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En 1978, dans l’introduction de l’ouvrage Les idéologies au Canada français, 1930-1939 qu’il codirige avec Jean-Paul Montminy et Jean Hamelin, Fernand Dumont définit le remue-ménage des années 1930 comme « la première Révolution tranquille ». Il note que la Crise est avant tout perçue d’un point de vue moral, tant par les plus vieux que par la jeunesse ; que cette crise « métaphysique » se double d’une grave crise politique, à travers laquelle s’exacerbe la méfiance traditionnelle à l’égard des politiciens et de la politique ; que les solutions envisagées comportent une forte dimension communautaire – l’incontournable corporatisme (version sociale et version politique) ; que les menaces extérieures, même imaginaires, sont omniprésentes (communisme, juifs, dictature économique, gouvernement fédéral) ; qu’une conception nouvelle du rôle de l’État émerge, plus interventionniste ; qu’un mouvement romantique en littérature et poésie engendre une irrévocable émancipation individuelle ; et que l’oeuvre et le destin tragique d’Hector de Saint-Denys Garneau sont exemplaires de la double quête qui marque l’époque, quête métaphysique et quête du moi.

Ces intuitions, lancées à la volée plutôt que rigoureusement démontrées, trouvent confirmation dans l’ouvrage d’Yvan Lamonde, La modernité au Québec, premier tome de la suite de son Histoire sociale des idées, qui en comptait elle-même déjà deux (1760-1896 et 1896-1929). L’historien a choisi « de marcher lui-même les chemins de la décennie » (p. 121), dépouillant les sources premières (fonds d’archives manuscrites et imprimées, témoignages, périodiques de l’époque, etc.), quitte à délaisser des sources secondaires, comme le texte évoqué plus haut et non cité, pour embrasser intimement ses données. Concentrant son regard sur les « porteurs d’innovation », il cartographie soigneusement toutes les obsessions de la décennie entourant l’idée de modernité.

Un coup de tonnerre en amont de la période ressort comme le grand déterminant de cette modernité bourgeonnante, la condamnation par le Saint-Siège de l’Action française, revue parisienne de Charles Maurras, ébranle en effet la symbiose entre catholicisme et nationalisme, jusque-là tenue pour salutaire. Après 1926, on n’en sera plus aussi sûr. Et cet anathème met en quelque sorte la table pour une rénovation de la pensée religieuse et spirituelle, et pour un renouvellement du nationalisme avec, en mode mineur, une courte échappée sur le terrain du séparatisme. Quand s’installe la crise économique, ce contexte global accouche d’une jeunesse impatiente, exaspérée des vieilles rengaines politiques, et inquiète de son sort comme de l’avenir de sa société.

Ces jeunes tâtonnent, avec d’autres qui le sont moins, à la recherche d’un nouvel ordre social, religieux, politique et économique et, ce faisant, ouvrent de véritables brèches dans l’édifice des certitudes traditionnelles, dont certaines ne seront pleinement exploitées qu’après la Deuxième Guerre mondiale. Lamonde affectionne les équations et formules mnémotechniques, et nous laissons au lecteur le plaisir de découvrir ses « 5 C », pour porter plutôt notre attention sur le changement structurel de la reformulation des rapports entre religion et politique.

L’action catholique spécialisée (ACS), qui s’ébauche au début de la décennie, remplacera bientôt l’Association canadienne de la jeunesse catholique (ACJC), dont la pertinence fond comme neige au soleil. Les nouvelles associations portent une conception du catholicisme assez différente, nettoyée de son cléricalisme et laissant largement place aux laïques ; avec elle, la distinction s’impose entre action catholique et action nationale, entre engagement social et engagement politique. Une spiritualité plus empreinte d’humanisme, et marquée par le personnalisme d’un Maritain, véritable gourou pour une certaine jeunesse, inspire ces milieux. Enfin, la polémique entre l’abbé Lionel Groulx, seule figure du passé encore crédible, mais dont l’image amorce pourtant son déclin, et le père Georges-Henri Lévesque, nouvelle figure dominicaine montante, condense ce changement où rechristianiser la jeunesse moderne et refranciser le Canada français deviendront des objectifs nettement distincts.

Sur le front nationaliste, les mouvements Jeune-Canada, Jeunesses Patriotes, et les revues Vivre et La Nation explorent de nouvelles avenues, forçant en quelque sorte l’abbé Groulx à clarifier sa position sur l’indépendantisme : non, admet-il, il n’est pas aussi laurentien qu’il avait pu le laisser croire. Vivre et La Nation n’auront pas la même réserve. La première, par le corporatisme politique, fasciste qu’elle vise à édifier, comprend que la Confédération est un carcan qu’il faudra quitter, tandis que la seconde, s’inspirant des expériences latino-américaines, prône la « création d’un État libre français en Amérique » qui signifierait la sortie de la Confédération, mais non celle de l’Empire britannique. C’est cependant chez André Laurendeau qu’on trouve la synthèse la mieux aboutie entre pensée moderne et conscience historique, son nationalisme incluant une visée universelle et résolument humaniste par son insistance sur la notion de personne, et son ouverture à l’international.

Dans l’ensemble, l’ouvrage de Lamonde se lit avec d’autant plus de plaisir que l’historien possède un style personnel alerte et vivant, plus littéraire que strictement scientifique. Sa brève section méthodologique (deux pages) est ainsi placée au beau milieu de l’enfilade des chapitres – « vous êtes ici » –, et adopte un ton métaphorique réjouissant. Un meilleur travail d’édition aurait cependant permis d’éliminer quelques redites disséminées ici et là tout au long du livre.