, qui apparaît en 1957, en constituent deux exemples. C’est également dans les années 1950 que se développe le réseau de librairies, principalement en milieu urbain, et qu’on voit des entreprises européennes comme Flammarion et Larousse s’installer au Québec. Le contrôle du clergé sur le contenu des livres et sur la lecture est alors en déclin, et la censure est de plus en plus contestée dans les revues et les journaux.

Le temps des éditeurs 1940-1959, comme le premier volume de la série sur l’Histoire de l’édition littéraire au Québec au xxe siècle, deviendra rapidement un ouvrage incontournable pour qui s’intéresse à l’histoire de l’imprimé et de sa diffusion, ainsi qu’aux conditions dans lesquelles s’est développée la littérature québécoise. Le propos, qui couvre toutes les sphères d’activité liées à l’édition, témoigne d’un souci d’érudition considérable, et est complété par des illustrations et des photos qui ont été judicieusement insérées à la fin des chapitres. Le troisième tome de la série, qui se penchera sur la période 1960-2000, devrait paraître dans quelques années et sera donc attendu avec impatience.