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Julian Gwyn est un historien d’expérience qui a déjà écrit beaucoup sur la flotte, ses chefs et les marins britanniques en rapport avec l’Amérique du Nord. C’est ainsi que Ashore and Afloat est un travail achevé, d’une facture quasi irréprochable, qui découle d’une longue entreprise intellectuelle. Les dernières recherches de Gwyn ont donné lieu à deux livres en fait. Le premier Frigates and Foremasts. The North American Squadron in Nova Scotia Waters (1745-1815) a été publié en 2003 par UBC Press. Le second, plus substantiel, est le livre que nous recensons. La première parution livrait les conclusions de l’étude de la flotte britannique de l’Atlantique ; la seconde, celles sur la base de la flotte située à Halifax, plus particulièrement son chantier naval.

L’histoire des installations navales d’Halifax paraît marquée au coin de la fragilité et ponctuée par les malheurs et les bonheurs de la politique militaire britannique. Simple chantier de carénage, c’est-à-dire une station navale où la flotte britannique de l’Atlantique peut être réparée et approvisionnée, plutôt que chantier de construction de navires, ses origines remontent à 1757-1758 alors que la Royal Navy prépare l’assaut de l’Amérique française.

Le chantier tombe en désuétude à la fin de la guerre de Sept Ans et de 1763 à 1768, il n’est plus guère qu’un entrepôt. L’instabilité politique des colonies américaines et la guerre de la révolution qui suit donnent à Halifax et à son chantier de carénage une seconde vie. La perte du port de New York oblige les Britanniques à trouver rapidement une solution de rechange. La situation ne favorise toutefois pas pleinement Halifax alors que l’Amirauté préfère investir davantage aux Bermudes, estimant la situation géographique de la petite ville de la Nouvelle-Écosse trop périphérique aux intérêts militaires vitaux de la métropole.

La situation tendue entre la Grande-Bretagne et les États-Unis d’Amérique sauve de l’oubli une fois de plus le chantier. À partir de 1807, mais surtout durant la guerre de 1812, il croule sous la tâche. On rapporte ainsi au mois d’août 1809 la présence de pas moins de 28 navires de guerre à Halifax qui ont besoin de s’arrêter plusieurs jours, voire plusieurs semaines, bien que le chantier de carénage ne puisse accueillir que deux navires à la fois (p. 132). Il n’y a plus rien de prévu pour le chantier après la longue paix qui s’installe en 1815 et il périclite jusqu’à ce qu’en janvier 1820, les dix-neuf derniers ouvriers soient remerciés. Halifax, dont le chantier de carénage avait pu se targuer d’être le site industriel le plus important de l’Amérique du Nord britannique, avec tout près de trois cents ouvriers dans ses meilleures années, devient un simple entrepôt.

Le livre divisé en trois parties décrit d’abord l’évolution des lieux physiques, les constructions et les réparations des bâtiments, à coup de savants détails. La pertinence de procéder ainsi d’entrée de jeu n’est pas sans risque de décourager plusieurs lecteurs. Toutefois, il vaut la peine de continuer à suivre Gwyn dans Ashore and Afloat car ses propos, au fil des pages, se rapprochent toujours plus d’une histoire totale.

L’auteur présente dans la seconde partie les hommes du chantier et c’est à ce moment que le livre commence à « s’animer ». On dépeint les officiers de la marine et les employeurs surtout, mais également les ouvriers ainsi que les relations de travail dans ce milieu de vie très difficile où abondent l’ivrognerie, les abus et le trafic d’influence. Par ailleurs, cette partie nous apprend que les ordres permanents qui géraient les relations de travail sur le chantier étaient devenus tellement nombreux et compliqués qu’ils étaient ignorés tout simplement (p. 66). L’auteur consacre un chapitre aux travaux accomplis par cette équipe, dont les Néo-Écossais finissent par être les membres les plus nombreux.

Dans les dernières pages de son livre, Gwyn se penche sur plusieurs aspects de l’activité économique du chantier. En 1788, le Navy Board se rend compte qu’il ne peut espérer ravitailler le chantier depuis la Grande-Bretagne uniquement et procède à des achats dans la colonie. Quant au ravitaillement de bouche à partir de la Nouvelle-Écosse, il débute officiellement en 1808, bien que la pratique soit déjà présente mais irrégulière avant cette date. Le chantier profite également de la nouvelle politique britannique de la collecte de bois nécessaire à la Royal Navy (dont on estime les besoins annuels à 2,9 millions £ en 1801) puis à toute l’économie britannique à partir de 1808. Halifax était déjà un entrepôt de cette précieuse commodité avant cette date et pourra ainsi prendre avantage rapidement des circonstances. Notons enfin que l’activité du chantier nécessite l’envoi depuis la Grande-Bretagne et de la Jamaïque de pas moins de 283 000 £ en espèces à Halifax, de 1775 à 1815, dont près de la moitié durant la guerre de 1812. Ce qui constitue sans nul doute des retombées significatives pour l’économie de la colonie et des Canadas.

Le lien de cette recherche avec l’Amérique française est bien mince, il faut en convenir. Aucune étude en français ne trouve grâce aux yeux de l’auteur. Les comparaisons et les inspirations de Gwyn proviennent de l’histoire impériale plutôt que de l’histoire canadienne. Il en est ainsi du chapitre 5 dont les données sur les travailleurs et les relations de travail sont traitées à la lumière de deux études portant sur la base de Portsmouth en Angleterre. De plus, l’auteur situe le chantier de carénage sur la carte de l’Empire mais pas dans son contexte canadien. On sait ainsi qu’Halifax est l’enfant pauvre des chantiers navals, suivant loin derrière, quant aux dépenses consenties par la métropole, les Bermudes, Madras, Malte et Trincomalee (malgré les 1,55 millions £ que coûte le chantier durant la période sous enquête, p. 41). Par contre, il ignore presque totalement Québec et même Kingston qui, pendant la guerre de 1812, abritent un chantier de construction naval, un statut que n’atteindra jamais Halifax. La tâche de tisser des liens entre le sujet traité ici et les colonies soeurs de l’Amérique reviendra à un(e) autre historien(ne).

Ces dernières réserves mises à part, il faut saluer ce superbe effort de compréhension d’un sujet complexe. Au total, Ashore and Afloat allie brillamment une démarche d’histoire navale avec de nombreuses autres : militaire, administrative, économique et sociale, comme peu de livres ont réussi à le faire.