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Le livre s’ouvre sur une discussion de la notion de shellshock, car on peut penser que la folie dont il est question ici est causée par des traumatismes subis au front. À partir de 1915, de nombreux malades sont diagnostiqués shellshock, diagnostic qui ne fait pas l’unanimité, car il est souvent appliqué à des individus n’ayant pas été exposés à une explosion. D’ailleurs, en 1919, les psychiatres britanniques, que suivent les Canadiens, admettront que les troubles nerveux de la guerre ne sont pas spécifiques au combat, les symptômes constatés étant semblables à ce qui se rencontrait dans la pratique civile. Si le concept a connu une grande vogue, ce serait pour deux raisons « politiques » : le désir d’éviter au soldat la qualification d’hystérique, une qualification alors en déclin mais considérée comme une « condition féminine » ; et pour épargner à l’État de coûteuses pensions, car le shellshock étant un traumatisme de courte durée ne donnerait pas droit à des soins pour très longtemps. Du moins c’est ainsi que certains l’envisageaient. Cette partie sur la notion de névrose de guerre n’est pas originale, les historiens des années 1990 ayant bien documenté le phénomène.

C’est l’étude d’un corpus émanant des travaux de la Commission des soldats invalides, dont 121 internés dans les asiles du Québec, que Geneviève Allard suit jusqu’en 1924, qui fait l’originalité de sa thèse. Il s’agit des cas plus lourds, difficiles à « guérir ». Ces patients vont subir les cures que la psychiatrie développe dans les premières décennies du XXe siècle. De manière fort appropriée, †Geneviève Allard lie le reste de sa thèse (à partir de la p. 75) au traitement de ces cas, ainsi qu’à la manière dont l’État fédéral, l’État québécois aussi puisque les asiles de la province sont sollicités, s’adaptent plus ou moins à l’arrivée d’ex-militaires au début des années 1920. Sans que cela surprenne, on est placé devant le fait que la psychiatrie québécoise retarde sur celle du reste du Canada, et on a souvent l’impression que parmi les hôpitaux québécois, c’est celui de Verdun, pour les anglophones, qui est le plus progressiste.

Avant leur transfert, ces patients passaient par une longue chaîne d’évacuation (escamotée dans le livre mais bien décrite dans des publications plus anciennes), qui aboutit finalement à l’hôpital spécialisé de Granville dans le Kent. C’était un vaste hôtel de villégiature, bien équipé pour l’époque avec parcs, salles d’hydrothérapie et d’électrothérapie, ateliers d’ergothérapie, espaces pour la pratique des sports et piscine. Y étaient traités les cas résistants. Le traitement avait pour but de rétablir l’équilibre mental du patient pour qu’il « guérisse » et retourne au front. En réalité, il y a souvent changement d’affectation vers des fonctions non combattantes, et fréquemment le patient reçoit son congé de l’armée (tableaux de la p. 143-144). Ici, l’auteure inscrit sa description dans la thématique d’une restauration de la masculinité, sur laquelle elle a eu le bon sens de ne pas trop insister.

Le médecin chef de Granville, le docteur Colin Kerr Russel, Montréalais pionnier de la neurologie au pays, devient un des premiers vrais psychiatres canadiens. Avant la guerre, Kerr avait pratiqué au Royal Victoria. Il n’a jamais fait de milice ni appartenu à l’armée régulière et, comme les autres médecins, il a tout à apprendre des névroses de guerre. Russel pensait que ces névroses étaient guérissables si elles étaient soignées rapidement. Il abandonne les théories de la dégénérescence et de l’origine physique (donc du shellshock au sens strict – le traumatisme a d’abord des sources psychologiques) vers 1916 pour s’intéresser à la thérapie individuelle (influence freudienne peut-être), suivant en cela la plupart des médecins britanniques. Autre fait intéressant, les chiffres de G. Allard montrent qu’il est faux de penser que les officiers recevaient plus souvent un diagnostic de neurasthénie et les soldats celui de shellshock, les deux diagnostics les plus fréquents avec environ 35 % du total des diagnostics chacun, ce qui conduit à penser que le traitement était moins fonction de la classe sociale qu’on l’a dit.

L’une des questions fondamentales soulevées par cette thèse est celle du rapport entre maladie mentale et catégories de diagnostic, car celles-ci sont de peu d’utilités si elles ne décrivent pas des états pathologiques. Les discours (ceux sur les psychoses/névroses et celui sur le shellshock) sont foutus à la poubelle de l’histoire, le soin des malades requérant que le bon sens triomphe de la théorie. Du reste, il est impossible de savoir pourquoi un individu recevait un diagnostic plutôt qu’un autre (p. 136), ni pourquoi certains shellshock n’avaient pas été exposés à des explosifs ni pourquoi des victimes de bombardement ne recevaient pas le diagnostic. Les symptômes sont souvent les mêmes (tremblements, nervosité, maux de tête), ce qui finit par nous conduire à penser, et c’est le chemin emprunté par l’auteure, que shellshock et neurasthénie sont interchangeables.

Si la plupart « guérissent » (j’utilise les guillemets, car la guérison de troubles psychiatriques est un concept incertain), quelques-uns connaissent des troubles graves qui durent. Ce sont ces cas que l’armée cherche à transférer dans les asiles provinciaux. Parmi eux se trouvent bon nombre de « fous » au sens de personnes manifestant des troubles graves apparus durant le service militaire, parfois dès l’enrôlement. Parmi ces « vrais fous » (ici l’échantillon est petit : 46), un quart serait des schizophrènes, un dixième des dépressifs chroniques et un tiers des « fous » atteint de « folie » non précisée (p. 155). Si l’on se fie à ce petit échantillon, il apparaît que contrairement à la croyance populaire, les cauchemars n’affectent que peu de patients, qui souffrent plutôt d’hallucinations auditives, de tremblements, de paranoïa ou de pertes de mémoire. De 30 à 50 % des cas chroniques seraient plutôt des cas disciplinaires. Ainsi du Gaspésien Arthur Carter qui, pour citer son médecin traitant, « trouvait le travail trop difficile. Il ne pouvait supporter la marche et le travail avec des charges lourdes. N’aimait pas le fonctionnement et les règles de l’armée » (p. 159-160). Notons que tous les cas discutés par G. Allard sont probablement ceux de volontaires, les conscrits n’arrivant que dans les dernières semaines du conflit. Des 46 internés de l’échantillon, aucun n’a subi de shellshock ; plutôt qu’un traumatisme, ce sont la dureté des conditions de vie et l’irritation croissante provoquée par la discipline militaire qui ressortent des entrevues entre patients et psychiatres. C’est cela qui conduira les médecins militaires de 1939-1945 à préférer le diagnostic de « fatigue du combat » et un traitement conséquent, soit la cure de repos ou la réaffectation à une autre fonction. L’évaluation psychologique à l’enrôlement est aussi en cause, problème qui ne sera résolu, partiellement, qu’en 1942-1943.

Le fait que le diagnostic repose de plus en plus sur l’histoire personnelle de l’individu pose une embûche supplémentaire pour les patients francophones dirigés vers la fin de la chaîne d’évacuation, dans les grands hôpitaux militaires d’Angleterre dont Granville. Devant les difficultés de Joseph Leduc et d’Adélard Montmagny à répondre aux questions, les médecins indiquent à leur dossier, respectivement, que « sa connaissance limitée de l’anglais le fait paraître plus idiot qu’il ne l’est » et « qu’il est fort possible qu’il ne comprenne pas très bien l’anglais » (p. 153). On ne conclut donc pas à la déficience intellectuelle ou à l’aphasie, mais tout le processus diagnostique est rendu laborieux. Le traitement, qui a tendance lui aussi à se faire par entrevues puisque la psychothérapie devient le traitement de choix, est certainement moins facile.

Une part faible mais non négligeable des démobilisés qui connaissent des problèmes psychiatriques après la guerre sont des épileptiques, des déficients légers et surtout des alcooliques chroniques. Ces cas ne relèvent pas de la psychiatrie active, mais posent la question des services sociaux, eux aussi inadéquats.

Ainsi, ni les asiles ni les autres services ne suffisent à absorber les 100 ou 200 ex-militaires québécois requérant des soins prolongés du fait de troubles psychiatriques (pour 87 000 enrôlés), ce qui en dit au moins aussi long sur l’incapacité du gouvernement fédéral à bien soigner les ex-soldats que sur le peu de souci du gouvernement provincial pour la santé mentale. Dès 1917, le gouvernement fédéral avait constaté cette carence, vraie également pour les convalescents et les handicapés lourds (1000 à 2000 cas peut-être), ce qui a mené à la construction de l’hôpital de Sainte-Anne-de-Bellevue.

Les catégories médicales d’avant-guerre (hystérie, névrose, psychose) et de shellshock sont inadéquates, la majorité des malades souffrant de dépressions ou de symptômes prenant des formes maniaco-dépressives. Les théories héréditaires sont discréditées, du moins en ce qui concerne les soldats psychologiquement traumatisés (mais pas pour les « vrais fous »). Tout cela représente un certain progrès. Cependant, si la question des pensions pour ceux qui sont incapables de s’occuper d’eux-mêmes est théoriquement résolue à l’avantage des ex-soldats par la Commission Ralston en 1924, celles-ci ne sont obtenues qu’après un long processus, et les soins sont rares. Dans les années 1930, les choses iront un peu mieux, probablement du fait des pressions des anciens combattants. Reste que le « système » qui plaçait l’asile au coeur de la dispensation des soins est contradictoire, puisqu’au Québec un patient ne pouvait être interné à sa demande, seule l’Ontario l’autorisant (p. 203).

Deux conclusions générales ressortent de cette thèse : les problèmes psychiatriques survenus durant la guerre ne sont pas toujours liés à un traumatisme (30-40 % ?), et les plus incurables ne le sont généralement pas ; dans les cas les plus graves, qui vont requérir des soins périodiques voire permanents, la transition vers le « système » civil est mal assurée faute de places et faute de psychiatres. Cela est plus vrai au Québec qu’en Ontario. Pis, si les malades francophones ne semblent pas avoir été trop désavantagés par la psychiatrie canadienne-anglaise entre le front et Granville, il n’est pas sûr qu’ils furent aussi bien traités une fois transférés dans les asiles francophones du Québec, les traitements à Verdun étant meilleurs qu’ailleurs au Québec selon madame Allard.

Cette thèse a été réalisée à partir d’archives inédites et de travaux d’origine britannique et canadienne-anglaise rarement cités au Québec. Il est heureux que Geneviève Allard ait donné les références aux boîtes d’archives utilisées, dix-sept si j’ai bien compté, car avec le nouvel outil de recherche en ligne de BAC, où elle travaillait, il est virtuellement impossible de localiser les dossiers mentionnés.

Geneviève Allard est décédée subitement quelques semaines avant le dépôt pour évaluation de sa thèse à l’Université Laval. Celle-ci a refusé de lui accorder le doctorat à titre posthume.

In memoriam.