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Familles, Terre, Marchés regroupe les actes d’un colloque (France-Québec-Suisse) tenu à Paris en novembre 2002 s’inscrivant dans le prolongement des colloques d’histoire rurale comparée entrepris dans les années 1980. Joseph Goy et Gérard Béaur, de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, à Paris, et Christian Dessureault, de l’Université de Montréal, ont assuré la direction conjointe de la publication de ces actes. Il convient de souligner une confusion possible avec les actes du colloque tenu l’année précédente à Montréal (2001) et dont l’intitulé et les directeurs sont pratiquement identiques. En effet, Famille et marché, xvie-xxe siècles, publié aux éditions du Septentrion et dirigé par Christian Dessureault, John A. Dickinson et Joseph Goy, réunissant en partie les mêmes collaborateurs, peut porter à croire qu’il s’agit d’une seule et même publication, alors que ces ouvrages sont les deux premiers volets d’un projet tripartite de coopération scientifique consacré au thème « Familles, rapports à la terre et aux marchés, transformations économiques ». Plusieurs textes constituent d’ailleurs le prolongement immédiat de ceux parus dans la précédente publication et permettent de suivre l’avancement de diverses recherches (entre autres celle de l’équipe de Gilles Paquet et Jean-Pierre Wallot sur le marché foncier dans la région de L’Assomption). Un troisième colloque s’est tenu plus récemment à Genève, venant clore les rencontres consacrées à cette thématique.
La question de la reproduction familiale, au centre des travaux d’histoire comparée pendant la décennie 1990, autour du tandem Gérard Bouchard et Joseph Goy (Transmettre, hériter, succéder, 1992 ; Les exclus de la terre en France et au Québec, 1998), continue d’occuper une partie des historiens ruralistes qui signent divers articles du présent ouvrage ; toutefois, elle ne tient plus la place centrale. La famille constitue toujours le pivot de tous les travaux regroupés dans ces actes, mais plus précisément la famille dans ses activités économiques et ses rapports au marché entre les xviie et xxe siècles. L’ouvrage se présente en cinq parties, regroupant dix-neuf textes : 1) Exploitations familiales et conditions économiques ; 2) À la recherche des logiques de la reproduction familiale ; 3) Arbitrages et tensions ; 4) La question du marché foncier et 5) Migrations et marché du travail. Ces divisions internes plus ou moins artificielles cachent cependant d’autres recoupages que les auteurs de l’introduction ont bien mis en lumière. Pour Béaur, Goy et Dessureault, trois principales voies s’ouvrent à partir des textes rassemblés dans cet ouvrage, trois « chaînes de causalité » émanant de la famille : familles et patrimoine ; familles et marchés ; familles et dynamiques économiques, qui, somme toute, auraient pu constituer les trois pôles de l’ouvrage.
La question du processus de transmission de la terre revient à l’avant-plan dans plusieurs textes, essentiellement ceux des historiens français. Parfois de manière assez traditionnelle, à l’échelle locale, comme dans la contribution d’Antoinette Fauve-Chamoux qui aborde le processus de transmission familiale à Esparros dans les Pyrénées, faisant néanmoins des constats éclairants sur des pratiques successorales que l’on croyait connaître. D’autres textes se démarquent par l’utilisation d’échelles d’analyses différentes, nationale ou régionale. Par exemple, les travaux de Gérard Béaur, de Nadine Vivier et de Bernard Derouet, à partir des enquêtes rurales de 1810 et de 1866, ont permis, par une approche macro-analytique, d’esquisser une géographie des modes de transmission du patrimoine et de saisir des différences régionales parfois déroutantes. L’étude de Nadine Vivier sur la Bretagne a révélé une transformation des pratiques successorales imputable davantage à une certaine modernisation et à une influence du marché plutôt qu’au maintien de modes de transmission habituellement considérés comme anciens.
Le deuxième pôle, celui du rapport famille-marché, est en bonne partie éclairé grâce aux historiens québécois. Qu’il s’agisse de l’insertion de la famille dans le marché des biens, celui de la consommation, le marché foncier ou encore du crédit, les travaux ont habilement permis de saisir les éléments positifs et négatifs des transformations qui surviennent dans le monde rural du fait du marché, dont l’accroissement de la dépendance économique des familles. Les textes de Sylvie Dépatie, Thomas Wien ou encore de l’équipe de Gilles Paquet, Jean-Pierre Wallot et Jean Lafleur, abordant respectivement le marché de la main-d’oeuvre domestique, celui de la traite des fourrures et le marché foncier dans la région de Montréal, viennent enrichir considérablement notre compréhension des réalités socio-économiques des xviiie et xixe siècles canadiens. Sylvie Dépatie, en scrutant le recensement de 1765, donne un premier portrait des rapports entre la taille de l’exploitation agricole et le recours à une main-d’oeuvre domestique chez une certaine strate de cette population paysanne canadienne économiquement hétérogène. De son côté, Thomas Wien porte son regard sur les liens unissant les deux principaux secteurs de l’activité économique au xviiie siècle : l’agriculture et la traite des fourrures. Dans un texte qui se veut la continuité de celui paru dans Famille et marché en 2003, Wien vient élucider de manière convaincante certains questionnements relatifs au calendrier des engagements ainsi qu’à la provenance et aux destinations des engagés en rapport avec le cycle agricole de la colonie.
La troisième dynamique, celle axée sur la famille et les flux économiques, est largement représentée dans les différents textes du recueil et paraît indissociable des deux précédentes. Christian Dessureault, notamment, présente une étude de l’impact du cycle de vie et de la structure des ménages en matière d’exploitations agricoles ; il s’intéresse à deux paroisses rurales fortement dissemblables : Saint-Antoine de Lavaltrie et Saint-Irénée de Charlevoix au moment du recensement de 1861. L’incidence entre cycle de vie et productivité est habilement démontrée, du moins dans la perspective ponctuelle d’un recensement, dans ce texte qui ouvre le recueil.
Si certains textes sont plutôt classiques dans la facture ou assez peu novateurs par leurs constats, d’autres apparaissent comme de véritables révélations par les sujets abordés ou la curiosité qu’ils suscitent. C’est le cas, par exemple, de l’étude de Béatrice Craig sur les magasins généraux au milieu du xixe siècle, qui compare des magasins du nord-ouest de la région de Montréal à d’autres de la région du Madawaska au Nouveau-Brunswick, constatant les différences entre les réseaux de distribution et le choix de ces nouveaux « consommateurs » pour des produits bon marché. Pour la France, citons le texte de Jean-Paul Desaive qui, traitant de l’émancipation des mineurs en Auxerrois aux xviie et xviiie siècles, principalement des filles mineures émancipées (parfois aussi jeunes qu’à 12 ou 13 ans), soutient que ces émancipations relèvent plus souvent qu’autrement d’un contrôle des hommes de la famille sur le patrimoine féminin. Illustration fascinante d’un patriarcat renforcé sous couvert d’affranchissement.Familles, Terre, Marchés s’avère indéniablement un apport important aux quelque vingt-cinq années de collaboration franco-québécoise en matière d’histoire rurale et contribue à saisir la complexité de l’interrelation de ces trois pôles, famille-terre-marché, loin d’être étrangers l’un à l’autre.
Le faible espacement entre les trois colloques plaide en faveur du maintien de rapports étroits et fréquents entre historiens ruralistes de part et d’autre de l’Atlantique, afin de perpétuer une tradition maintenant bien établie et, surtout, de permettre de poursuivre dans cette voie du renouvellement de l’histoire de la famille qui, plus que jamais grâce à ces travaux conjoints, apparaît bien loin de cette institution jadis caractérisée par l’autarcie et l’immobilisme.