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Curieux phénomène que l’anniversaire, dans sa tendance à s’agglomérer en décennies, ensiècles, en quarts de millénaire… La commémoration publique ne contribue pas peuà ce culte du chiffre rond en habillant de discours historique la date dont elletient à rappeler l’importance. Sur ce terrain, la signification del’anniversaire en cours de la Conquête britannique du Canada (1759-1763) estplutôt ambiguë. La percutante controverse d’il y a deux ans sur l’opportunité ounon de rejouer en costumes d’époque sur les « Plaines » d’Abraham, la batailleemblématique du 13 septembre 1759 a vite démontré qu’au Québec, la Conquêterésonne encore[2]. Et pas que dans les médias :l’indignation bien diffusée des uns, choqués de voir rappelée ainsi la Défaite,faisait sûrement écho au malaise de beaucoup d’autres devant l’idée de cettere-création – et récréation – insitu[3]. C’était aussi l’occasionde mesurer combien d’eau avait coulé sous les ponts depuis que Champlain, Wolfeet Montcalm avaient partagé la vedette du spectacle bon-ententiste tenu sur cesmêmes lieux en 1908[4].

Si sous cette forme elle s’est avérée « incommémorable », du moins au Québec[5], la Conquête a malgré tout connu un regain d’intérêt, ici et ailleurs, à la faveur de l’anniversaire. Les colloques bien fréquentés qu’on a consacrés à l’événement, sont un premier signe de cette curiosité accrue[6]. Les assez nombreuses publications en sont un autre. La recherche fondamentale étant rarement tributaire du calendrier commémoratif, les nouvelles monographies ne sont pas nombreuses[7]. Ce qui n’a pas empêché des auteurs, historiens « patentés » ou non, et des (ré)éditeurs de marquer le coup. Les livres recensés ici ne forment qu’un échantillon de cette production circonstancielle. La sélection semble assez représentative – comme quoi le hasard des envois pour recension à la Revue d’histoire de l’Amérique française fait bien les choses[8]. Les cinq ouvrages ont tous paru comme il se doit en 2009, à quelques semaines tout au plus du 13 septembre. Vue la nature de l’événement rappelé et de son mythe, il n’est pas étonnant de constater que l’histoire des combats et l’histoire-combat sont toutes deux bien représentées. Dans le lot, il y a la traduction « augmentée » d’une étude classique de la bataille de 1759 (Stacey), une histoire militaire s’adressant au grand public anglophone (Manning), un volumineux répertoire biographique des troupes de Terre françaises (Fournier), l’édition révisée d’une étude sur les ravages de la guerre sur la Côte-du-Sud, en aval de Québec (Deschênes) ainsi qu’une anthologie de textes portant de près ou de loin sur la Conquête (Courtois).

On cherchera donc en vain un véritable renouvellement des perspectives sur l’événement dans ces livres, même s’il y a de l’inédit à signaler. D’où l’intérêt de considérer ces publications sous un autre angle, comme faisant partie d’une sorte de happening commémoratif qui fait converger des récits sur la fin du Régime français au Canada. Convergence qui mérite peut-être qu’on s’y attarde, le temps d’une petite expérience. Le moment commémoratif est souvent étudié en tant qu’occasion saisie par des formateurs d’opinion – ou qui se veulent tels – de diffuser un discours historique aussi cohérent qu’intéressé[9]. Mais il peut aussi être perçu comme une sorte de noeud où s’enchevêtrent différents récits, récents ou moins récents et souvent discordants, cherchant à attirer l’attention de publics variés. Ces récits font partie d’une circulation plus vaste qui fait passer des notions historiques des romans aux ouvrages d’histoire, de l’audiovisuel à l’imprimé, de l’histoire à la mémoire… et vice-versa. Instables et médiatisés, comme l’écrit la littéraire Ann Rigney, ces éléments en mouvement forment tous ensemble la mémoire culturelle d’une collectivité[10]. Dans cette optique, l’anniversaire dûment observé d’un événement majeur représente une sorte… d’embouteillage. Les livres qu’on publie alors permettent de faire un arrêt sur image et d’observer les informations historiques qui dans leurs différents agencements sont mises ou remises en circulation, dans ce contexte particulier. Par là, de tels ouvrages donnent un aperçu non pas de la mémoire populaire, mais d’une partie des matériaux dont elle – ou certains de ses champs – est susceptible de se nourrir, par le biais d’appropriations diverses[11].

Dans ces quelques livres parus en 2009, ce sont donc des récits de la Conquête qu’on voit « passer ». Plutôt que d’insister outre mesure sur le détail des interprétations des mouvements militaires, etc., nous allons nous concentrer sur la manière de raconter cette période névralgique. Faisant la part belle aux écrits plus anciens, cette sélection de livres fournit aussi l’occasion de réfléchir aux marques que portent des textes historiques des différents publics auxquels ils s’adressent, des différents « présents » qui les ont vu naître et des différents avenirs qu’ils préconisent[12]. C’est donc finalement un crescendo passager qui nous intéressera ici, l’espèce de murmure – seulement en partie marchand[13] – que provoque l’anniversaire d’un événement clé qui trouble encore et toujours. Et nécessairement.

Historien officiel de l’armée canadienne pendant et après la Deuxième Guerre mondiale, le colonel Charles Perry Stacey (1906-1989) écrivit Québec, 1759 : The Siege and the Battle à ses heures perdues. Fidèle lui aussi au rendez-vous commémoratif, il publia son étude à l’occasion du bicentenaire de 1959. C’est le texte de la dernière édition revue par l’auteur, datant de 1966, qui est maintenant disponible dans la traduction de Catherine Ego. Un récit classique, donc, qu’il est utile de pouvoir consulter en français. D’autant plus que grâce au travail de Donald Graves, d’abord accompli en vue d’une nouvelle édition en anglais, le petit livre de Stacey a pris de l’ampleur. Outre l’introduction situant l’historien et son oeuvre, on y trouve des notes, cartes et illustrations supplémentaires, ainsi qu’une bibliographie mise à jour (jusqu’en 2006, avec quelques ajouts plus récents). Sans parler des dix annexes présentant des documents contemporains, deux articles de Stacey, le déploiement naval, les effectifs et les ordres de bataille des deux belligérants, certaines de leurs chansons ainsi qu’un texte de Graves rappelant le rôle crucial de la Marine britannique.

N’empêche : c’est encore et surtout le récit de Stacey qui retient l’attention. Comment le lire, 50 ans après ? Regardons le programme de l’auteur, tel que proposé et mis en oeuvre. Dans son avant-propos, il annonce son intention de garder la tête froide. Il entend raconter la bataille mythique sine ira et studio, affichant son scepticisme devant l’éclat des personnalités qui ont tant fasciné ses très partisans devanciers. C’est en tirant profit de l’ensemble de la documentation et des leçons du dernier conflit mondial, de récente mémoire en 1959, qu’il va formuler ses jugements. Après tout, écrit-il dans une perspective digne de Thucydide (la surprise en plus), « les hommes restent étonnamment les mêmes » (p. xxvii). Nous sommes donc devant une histoire qui se veut impartiale – à la limite, au-dessus des deux traditions historiographiques nationales – et définitive. La même attitude caractérise le choix de protagonistes : surveillant de haut la masse des soldats, Stacey adopte ostensiblement le point de vue de l’état-major, des deux états-majors. Malgré ce que promet l’avant-propos, l’analyse ne s’affranchit donc guère de l’étude des personnalités marquantes. Elle fait des qualités et des défauts de Wolfe et de Montcalm sa question centrale.

La réponse a de quoi conforter nos temps sceptiques : ni l’un ni l’autre des généraux ne se montrera au-dessus de tout reproche, Montcalm étant médiocre tacticien et son vis-à-vis anglais, piètre stratège. La posture de Stacey est donc résolument ironique. Wolfe ne cesse d’abandonner ses plans d’attaque successifs tout au long de l’été 1759. C’est en désespoir de cause qu’il finit par retenir celui d’escalader les hauteurs à l’anse au Foulon. Dans l’immédiat, il doit certes sa victoire à la controversée décision de Montcalm de l’attaquer rapidement, prématurément selon Stacey. Mais c’est une « longue série de hasards douteux et de circonstances invraisemblables » qui mène à cet affrontement décisif (p. 163). On le voit, la Fortune a le beau rôle.

Mais pas jusqu’à la fin. Une fois parvenu aux hauteurs d’Abraham, on se bat « dans des conditions proches de la guerre telle qu’elle se pratique en Europe » (p. 194). Désormais, ce n’est plus le hasard, mais le déséquilibre des forces en présence qui décidera de l’issue de la bataille. Trêve d’ironie… En l’occurrence, « la ligne écarlate de l’infanterie britannique reste[ra] impassible » (p. 184) devant la charge désordonnée des défenseurs du Canada, précipitée par les miliciens. Aussi le déséquilibre s’avère-t-il finalement qualitatif : les forces françaises – troupes de Terre bien entraînées, troupes de la Marine et miliciens, il n’est guère question d’Amérindiens ici – s’affrontent à une armée réunissant davantage de troupes réglées. Stacey va jusqu’à conclure qu’« une armée de professionnels et une autre, composée largement d’amateurs » (p. 194) se font face le 13 septembre[14].

Sans verser dans un panégyrique de la milice canadienne, on peut trouver le jugement sévère. L’auteur lui-même le nuance par la suite : en décrivant (l’éphémère) victoire française de Sainte-Foy (1760), oeuvre de troupes et de miliciens, comme un exploit digne des « générations d’hommes vaillants qui ont si longtemps maintenu la colonie contre vents et marées » (p. 207), il laisse tout de même entendre que les combattants irréguliers pouvaient se rendre utiles sur un champ de bataille. Cet aveu incite à penser que d’autres motifs poussent Stacey à exagérer le contraste entre les belligérants, accordant aux Britanniques un quasi-monopole du « professionnalisme » militaire qu’il associe à l’entraînement régulier. Nous avons déjà vu le premier avantage de procéder ainsi, qui est d’introduire une touche de prévisibilité dans une affaire dont l’issue était loin d’être certaine jusque assez tard ce matin-là. D’une certaine façon, l’exagération rend même « logique » la Conquête tout entière : comme il se doit, les « professionnels » l’emporteront.

Mais souligner le professionalisme de l’armée d’invasion offre aussi la possibilité de faire oublier les pratiques moins régulières des forces britanniques : le saccage des campagnes – oeuvre des Rangers anglo-américains, mais aussi des troupes réglées – autour et en aval de Québec et le bombardement indiscriminé de la ville. Historien consciencieux et empathique, Stacey s’attarde à ces mesures et les explique à sa façon. Mais non sans malaise : « It is a disagreeable story », formule-t-il en version originale anglaise au sujet des destructions rurales[15], sentiment que la traduction a amplifié : « On aurait certes préféré ne pas avoir à faire le récit de ces événements » (p. 109). Les évoquer, c’est bien entendu rappeler la dureté envers la population civile des forces de Wolfe, commandant qui cherchait ainsi à provoquer Montcalm, à neutraliser la milice canadienne, à démoraliser la population urbaine. Le sujet est pénible, à telle enseigne qu’on « peut s’étonner que cette politique de la terreur » qui « aujourd’hui encore, [suscite] un malaise considérable », « n’ait pas creusé pour toujours un gouffre infranchissable entre les gens [du] Québec et la nation ainsi que l’armée britanniques » (p. 112-113). C’est donc avec un soulagement presque palpable que Stacey laisse derrière lui les décombres des chaumières pour monter aux « Plaines », où la bataille donnera le beau rôle aux troupes régulières et les meilleurs gagneront. C’est ainsi que l’axiologie régulier/irrégulier laisse entrevoir l’homme de 1959, aux prises avec le legs conflictuel de la Conquête. Et de ce conflit de 1759 qui soulevait déjà (à sa manière, s’entend) la question des fins auxquelles peut servir le « professionnalisme » militaire. De tels enjeux sous-jacents ne font qu’ajouter à l’intérêt de cette histoire militaire par ailleurs si maîtrisée.

Le deuxième ouvrage du lot est moins troublé par de tels souvenirs. Quebec : The Story of Three Sieges de Stephen Manning a paru pour la première fois en 2009, à Londres puis à Montréal. Ce livre reflète donc un autre présent et s’adresse à un autre public que l’étude de Stacey. On l’a vu, fasciné par l’affrontement mythique et finalement décisif de 1759, ce dernier accorde peu de place à la bataille de Sainte-Foy et bien sûr, aucune à l’invasion américaine de la région en 1775. Manning, lui, étudie les trois épisodes, tout en affichant des ambitions plus modestes. Spécialiste des guerres de la Grande-Bretagne victorienne, il n’a pas d’autre prétention que de relater l’histoire de ces trois sièges en autant de chapitres[16]. Si ce n’est de raconter à partir de sources secondaires (toutes en anglais) et de quelques journaux de militaires britanniques une histoire qu’il estime « riche et fascinante » (p. xv).

Ce qu’il fait. Non encombré de notes, le récit est dense et prenant. Manning non plus ne s’éloigne pas beaucoup du poste de commandement, britannique de préférence, suivant particulièrement de près Wolfe, Murray, puis Carleton. Il fait tout de même une petite place à l’expérience des non-gradés, surtout des Britanniques encore une fois (même si nous apprenons que les braves miliciens canadiens sont bien entraînés à la guerre amérindienne, à l’encontre de leurs vis-à-vis anglo-américains qui, eux, habitaient des « zones colonisées », p. 9 !). Les Amérindiens eux-mêmes sont un peu plus présents, par exemple les Abénaquis d’Odanak victimes de l’« infamie » anglo-américaine (p. 37), bien que l’on soupçonne qu’ils servent ici de faire-valoir, permettant à l’auteur d’exprimer un certain anti-américanisme (voir aussi p. 120, 125, 177). Comme Stacey, Manning est sensible aux défauts des généraux, regrettant par exemple de manière plus explicite que son prédécesseur l’absence de scrupules (ruthlessness, p. 28) de Wolfe. Phase « déprimante, pour tout dire » de la campagne, les destructions rurales démontrent d’ailleurs la « frustration […] et la faillite [des] idées » du commandant (p. 44)[17].

L’auteur ne pousse toutefois pas trop loin sa critique. On comprend bien qu’en dernière analyse, ses généraux britanniques se battent pour la bonne cause. Que Manning salue à répétition le courage des Français n’y change d’ailleurs rien. Une petite déchirure de la surface lisse du récit est révélatrice à cet égard. « Malgré la bravoure intense des deux côtés, les Britanniques se faisaient repousser de plus en plus loin vers l’arrière » (p. 105, nos italiques), lit-on au sujet d’une phase décisive de la bataille de Sainte-Foy. Le non-sens – les Habits rouges se seraient donc fait repousser malgré la bravoure des Français – démontre que l’utilisation du vieux trope du courage partagé est purement conventionnelle : l’auteur n’abandonne pas pour autant son point de vue britannique. Pourtant, on sent une distance ici qui distingue nettement Manning de Stacey. Elle est géographique et temporelle et, partant, émotive. Alors que le Canadien s’efforçait de conjurer une tension constitutive de son propre pays, le Britannique se contente de flatter une nostalgie, celle d’une Grande-Bretagne qui avait encore le dessus en Amérique. Dans ce dernier cas, il s’agit d’une histoire qui est close depuis longtemps. Devenue pour ainsi dire une composante inerte du patrimoine militaire occidental, elle ne trouble plus[18].

Oeuvre collective, le volume suivant se distingue des deux précédents ne serait-ce qu’en vertu de son caractère multivoque. Mais il témoigne aussi d’autres enjeux transatlantiques que ceux, finalement anglo-américains, qui marquent la perspective de Manning. Combattre pour la France en Amérique est consacré aux défenseurs du Canada et de Louisbourg lors de la guerre de Sept Ans. L’ouvrage s’intéresse tout particulièrement aux bataillons salués par Stacey, ces troupes de Terre envoyées en Nouvelle-France à partir de 1755 par le ministère de la Guerre. Il renferme un répertoire biographique de ces militaires précédé d’une ample mise en contexte historique. Le livre est le fruit des travaux du Projet Montcalm, collaboration franco-québécoise mise sur pied en 2005 par Marcel Fournier, longtemps président de la Société généalogique canadienne-française et auteur notamment d’ouvrages retraçant des trajets migratoires vers la vallée laurentienne ou l’Amérique[19]. Ce continent est doublement lieu d’observation : le parcours nord-américain des troupes est privilégié et le Québec fait figure d’« ici » dans les textes qui accompagnent le répertoire. Aussi voulait-on « établir avec précision le nombre et les noms des soldats [alors] venus en Nouvelle-France, [identifier] ceux qui sont décédés au pays, ceux qui s’y sont établis et ceux qui sont rentrés en France… » (p. 7). Pour ce faire, l’équipe a monté un vaste fichier biographique des soldats et officiers, en faisant appel à une gamme de sources qui les mentionnent ponctuellement : listes de contrôle et autres sources militaires, registres d’état civil et d’hôpitaux, etc. Le projet réunissait une équipe restreinte et binationale de généalogistes ainsi que des historiens québécois. D’autres généalogistes ont fourni des données, tirées notamment des actes de naissance.

Le résultat – en tout premier lieu, ces presque 7500 notices décrivant le parcours de la vaste majorité des membres de ces bataillons qui seraient venus au Canada et à Louisbourg – impressionne d’emblée. Il n’intéressera sans doute pas que les seuls lecteurs « naturels » de l’ouvrage : les descendants de ces combattants (dont bon nombre, en France surtout, risquent d’ignorer tout de ces ancêtres passés par l’Amérique) et les passionnés d’histoire militaire. Ces derniers trouveront d’ailleurs beaucoup d’informations dans la « partie historique » de l’ouvrage. D’un peu moins de 200 pages, elle regorge de tableaux décrivant le contingent et ses bataillons, les navires affectés au transport des troupes, les batailles, etc. Sans oublier une copieuse iconographie.

Tous ces éléments appuient les deux principaux chapitres de cette partie liminaire. Écrit par l’historien militaire Luc Lépine, aussi auteur des histoires de bataillons qui suivent, le premier présente en pièces détachées un « bref historique » de la guerre de Sept Ans telle qu’elle fut vécue par ces troupes. Le second est consacré à l’autre contingent français, fortement renforcé à partir de 1755, les compagnies franches de la Marine. Il est signé par l’historien-archiviste Rénald Lessard, auquel on doit également, outre les listes de navires, l’imposante recherche dans les archives militaires qui forme l’armature du répertoire biographique. Les deux chapitres fournissent beaucoup d’éléments contextuels, allant de la situation stratégique globale à la vie quotidienne des soldats (voire leurs surnoms…), en passant par le récit des principaux épisodes de la guerre nord-américaine, des renseignements sur les effectifs et le déploiement des unités présentées, etc. Parmi les nouveautés, signalons la comparaison du degré d’expérience des troupes françaises et britanniques (Lépine)[20] et l’étude poussée du recrutement des troupes de la Marine (Lessard).

Même s’ils se tiennent assez près des sources et en retrait des débats historiographiques, les deux chapitres donnent un sens global à l’histoire qu’ils racontent. Mais non sans ambiguïté dans l’un des cas. Les deux auteurs s’inscrivent explicitement dans la logique commémorative de circonstance. Tout en saluant « l’effort important [qui] avait été consenti par la France pour défendre ses possessions » (p. 118), Lessard tient à préciser que cet effort a été fourni par les soldats. C’est le sens, par exemple, qu’il faut attribuer à l’éloquente liste qu’il présente en fin de chapitre de soldats invalides arrivés à Rochefort en 1760. Lépine n’est pas en reste : il salue les troupes de Terre qui « se sont battu[e]s courageusement » jusqu’à la fin contre un ennemi plus nombreux (p. 44) et raconte par le menu le dur siège que certains bataillons ont subi à Louisbourg.

Pourtant, on sort de la lecture de son chapitre avec la nette impression que les troupes de Terre s’étaient un peu égarées en Amérique. Indisciplinées et soumises à un entraînement moins adapté aux combats coloniaux que celui de leurs adversaires britanniques, elles seraient donc victimes non seulement de l’ennemi mais aussi de l’incurie de leurs propres commandants, lents à tirer des leçons de l’expérience de la redoutable milice canadienne (p. 14, 17, 44-45). Une telle lecture de la situation pose problème en soi, dans la mesure où ce n’est pas le type d’entraînement (dont l’insuffisance reste à démontrer), mais le nombre et l’approvisionnement depuis l’Europe des troupes régulières qui a décidé l’issue de la guerre[21]. Rien n’empêche de rendre hommage aux indispensables miliciens, voire aux troupes de la Marine. Mais soulevées de la sorte, les doutes quant à la pertinence des troupes de Terre en Amérique ne peuvent que relativiser l’ampleur de la contribution de ces bataillons. Ce qui est curieux dans un volume qui entend leur rendre hommage.

Reste que l’ampleur de la contribution est aussi mesurée, grâce aux données chiffrées établies à partir du répertoire biographique. Auteur ou coauteur de nombreux tableaux, c’est Marcel Fournier qui est le principal responsable de l’important apport statistique de l’ouvrage[22]. Le message de ces chiffres est plutôt implicite : ils sont tantôt regroupés, tantôt glissés dans les chapitres et peu commentés dans l’ensemble. Premier constat du récit qui émerge malgré tout : le nombre total de soldats et d’officiers, très élevé par rapport à l’ordre de grandeur habituellement retenu. Alors que l’historiographie insiste sur l’effectif théorique des troupes de Terre en Nouvelle-France, soit sauf exception de 5200 hommes ou moins selon l’année privilégiée et l’historien[23], l’équipe chiffre à plus de 9700 ceux qui auraient été destinés à y servir. De ce nombre, près de 7900 auraient échappé à la capture – et à la mort ? – en mer pour « effectivement combatt[re] au pays » (p. 91). L’équipe a pu identifier nominativement la majorité de ces hommes, presque 7500 qui font l’objet des notices biographiques et de l’analyse statistique. Nous apprenons toutefois qu’au sein de ce dernier groupe, il y a 955 militaires « dont la présence en Amérique n’est pas prouvée hors de tout doute » (p. 91). C’est dire que malgré les efforts de l’équipe de l’« établir avec précision », un certain flou demeure quant à l’effectif total à atteindre le théâtre de la guerre. À cette imprécision près, on voit comment la prise en compte des parcours individuels permet de mettre en évidence le nombre considérable de militaires envoyés depuis la France pour renforcer une armée affaiblie par la mortalité et la désertion.

C’est donc une métropole soucieuse de maintenir ses effectifs coloniaux qui émerge de ces chiffres. L’étude des origines des militaires va également dans le sens d’une France qui tient à défendre son empire, car elle n’envoie que les siens. Ou presque : largement majoritaire (94%), la part des régnicoles saute aux yeux, d’autant plus que l’équipe la documente généreusement, tableaux et cartes à l’appui, l’unité spatiale de base étant le département. Deux impressions quant aux origines du contingent[24] se dégagent de ce portrait : elles sont périphériques (formant une sorte de fer à cheval, Nord, Sud, Est de la France) et un peu parisiennes[25] ; elles sont néanmoins dispersées, à peu près tous les futurs départements ayant fourni au moins quelques hommes. Depuis l’extérieur du royaume, les Allemands sont les plus nombreux à faire le voyage en Amérique. En marge d’un bref chapitre consacré aux « Sauvages » ( !), Jean-Yves Bronze signale aussi la présence à la fin des hostilités d’une trentaine de soldats d’origine africaine (p. 104). En outre, l’équipe semble avoir identifié – et classé, sans commentaire particulier, sous la rubrique « autre[s] pays » (p. 91, 93) – de véritables recrues canadiennes, participation locale minime (24 personnes) et guère connue. Dans ces informations si patiemment rassemblées s’opère une sorte de convergence transatlantique : l’attention minutieuse accordée aux origines métropolitaines prolonge une vieille tradition canadienne-française, alors que la géographie départementale privilégiée nous ramène à l’Hexagone d’aujourd’hui des lecteurs et descendants français.

L’équipe s’est également attachée à évaluer les apports du contingent au peuplement colonial. Les régions d’origine des militaires mariés en Nouvelle-France (pour l’essentiel au Canada et non à Louisbourg) et appelés pour la plupart à s’y établir sont cartographiées à part (p. 95). Comme l’explique Fournier (p. 94), le jumelage nominatif a permis de débusquer des maris soldats qui n’étaient pas identifiés comme tels dans les registres paroissiaux canadiens. Le nombre connu de mariages sur place est donc augmenté de près de 300 pour atteindre 722. C’est non loin de l’estimation faite il y a trente ans par Yves Landry, à partir du taux observé chez deux bataillons[26]. Près de 600 de ces époux militaires se seraient installés à demeure dans la colonie, apport à la population coloniale semblable à celui des troupes de la Marine étudiées par R. Lessard[27].

Jusqu’ici, l’accent mis sur l’effort militaire (et de peuplement, bien qu’il fusse plutôt involontaire) consenti par l’État royal, souligne la force du lien entre métropole et colonie. Aussi va-t-il dans le sens de la commémoration visée. Reste ce qui devrait être au coeur de cette entreprise, l’hommage à ceux qui sont décédés en combattant pour la France en Amérique. Encore une fois, l’équipe fournit de nombreuses données. Dans un premier temps, les statistiques officielles présentées par Lépine (p. 35-36), vraisemblablement conservatrices, ont le mérite de fournir une première idée de l’importance de cette mortalité. En comparant aux effectifs moyens des bataillons le nombre de décès signalé par l’état-major, on peut calculer des taux annuels pour certaines années[28]. Ils se situent dans la fourchette de 50 à 100 ‰, guère plus, confirmant là encore les observations d’Yves Landry sur deux bataillons du contingent. Ce n’est pas très élevé pour une armée en campagne[29].

En revanche, le tableau officiel de 1758 n’inclut pas les pertes encourues lors du siège de Louisbourg. Il s’agirait pourtant là de l’épisode le plus meurtrier de la guerre pour les troupes de Terre, comme permettent de le penser les chiffres compilés par Lépine ailleurs dans son chapitre (p. 33) et par Fournier et Micheline Perreault à partir du répertoire biographique (p. 91, 96)[30]. Même partiels – un certain nombre de morts anonymes leur échappent vraisemblablement, le nombre de militaires arrivés en Amérique mais à destin inconnu étant très important (presque 1400, p. 91) –, ces derniers résultats sont suggestifs. Ils placent en tête de cortège les sièges de Louisbourg et de Carillon, tous deux en 1758, suivis de la bataille de Sainte-Foy (1760) et seulement en quatrième place par celle des hauteurs d’Abraham. La maladie aidant, il semblerait que le milieu de la guerre (1757-1758), davantage que sa fin, ait prélevé un lourd tribut sur ces troupes[31]. Sur l’ensemble de la campagne coloniale, le fichier fait état de 1731 militaires morts en Amérique, et de 178 autres ayant perdu la vie dans les prisons britanniques ou en mer lors de la traversée de retour. Près du quart des membres du contingent (mais le septième des seuls officiers) n’auraient donc pas survécu, ou pas longtemps, à leur aventure américaine. Et il s’agit d’un calcul conservateur[32].

On le voit, le volume est généreux en informations sur la (sur)mortalité de ces hommes. Il n’en demeure pas moins que c’est au lecteur de confronter les chiffres et de calculer les proportions, de rajouter les « au bas mot » aussi. L’hommage aux 2300 militaires qui « ont laissé leur vie en terre d’Amérique pour défendre la Nouvelle-France » (p. 8) en perd une partie de sa force. L’éloquence un peu limitée des chiffres bruts n’est pas seule en cause ici. Dans cet hommage surtout québécois aux troupes françaises, n’y a-t-il pas une logique de situation qui joue en faveur des sentiments partagés ? Regardons de plus près ces 2300 morts évoqués en début de volume. Un bon quart sont décédés en Amérique après 1760 : certains blessés, des suites de la guerre, les autres des suites… de la paix. Bref, les morts auxquels ce livre rend hommage sont autant des soldats que des ex-soldats, autant des victimes du conflit que ceux qui ont le double mérite d’avoir combattu et de s’être établis, ancêtres en puissance, au pays. Les salutations sont tantôt fraternelles, tantôt filiales. Peut-il en être autrement ? C’est la cession du Canada par la France qui s’interpose entre les deux catégories de héros : en mettant fin à l’empire septentrional français, elle renforce la distinction entre ceux morts avant ou après avoir fait pousser des racines au Canada. C’est ainsi qu’au sein du récit dûment respectueux envers ceux qui ont dû combattre – et mourir – pour la France en Amérique, il y en a un autre, déjà canadien-(français) qui ne peut que faire irruption, comme une irrépressible arrière-pensée.

Quel que soit leur sort ultime, ces hommes sont à nouveau réunis dans le répertoire biographique, corps principal de l’ouvrage. C’est en parcourant les notices que l’on saisit mieux ces vies vécues (et pas peu souvent perdues) entre la France et l’Amérique. Dans certains cas, la notice suit même certaines trajectoires après le retour en métropole. Prenons à titre d’exemple un soldat Pinagot[33], choisi au hasard :

Chatelier dit Chatelier, Jean. Soldat aurégiment de Béarn, compagnie de Maubeuge en 1755, engagé le 30 avril 1754comme soldat dans la compagnie de Labailer. Il est né le 9 septembre 1716 àLesneven, Finistère, fils de Louis Chatelier et Françoise Pengam. Il esthospitalisé à l’Hôtel-Dieu de Montréal le 26 janvier 1757. Il est présent àl’Hôtel des Invalides à Paris le 2 avril 1761. Il décède à Paris (Hôtel desInvalides) le 20 juin 1766. Notes : il a servi 24 ans dans les Troupes de laMarine avant d’être muté au régiment de Béarn. Il a le visage défiguré parl’effet d’un coup de feu qu’il a reçu dans la joue droite à la bataille deQuébec en Canada en 1760. Il rentre en France en octobre 1760

p. 279

D’« Abadie (Abadis) dit Bernet, Thomas » à « Zulauf, Jean », l’ensemble (7500 cas, 400 pages) s’absorbe difficilement, on s’en doute. Ce qui n’empêche pas la lecture de seulement quelques pages de produire un effet saisissant. Comme des portraits regroupés sur un mur, les notices restituent les visages individuels que les statistiques – et les monuments plus conventionnels – réduisent en images composites.

Le prochain volume commémore également, avec une retenue qui lui est propre. Pleinement visé cette fois, le peuple colonial – ou mieux, un peuple régional. Dans L’Année des Anglais, Gaston Deschênes accorde toute son attention aux événements remarqués par l’histoire militaire – voir ci-dessus – mais relégués à la périphérie d’un récit fatalement attiré par la capitale et ses abords : la destruction à l’été 1759, par les Rangers anglo-américains et les troupes régulières britanniques, d’une bonne partie des campagnes du Gouvernement de Québec. Dans ce cas, il est plus précisément question de la Côte-du-Sud. Longtemps bibliothécaire à l’Assemblée nationale du Québec et auteur de plusieurs ouvrages d’histoire parlementaire ou régionale, Deschênes s’emploie à mettre au jour les traces de l’expérience populaire de cette invasion. Cette troisième édition d’une étude d’abord publiée en 1988 – et témoignant d’un ras-le-bol envers le récit d’état-major ? – est remaniée, enrichie d’informations supplémentaires et de transcriptions de documents, et pour la première fois, d’une iconographie soignée. Ces images anciennes ou récentes qui célèbrent la beauté de la Côte-du-Sud fournissent une sorte de contrepoint doux-amer à la triste histoire qui est racontée en mots.

Mais la trame demeure inchangée. Le récit commence par une visite guidée enrichie d’une géographie seigneuriale, le guide étant un militaire ayant traversé la région en 1758 (l’officier anonyme opine qu’« [il] faudroit supposer aux ennemis une très grande imprudence s’ils tentoient un débarquement sur la côte du sud[34] »). Nous avançons saison par saison jusqu’au dénouement final en mai 1760. C’est une tragédie annoncée. Littéralement. Cité en exergue de l’avant-propos, Wolfe évoque, dès mars 1759, la possibilité d’un tel saccage. La technique est éprouvée : destruction des récoltes, maisons et bétail, et, dans ce cas, déportation du plus grand nombre possible de Canadiens en Europe « en ne laissant derrière moi que famine et désolation » (Wolfe à Amherst, 6 mars 1759, cité p. 7). Invoquant le souvenir « des nombreux outrages dont les Canadiens ont accablé notre peuple » (Wolfe à Pitt, 2 septembre 1759, cité p. 119), il passera à l’acte, la déportation en moins, dans le (vain) espoir de convaincre Montcalm de quitter ses retranchements et livrer bataille.

Deschênes raconte en détail le déroulement des événements, les « placards » britanniques, les débarquements et les résistances, le progrès des destructions. Prudent et précis[35], il tient à suivre les soldats à la trace, à documenter les zones dévastées ou épargnées. Il traite avec la même minutie les résistances, au demeurant mal documentées mais qu’on devine fréquentes, allant jusqu’à confronter deux traditions familiales afin de relativiser l’héroïsme d’un seigneur vraisemblablement imprudent (p. 77-79). Un autre cas de résistance populaire est souligné, de manière d’ailleurs plus intégrée au récit que dans l’édition précédente. C’est une figure de guerrière qui se profile ici, s’habillant en homme selon les règles de l’art. Dans les annales de ce conflit, Charlotte Ouellet est une des rares paysannes qui réussit à conserver quelques traits individuels. Elle, qui mourra presque centenaire en 1840, était à 17 ans, comme le formulerait sa notice nécrologique, « du nombre des jeunes filles de S[ain]te-Anne [de la Pocatière] qui prirent l’habit masculin et s’armèrent du mousquet pour aller chasser un détachement d’[A]nglais… » (Aurore des Canadas, 11 août 1840, cité p. 67-68)[36]. Un autre personnage se démarque aussi, nouveau venu dans cette édition. David Perry raconte sobrement ses souvenirs de jeune Ranger (18 ans) débarqué sur la Côte-du-Sud : mises à feu, prises de bétail, tirs des Canadiens. « We lived well, but our duty was hard », résume-t-il son histoire (p. 128).

Dans ce cas comme dans plusieurs autres, Deschênes accorde généreusement la parole aux acteurs. Il obtient par là un effet d’immédiateté certain, les différents participants se relayant pour formuler leurs points de vue sur les événements en cours. Le procédé a néanmoins un effet pervers : il désavantage ceux-là mêmes qui sont au coeur du drame, les habitants et « habitantes » canadiens qui, ayant si peu fait d’écrits archivables, sont privés de voix. C’est ainsi qu’il n’y a pas vraiment de contrepoids au discours que les autorités coloniales (Vaudreuil…) tiennent sur eux. L’impression qui s’en dégage est celle d’un peuple réfractaire aux ordres, voire capricieux. Or, l’historiographie récente cherche plutôt à expliquer les comportements de ces gens par l’incertitude de leur situation : quand l’ennemi débarquera-t-il ? Quelles seront les « représailles » à l’égard des miliciens faits prisonniers[37] ? Se tenant près de ses citations, l’ouvrage même révisé montre par là ses limites – et son âge. Mais aussi ses possibilités : le choeur des témoignages crée avec efficacité un effet de fatalisme, bien résumé en fin de parcours par les constats dégoûtés d’officiers britanniques. Ces remarques renvoient aux décisions de leur commandant : si les conventions militaires de l’époque étaient différentes de celles d’aujourd’hui, conclut l’auteur, « les tactiques de Wolfe sortaient de l’ordinaire » (p. 120). Une histoire désagréable, dirait l’autre. Et bien cadrée.

Le dernier ouvrage du lot est une anthologie à l’architecture complexe et au propos historiographique élaboré. Professeur au collège militaire de Saint-Jean-sur-Richelieu, Charles-Philippe Courtois est l’auteur d’une thèse sur des mouvements intellectuels conservateurs québécois (1917-1939), et codirecteur d’une Histoire intellectuelle de l’indépendantisme. Dans La Conquête. Une anthologie, il réunit et commente une bonne cinquantaine de textes publiés au cours du dernier quart de millénaire. Son but : « offrir un panorama récapitulatif des interprétations concurrentes et des représentations littéraires notables que cet événement [la Conquête] a suscitées à travers l’histoire du Québec, aussi bien qu’ailleurs en Occident » (p. 13). Précisons que l’anthologie ne se limite pas aux propos d’historiens et d’écrivains. Par exemple, quelques discours assez récents de politiciens se trouvent parmi les « interprétations ». Précédés chacun d’une présentation, les textes sont pour la plupart de courts (5-6 pages) extraits d’écrits divers. Ils sont regroupés en trois sections. La première s’attache à « illustrer » différents épisodes de la dernière guerre du Régime français. La deuxième passe en revue des interprétations de la Conquête dans son ensemble, alors que la troisième regroupe des analyses des conséquences de l’événement.

Du point de vue de l’art « anthologiste », la première partie est plus originale que les autres. Il s’agit d’une sorte de récitatif à plusieurs voix – et à plusieurs temps – de la guerre de la Conquête. Guy Frégault se voit confié l’incipit : c’est l’hégémonie nord-américaine qui est l’enjeu de la guerre qui se prépare, une guerre à finir. Les auteurs suivants racontent chacun un épisode. Nul autre que George Washington relate en observateur participant la mort de Jumonville, coup d’envoi du conflit. Ensuite, Longfellow décrit la déportation des Acadiens, l’abbé Casgrain, le siège de Louisbourg, F.-X. Garneau, la bataille de Carillon, Gaston Deschênes, la mortalité qui accompagne le saccage de la Côte-du-Sud. Puis c’est à James Wolfe de souffler le chaud et le froid avec le manifeste qu’il adresse aux Canadiens le 28 juin 1759, à C. P. Stacey de critiquer la décision de ce général de débarquer ses troupes à l’anse au Foulon. Et ainsi de suite, jusqu’à la présentation, une dizaine d’extraits plus loin, du traité de Paris par un Francis Parkman triomphant. Déjà nous sommes plongés dans une temporalité particulière, juxtaposant le récit des présentations de Courtois et celui, formulé à différentes époques mais en continu, des extraits.

La deuxième partie de l’anthologie présente une vingtaine de traitements globaux de la Conquête. C.-P. Courtois les classe selon le lieu de production : le Québec (de P. du Calvet à R. Lévesque), la France (de Voltaire à de Gaulle), l’Angleterre ou le Canada anglais (de Durham à W. Wood). Cet agencement a l’avantage de souligner l’irréductible diversité des perspectives, encore rehaussée par les deux siècles qui séparent les premiers intervenants des plus récents. Enfin, quelques pages de l’Histoire de l’Amérique française de Gilles Havard et Cécile Vidal donnent un aperçu des réactions des alliés amérindiens des Français.

La troisième partie sur les conséquences de l’événement procède par enchaînements thématiques, regroupant des interprétations qui insistent soit sur la continuité entre les régimes français et anglais, soit sur la Conquête comme rupture aux suites désastreuses, bénéfiques ou tout simplement imprévues. C’est parmi les auteurs de cette section qu’on retrouve le plus d’historiens. Fait encourageant, les perspectives des différents auteurs sur les conséquences de la Conquête ne se recoupent pas tout à fait avec leur groupe linguistique respectif.

Fruit d’une recherche considérable, cette sélection de textes nous vaut des trouvailles intéressantes. Dont un Michelet nostalgique du métissage franco-amérindien, lequel, n’eût été la Conquête, aurait permis de conserver le « génie américain » (amérindien) menacé par le colonialisme européen (p. 255). De Gaulle, lui, est non moins nostalgique. Dans la foulée de sa visite de 1967, il exprime son ravissement d’avoir été si bien accueilli par ce « morceau de notre peuple », ces « Français canadiens » dont les pères auraient rêvé de voir un jour passer un chef d’État français sur le si bien nommé chemin du Roy (p. 260-263). Vive la république[38]… Le pêle-mêle des écrivains, essayistes, historiens et hommes politiques produit parfois des effets d’écho inattendus, permettant par exemple à Edmond de Nevers (1896) de souffler quelques thèmes à Maurice Séguin (1946), par-dessus le demi-siècle qui sépare la parution de leurs textes respectifs.

L’anthologie présente donc une large gamme de ce que la Conquête a pu susciter comme résonances. Or, certaines parmi elles sont appelées à résonner plus que d’autres, ce qui donne une tournure particulière à l’intrigue historiographique qui émerge en filigrane des écrits rassemblés. Intrigue dont le point d’orgue est la controverse au sujet des suites de la Conquête qui a opposé, pendant un quart de siècle après la Deuxième Guerre mondiale, les écoles dites « de Montréal » et « de Québec ». L’auteur en fait utilement la généalogie, remontant aux lointaines origines des sensibilités « loyaliste » et « nationale ». De façon plus saisissante, il en fait aussi l’aboutissement de son récit : la controverse maintenant vieille d’un bon demi-siècle semble tout près, tant il s’y engage. Il réfute les arguments des Hamelin, Ouellet et Trudel (ce dernier, il faut le dire, a poursuivi le combat jusqu’à nos jours). La contre-partie de cet engagement transhistorique est bien entendu d’endosser largement la perspective des Montréalais Frégault, Brunet et Séguin, dont l’interprétation ne semble pas avoir pris une ride. En toute logique, l’ample esquisse historique que l’auteur présente dans l’introduction du volume s’en inspire fortement. La liste des conséquences de la Conquête, déviation de la trajectoire « normale » de la nation, y est méticuleusement mise à jour[39].

Rester à ce point fidèle aux devanciers, c’est afficher son scepticisme envers une bonne partie de l’historiographie plus récente, d’obédience moins strictement nationale. Prônant le retour à une histoire « politique » aux objets variés mais subordonnée au combat national[40], l’auteur fait de l’essor de l’histoire sociale vers 1970 une autre déviation malheureuse de trajectoire – une sorte de Conquête historiographique en somme. Sans surprise, John Dickinson et Brian Young sont appelés à fournir un échantillon de cette histoire abonnée au temps long et à d’autres césures (p. 417-427)[41]. Du point de vue du « panorama récapitulatif des interprétations » (p. 13) que veut offrir l’anthologie, il est néanmoins regrettable qu’un extrait des travaux de José Igartua n’y ait pas trouvé sa place. C’est après tout cet historien qui a jetté une passerelle entre le débat sur la Conquête et une histoire sociale attentive[42].

On sait que, depuis, une histoire qui n’est plus tellement sociale s’est mise à combiner les approches et à redécouvrir des objets autrefois évités[43]. Cette récente évolution a favorisé un certain retour en grâce de la Conquête comme objet d’étude, mais sous d’autres angles que naguère[44]. C’est poliment mais avec précaution que l’auteur accueille deux de ces travaux. L’accent mis par Donald Fyson sur l’adaptabilité des Canadiens devant l’évolution du système judiciaire colonial entre 1764 et 1837 s’insère à la rigueur dans le récit proposé par Courtois, soulignant la difficile condition des conquis (p. 442-446)[45]. Portant notamment sur les guerres de la fin du Régime français, le dernier livre de Louise Dechêne est également représenté dans l’anthologie (p. 139-144)[46]. Ici l’interprétation se prête plus difficilement à une telle nationalisation du récit. L’historienne met en relief les antagonismes sociaux, relativise la portée du particularisme canadien et, surtout, s’interroge sur la solidité de la tradition militaire locale. L’« anthologiste » a bien raison d’exprimer quelques doutes : Dechêne remet en question la notion même de guerre à finir entre peuples coloniaux proposée par Frégault et, à sa suite, par Courtois (voir p. 53-58)[47]. C’est ici que se voit l’écart entre les décennies… mais aussi la puissance du récit frégaultien. Il fait réagir encore.

L’ouvrage de C.-P. Courtois offre donc un survol stimulant de nombre des suites textuelles de la Conquête. Le retour aux sources s’y fait toutefois à plus d’un titre, tant cette anthologie porte la marque de l’historiographie des années 1950 et 1960. Finalement, il s’agit davantage d’un exercice de « pédagogie » nationale, qu’une tentative concluante de « renouveler le sujet » (p. 13) de la Conquête et de son interprétation. Ici encore, l’occasion commémorative favorise la remise en circulation d’un récit somme toute familier.

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Au terme de l’exercice, à quoi aura servi notre juxtaposition de ces quelques récits sur la Conquête, sa guerre et ses suites ? À bien des égards, les cinq ouvrages présentés sont hétéroclites. Pour commencer, ils le sont du point de vue formel  : le répertoire biographique côtoie l’anthologie et l’histoire tantôt plus, tantôt moins militaire. Ensuite, il y a diversité des perspectives, et pour cause : la commémoration aspire vers nous des écrits produits à des moments différents, par des auteurs aux sentiments d’appartenance variés s’adressant, sous réserve de circulation ultérieure, à des publics qui ne se recoupent guère. Du coup, il devient évident que la contribution de ces livres à la mémoire culturelle québécoise sera inégale et dans certains cas (Manning), négligeable.

Le crescendo commémoratif fait donc entendre des dissonances. Deux notes prédominantes se distinguent malgré tout assez nettement. Elles portent la marque d’autant de moments prégnants de l’histoire récente. Le premier est un après-guerre s’achevant dans les années 1960. Il n’est bien sûr pas étonnant de voir ressurgir, en 2009, cette période féconde en récits nationaux reformulés[48]. Il y a un demi-siècle, la Conquête et sa guerre étaient en vogue, et pas uniquement à la faveur de la commémoration du bicentenaire. Deux de nos ouvrages y renvoient : l’anthologie qui accorde une place particulière à la perspective de Guy Frégault, ainsi que la traduction qui offre une sorte de réincarnation à l’étude de C. P. Stacey parue pour la première fois en 1959. Les deux auteurs de travaux presque contemporains – rééditée elle aussi en 2009[49], la grande fresque de Frégault (La guerre de la Conquête), date de 1955 – se croisent donc à nouveau, happés par la circulation commémorative. Cette rencontre met en évidence bien des divergences (quant au pays rêvé, par exemple…) mais au moins une ressemblance : une même volonté d’écrire une version définitive, de mettre de l’ordre une fois pour toutes dans cette histoire de fin de régime. Ce qui n’a pas empêché les deux récits de traverser différemment cette durée dont ils cherchaient tant à conjurer les effets. L’hommage que lui rend l’anthologie en témoigne, l’ampleur mais surtout la mission émancipatrice de l’histoire frégaultienne lui confèrent un caractère atemporel, voire mythique[50]. Dépourvu d’un tel élixir, le récit de Stacey semble aujourd’hui doublement dépaysé par sa traduction tardive : cette histoire venue de l’autre « solitude » est aussi venue d’un autre temps. Point.

L’autre moment est le nôtre. Dans les ouvrages publiés pour la première fois en 2009, on décèle les signes d’une réorientation plus large du récit de la fin du Régime français, naguère si militarisé[51] et si centré sur un être national abstrait. À des degrés divers et sans échapper au conservatisme qui est la marque de la commémoration, pourvoyeuse de valeurs qu’on veut sûres, les livres récents font preuve d’une certaine ouverture : envers l’expérience populaire (ruraux, soldats), plus timidement, envers les Amérindiens et, dans les travaux québécois, envers la France autrefois traitée de métropole devenue étrangère, voire ingrate[52]. La tendance témoigne des circulations entre l’histoire dite savante et celle qui s’adresse à un public plus large, les deux subissant les impulsions du temps présent. Le nôtre paraissant abonné à la circulation transfrontalière, peut-être lira-t-on, une fois les énergies commémoratives dépensées, des études qui situent notre Conquête parmi d’autres changements d’empire de l’époque moderne. Après tout, dans le dangereux monde colonial d’autrefois, ce ne sont pas les conquêtes qui manquent[53].