Corps de l’article

Spécialiste d’une histoire sociale et culturelle de l’épuration en France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale[1], il s’agit ici, pour moi, de présenter un nouveau chantier de recherche qui, tout en s’inscrivant dans une certaine continuité avec mon objet précédent, témoigne d’une mobilité à la fois thématique, chronologique et géographique. Entamé grâce aux soutiens du gouvernement canadien et du cieq (Centre interuniversitaire d’études québécoises)[2], ce projet reste donc encore largement en devenir. C’est pourquoi, cette note de recherche est pensée comme un premier état historiographique tout en conservant une forte dimension problématique et programmatique.

De la légitimité de l’objet : des historiographies parallèles à faire dialoguer

Le syndrome de Vichy, à savoir non pas l’histoire de l’événement ou du régime, du même nom, mais plutôt celle de sa postérité et de sa mémoire dans la société française, constitue un objet scientifique dont la réalité n’est plus à démontrer en France depuis qu’Henry Rousso[3] l’a érigé en sujet d’étude. Sans doute, la transposition de la notion outre-Atlantique peut sembler périlleuse, mais le projet apparaît néanmoins légitime au regard des débats qui entourent le passé de la Seconde Guerre mondiale au Canada et plus particulièrement au Québec depuis le milieu des années 1990.

Il suffit pour s’en convaincre d’observer les vives polémiques qui ont secoué la presse québécoise, en mai-juin 1994[4] ou encore en novembre-décembre 1996[5], autour des échos mémoriels de cette période. Acteurs ou victimes de cette demande sociale, les historiens s’emploient alors de plus en plus souvent à pacifier cette mémoire empoisonnée. Ainsi, Claude Beauregard en 1997 dans sa préface de La presse canadienne et la Deuxième Guerre mondiale : « En ces temps troublés de difficiles rappels, où l’on déterre à grands coups de polémiques le passé fasciste du Québec, il est bon de se retremper dans ce que les journaux canadiens disaient de la Deuxième Guerre mondiale et de la participation du Canada à ce conflit[6]. » De même, Éric Amyot, en 1999, tout en présentant un stimulant bilan historiographique sur Vichy, La France Libre et le Canada français, reconnaît « l’odeur de soufre associée à la période[7] ». Enfin, on relève également de nombreux travaux qui portent explicitement sur ces enjeux mémoriels, lorsqu’ils ne contribuent pas eux-mêmes à les nourrir, comme dans le cas d’Esther Delisle[8]. À titre d’exemples, notons le colloque « La participation des Canadiens français à la Deuxième Guerre mondiale : mythes et réalités[9] » avec un volet relatif à la « Genèse d’une mémoire collective », ou encore l’éditorial de Benoît Lacroix, « Un Québec malade de sa mémoire » dans les Cahiers d’histoire du Québec au xxe siècle[10].

Bien entendu, il n’est pas question de considérer que les deux phénomènes mémoriels, français et québécois, sont de même nature, ni d’intensité identique. Ils n’en demeurent pas moins comparables d’autant que cette sensibilité du Québec, à l’égard de ce passé qui ne passe pas ou mal, a de quoi surprendre et faire sens, notamment pour un chercheur français. Cela étant posé, il me semble qu’au moins deux voire trois séquences sont (ou plutôt seront) à historiciser. D’abord, la guerre, et surtout la sortie de guerre nous concernant, sur laquelle existe au Canada une historiographie bien constituée. En effet, à l’origine de ce projet, il y a une double découverte. D’une part, il est désormais avéré que certains individus compromis en France sous l’Occupation se sont réfugiés au Québec après guerre. D’autre part, il apparaît que, moins que leur importance numérique (quelques poignées), c’est l’écho significatif de leur présence et les soutiens non négligeables dont ils ont pu bénéficier au sein de la société québécoise, qui interrogent. L’ampleur de la mobilisation de part et d’autre fut telle que l’essayiste Yves Lavertu a pu, à juste titre, parler d’une « affaire Bernonville » entre 1948 et 1951[11]. De fait, nos propres recherches confirment que le cas Bernonville et consorts est vite devenu une véritable « affaire d’État », embarrassant la Chambre des communes du Canada et les services diplomatiques français.

Il s’agit alors d’élargir et d’approfondir l’analyse de l’épuration en France en clarifiant l’itinéraire de ces collaborateurs–exilés, tout en tentant de saisir comment les Québécois ont, à l’époque, pensé l’événement « épuration » lointain et proche à la fois par le biais de ces « Français réfugiés » qui divisent la société québécoise, non sans des retours sur leur propre guerre. Ensuite, il y a incontestablement un moment « historiographique » particulier (Lavertu-Delisle-Amyot[12]) au milieu des années 1990 où le sujet (re)devient objet d’études historiques[13] et est (re)découvert par l’opinion canado-québécoise dans un contexte tourmenté par les questions nationale et référendaire. On peut presque parler durant cette période d’une « seconde affaire Bernonville »…

Enfin, depuis cette date, on assiste à une présence de ce passé qui ne se dément pas, même si c’est souvent sur la base d’enjeux éloignés de la Seconde Guerre mondiale. Au point qu’aujourd’hui, le rapport au passé apparaît central et reste sans doute l’un des éléments les plus problématiques de la question identitaire québécoise, y compris et a fortiori sous l’angle de l’écriture de l’Histoire ou de son enseignement[14]. « L’affaire Bernonville » vient d’ailleurs de connaître un nouveau rebondissement grâce à la publication d’un nouvel opus d’Yves Lavertu sur le sujet. Un livre très polémique, où l’auteur dénonce « la gestion biaisée de la mémoire québécoise face à un criminel de guerre », non sans des attaques virulentes contre le « monde des historiens québécois[15] ».

En définitive, un projet qui, partant de l’événement (en particulier l’affaire des « réfugiés politiques » français au Canada dans l’immédiat après-guerre comme première remémoration des rapports du Québec à Vichy), analyse aussi les usages de ce passé dans des temps ultérieurs entre histoire, mémoire et écriture de l’histoire. Dès lors, sachant qu’un objet comparable existe en France et que l’on dispose ainsi des outils méthodologiques pour l’appréhender, la question est désormais de savoir quels peuvent être les apports, mais aussi les limites, d’une approche historiographique croisée France-Québec sur ce sujet ?

Des apports indéniables à la connaissance de l’événement

Une invitation à revisiter le régime de Vichy et ses soutiens hors de ses murs

Analyser le Québec durant la Seconde Guerre mondiale et à sa sortie, c’est découvrir qu’il a pu exister un Vichy sans les Allemands ou selon l’expression de Marc Ferro au sujet du Québec « du pétainisme sans l’Occupation[16] ». De manière plus provocante, Esther Delisle évoque les rêves de certains pour « une sorte de Vichy sur Saint-Laurent[17] », même si l’on sait aujourd’hui que ce soutien lointain mais réel au régime de Vichy, au moins un temps et dans certains milieux, ne fut ni total ni linéaire. En effet, les travaux d’Éric Amyot, en particulier, ont montré qu’une chronologie fine s’impose pour appréhender l’adhésion initiale à Vichy, puis le détachement et le basculement du côté gaulliste de l’opinion québécoise à compter de 1942-1943[18]. Sous cet angle, la capacité à resituer les enjeux du moment dans un cadre nord-américain plus global permettrait sans doute de décrisper les débats et de sortir des polémiques parfois vaines autour d’une singularité québécoise.

Ainsi, Emmanuelle Loyer démontre combien l’ambassade de Vichy à Washington fut, du moins jusqu’en novembre 1942, « le centre d’une propagande Vichyste extrêmement dynamique sur le continent nord-américain[19] » par le biais, en particulier, des chambres de commerce, des associations d’anciens combattants ou de l’Alliance française. Plus significatif encore, elle souligne, même une fois l’hypothèque Vichy levée après le débarquement en Afrique du Nord, une empathie persistante pour le Maréchal au sein des populations francophones et inversement une réticence marquée à l’égard du général de Gaulle. Finalement, elle considère que « la singularité de l’Amérique repose sur la persistance, jusqu’à la fin de la guerre, de cette dissidence antigaulliste[20] ».

Elle confirme ainsi l’ambivalence et les hésitations désormais bien connues de la politique des États-Unis à l’égard du régime de Vichy. Ambiguïté qu’incarne parfaitement le président Roosevelt, au départ « manifestement impressionné par le mythe Pétain[21] » et longtemps favorable à toute solution alternative à de Gaulle.

Pour toutes ces raisons, il est donc certain que la scène québécoise constitue un observatoire précieux pour analyser ces vichystes « hors les murs », dans la lignée des travaux d’Eric Jennings[22], voire de Denis Rolland sur le Mexique[23] même si la communauté francophone y est de nature assez différente.

Une histoire de l’exil des « réprouvés » de la collaboration

De manière complémentaire, ce chantier ouvre de riches perspectives sur les populations exilées[24] après guerre et en particulier sur les parcours et les réseaux d’exfiltration de criminels de guerre ou de personnes suspectes dans leur pays. Longtemps objet de littérature à sensation et de presse à scandale, ce sujet intègre progressivement le territoire des historiens où il participe du renouveau en cours de l’analyse des sorties de guerre, en particulier en matière de démobilisation (non plus seulement militaire ou économique, mais ici politique, sociale, voire culturelle) mais aussi de transition entre Seconde Guerre mondiale et guerre froide[25]. Au regard de la production existante, on constate, de manière assez logique d’ailleurs, que les cas des Italiens et des Allemands ont été surinvestis pour les candidats au départ[26], de même que l’Espagne ou l’Amérique latine (en particulier l’Argentine) comme territoires d’accueil[27], mais qu’il y a encore relativement peu de choses sur les Français[28] ou sur l’Amérique du Nord[29]. L’analyse du Québec et des Français relève également de la question plus vaste et sensible des criminels de guerre entrés au Canada après-guerre[30].

Évaluer l’ampleur réelle du soutien québécoi aux « réfugiés politiques français »

Puisque les faits ne font pas débat, à savoir la présence sur le sol canadien, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, de quelques « collaborateurs » français ayant bénéficié de complicité pour s’y installer, la vraie question de fond est celle de l’ampleur réelle (et plus encore de la signification) de la campagne de soutien qui s’organise lorsqu’ils sont découverts à compter de 1948-1949. Cette campagne assez bruyante (pétitions, presse, questions et débats à la Chambre des communes où le sujet est évoqué à une vingtaine de reprises entre 1949 et 1951…) est-elle représentative de l’opinion dominante ou même majoritaire du Québec ?

À rebours de certaines idées reçues et en l’état actuel de mes recherches, ma réponse incline plutôt vers la négative. De fait, en observant les promoteurs des campagnes en faveur des « réfugiés politiques français », il apparaît que non seulement il ne s’agit pas d’une majorité de la population, mais que, plus encore, nous ayons affaire à une minorité d’activistes surtout montréalais en décalage croissant avec la réalité de la France mais aussi avec la situation sociale et politique de leur propre pays !

En effet, au regard des sources consultées et de l’historiographie disponible, il semblerait que la guerre ait été l’occasion d’un début de clarification dans la relation du Québec et des Québécois à eux-mêmes et à la France, en même temps qu’elle inaugurait un nouveau rapport à une certaine modernité ? Sous cet angle, la mobilisation en faveur des « réfugiés français » ne serait donc pas la preuve d’une influence persistante du pétainisme (voire du fascisme[31]) au Québec, mais bel et bien un marqueur qui témoignerait plutôt de son déclin ou de son érosion, non sans crispation dans certains milieux. Aussi est-on, à mon sens, davantage confronté à un épiphénomène significatif de certains groupes sociaux, politiques ou religieux très actifs qui refusent d’évoluer dans un pays et une société qui ont changé ou changent sans eux !

Robert Rumilly, le personnage nodal de cette bataille « idéologique », au point qu’elle se confond souvent avec lui, incarne parfaitement cette situation ambivalente à travers le combat d’un homme qui erre entre deux mondes, sa société de départ (la France) et sa société d’accueil (le Québec), sans être pleinement en accord avec aucun des deux. En effet, chez cet intellectuel bourgeois et militant ardent de l’Action française[32], arrivé au Canada en 1928 convaincu du déclin de la France et inversement persuadé d’avoir trouvé au Canada français, une « nouvelle France » plus conforme à son idéal, la cause de « Bernonville et des miliciens » est clairement d’essence passéiste et d’ordre réactionnaire, même s’il tente, par ailleurs assez habilement, d’instrumentaliser le maccarthysme ambiant à son profit. Pour Rumilly et la nébuleuse d’activistes de droite qui gravite autour de lui, il est certain que Bernonville et consorts ont pu incarner la figure « du migrant idéal » : francophone, catholique et anticommuniste. Autant d’hypothèses de travail qui gagneront à être affinées par des recherches ultérieures.

Des convergences fécondes en termes de mécanismes mémoriels

La mémoire de l’événement Seconde Guerre mondiale, en particulier à partir de son réveil au Québec à compter des années 1990, ouvre également d’intéressantes perspectives comparées avec la situation française voire européenne. Ainsi, le tournant des années 1990, marquées en France par le retour quasi obsessionnel de Vichy, l’ouverture « d’une seconde épuration » (procès Touvier, Papon)[33] et l’importance prise par la mémoire de la Shoah, coïncide au Québec avec un moment historiographique particulier, la multiplication des « affaires » en lien avec ce passé et la même centralité accordée à la question de l’antisémitisme[34].

De manière complémentaire, on ne peut être que frappé, de part et d’autre de l’Atlantique, par la multiplication des « affaires[35] » en lien avec la remémoration de ce passé. On tient donc là un bon prisme de comparaison surtout si l’on considère, avec Luc Boltanski[36], la « forme affaire » comme un moment clé « pour analyser des tensions sociales ou des changements idéologiques propres à une époque ». Il y a matière ici à analyser ces épisodes, en comparant les mécanismes sociaux à l’oeuvre et en examinant les conditions de la saisie de l’espace public mais aussi les dynamiques de mobilisations[37].

Des précautions méthodologiques indispensables

Des contextes et des enjeux spécifique de part et d’autre de l’Atlantique

D’emblée, il importe de toujours bien comprendre que ce qui se joue au Québec n’est pas le simple reflet de ce qui se passe en France, mais beaucoup plus le fruit de contextes et de cultures politiques ou juridiques spécifiques à chacun des pays.

Ainsi, de manière classique, faut-il toujours conserver à l’esprit les clivages propres à la société canadienne. À titre d’exemple, dans le cadre du soutien aux « réfugiés politiques » français, une partie du débat repose sur le problème plus global de la politique du gouvernement fédéral en matière d’immigration. Aussi, pour certains au Québec, ce ne sont pas forcément des « collabos » que l’on défend mais des migrants français à qui le gouvernement fédéral cherche des ennuis. De même, nous avons pu observer qu’une partie de la mobilisation en faveur de ces « collaborateurs » exilés pour échapper à la justice et parfois à la mort, repose sur la confrontation de traditions judiciaires et pénales très différentes d’un pays à l’autre. Nul doute, que ces divergences dans les pratiques juridiques, particulièrement en matière de justice politique, ont été sources de malentendus et d’incompréhensions mutuelles, au risque de brouiller le fond du dossier.

En effet, les procédures « d’exception » de l’épuration judiciaire française surprennent et heurtent, parfois assez profondément, une opinion québécoise imprégnée d’une culture juridique anglo-saxonne. Choc culturel que l’on retrouve au même moment dans le monde de l’édition et le champ littéraire à travers la lecture de Robert Charbonneau, La France et nous. Journal d’une querelle[38], là encore, pour partie, sur fond d’attitude pendant la guerre et d’épuration.

Enfin, il appartient au chercheur, en particulier extérieur, de bien mesurer le poids « historique » de certaines postures qui parasitent parfois la perception de la réalité de l’événement. Sous cet angle, le rapport à la conscription apparaît déterminant à l’aune des deux conflits mondiaux[39]. Il conditionne beaucoup de comportements durant la guerre, ou à sa sortie, et focalise encore aujourd’hui de fréquents usages politiques de ce passé, comme en témoignent les débats récents sur les engagements au Moyen-Orient[40]. Cette question est donc incontournable dans l’événement comme dans les conditions récurrentes de sa remémoration[41].

Des temporalités sensiblement différentes

La césure des années 1970 n’est pas aussi perceptible au Québec qu’en France. Ainsi, il n’y a pas au Québec, à cette date, l’équivalent du « miroir brisé » français face à Vichy, ou du moment Paxton dans l’historiographie savante et de ce qu’Henry Rousso appelle, à l’échelle de l’ensemble de la société, « le retour du refoulé[42] ». C’est d’autant plus paradoxal que cette période coïncide pourtant avec la parution des premiers travaux « références[43] » qui abordent sans concession la période de la guerre et de la sortie de guerre au Québec. Force est de constater, qu’ils passèrent alors inaperçus aux yeux du plus grand nombre, malgré leurs qualités intrinsèques, d’où l’impression trompeuse chez beaucoup de découvrir le sujet vingt ans plus tard :

L’affaire Bernonville n’est pas parfaitement inconnue des spécialistes. Pierre Savard l’évoquait même en 1974 dans un article paru dans une revue savante. Ne faut-il pas plutôt s’interroger sur la raison pour laquelle cette connaissance, disponible à qui voulait la lire, n’a pas été avant aujourd’hui perçue comme socialement pertinente ? Cela nous ramène aux enjeux de mémoire du temps présent[44].

Analyse que partage Éric Amyot :

En 1994, un article publié dans Le Devoir et un ouvrage d’Yves Lavertu révélaient aux Québécois, stupéfaits, que des collaborateurs français trouvèrent, après la guerre, refuge et asile au Québec. Du même souffle, on apprenait que le maréchal Pétain et la Révolution nationale avaient bénéficié d’importantes sympathies au Canada français. Un épisode oublié de notre histoire collective se retrouvait soudainement au coeur de l’actualité. Les révélations de l’été 1994 n’ont pourtant que confirmé ce que plusieurs chercheurs connaissaient déjà[45].

Chemin faisant, il faut souligner au Québec la place mémorielle très particulière du Duplessisme[46], entre « Grande Noirceur » des années de pouvoir 1944-1959 et « Révolution tranquille » à compter de 1960, même si les progrès de l’historiographie tendent désormais à analyser de manière plus complexe et nuancée cette lecture binaire et réductrice. Phénomène Duplessis d’autant plus intéressant à appréhender qu’il constitue l’arrière-plan politique « de la première affaire Bernonville » et qu’à front renversé avec la situation française, le tournant des années 1970 correspond au Québec à une première phase de retour mémoriel sur la période duplessiste, non sans tentation de réhabilitation[47].

Charismatique et autoritaire, Maurice Duplessis cultive en effet les paradoxes d’un avenir qui ne rompt pas avec le passé et d’un progrès qui se nourrit de tradition. Il assume ainsi l’entrée du Québec dans une certaine modernité économique avec la persistance d’un authentique conservatisme politique, social et moral. Encensé ou diabolisé, le « chef » ne laisse donc pas indifférent, même s’il nous faut ici admettre qu’en l’état de nos recherches, rien ne semble relier directement et personnellement Maurice Duplessis à la cause des « réfugiés politiques français », alors qu’il était pourtant chef du gouvernement québécois à l’époque et que certains de ses proches y étaient très engagés. Dans ce dossier, il incarne, à certains égards et sans doute par calcul ou prudence politique, la « figure de l’absent ».

In fine, un regard croisé qui, s’il est mené avec prudence et méthode, apportera autant à l’histoire de la France de Vichy qu’à l’histoire contemporaine du Québec. Au-delà, le sujet revêt également une intéressante dimension épistémologique autour des usages politiques du passé dans le monde contemporain. En effet, la confrontation problématique du Québec et des Québécois au passé de la Seconde Guerre mondiale recouvre de nombreux problèmes posés par la (re)mobilisation du passé au temps présent : affirmation identitaire, simplification médiatique, confusion entre histoire et mémoire et, enfin, corrélativement, la question centrale du positionnement et du statut de l’historien[48].