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Le 23 mars 1763, un peu plus d’un mois après que le traité de Paris eut mis fin à la guerre de Sept Ans, deux missionnaires récemment revenus de l’Acadie en France écrivent de courtes lettres à un procureur du parlement de Paris. Ils demandent qu’un appel soit déposé en leur nom en alléguant que leur séminaire les a traités injustement[2]. Après de nombreuses années passées à l’étranger, ces missionnaires, Jacques Girard et Claude Manach, découvrent que le supérieur et les directeurs du séminaire dont ils sont membres les ont expulsés, en réalité, les laissant sans moyens de subsistance et sans aucun droit ou privilège au sein de la communauté. En Acadie, ils ont travaillé comme curés de paroisses auprès des colons acadiens et comme missionnaires auprès des Mi’kmaq de la région. Ils ont appuyé les luttes des Français contre les Britanniques et négocié des alliances avec les nations autochtones importantes pour les intérêts français[3]. Ils ont encouragé les Acadiens à appuyer le roi de France contre celui d’Angleterre et à quitter leurs foyers en territoire britannique pour s’installer en territoire français : sur l’Île Royale (Cap-Breton), sur l’Île Saint-Jean (Île-du-Prince-Édouard) et dans l’isthme de Chignectou[4]. Après la conquête britannique du Canada en 1760, ils sont déportés de la colonie avec les Acadiens. Tous deux sont détenus dans des prisons anglaises avant de pouvoir retourner à Paris. Cependant, quand ils se présentent à la porte du Séminaire des Missions Étrangères de Paris (SMEP), situé dans la rue du Bac, les directeurs et le supérieur les informent qu’ils ne sont pas les bienvenus[5].

Les directeurs fondent leur décision de refuser à ces missionnaires l’entrée du séminaire sur la plus récente constitution de l’institution, accordée par l’archevêque de Paris en 1716. Selon les dispositions de la constitution, le séminaire et les missions d’outre-mer qui lui sont affiliées dans les Amériques, en Chine, au Siam ainsi qu’en Cochinchine et au Tonkin (le nord et le sud du Viêt-nam, en gros) constituent des entités complètement séparées. La raison d’être du séminaire, affirme-t-on, est d’administrer les fonds donnés pour appuyer ces missions et de former des missionnaires pour des affectations à l’étranger[6]. Ainsi, le séminaire ne doit rien aux missionnaires qui rentrent au pays et ses biens sont entièrement séparés de ceux des missions. Les deux vétérans de l’Acadie sont choqués de se retrouver renvoyés de la société au nom de laquelle ils croyaient avoir travaillé pendant de nombreuses années. De plus, ils sont consternés de penser qu’aucun lien formel n’existe entre les missions d’outre-mer et le séminaire et ils craignent que cette séparation entre les périphéries et le centre ne menace la viabilité des intérêts français et catholiques à l’étranger. Pour eux, le séminaire et les missions forment « un seul et même corps[7] ». Les membres de l’un sont également membres de l’autre.

Il serait assez facile de voir cette demande d’intervention judiciaire comme un simple exemple d’opportunisme et d’intérêt personnel. Girard et Manach ont potentiellement de nombreux avantages à y gagner, comme des pensions, une résidence et des postes au sein du séminaire. Les directeurs, de leur côté, ont intérêt à faire reconnaître la séparation complète entre le séminaire et les missions, et à formaliser ainsi une division de biens qu’ils réclament depuis longtemps. Pour les appelants, cependant, l’enjeu va bien au-delà de leurs droits de se faire héberger et de recevoir une pension. Leurs avocats affirment : « Ce n’est donc pas ici la Cause de quelques Particuliers, c’est celle de tous les Missionnaires Sortis du Séminaire des Missions ; et s’il est vrai que cet établissement ait été plus spécialement adopté par le feu Roi [Louis XIV], pour étre le Séminaire des Missions Etrangeres, c’est la cause des Missions mêmes[8]. »

Girard et Manach croient que les lettres patentes émises au SMEP par Louis XIV en 1663 avaient établi l’institution comme un protectorat spécial du roi et du pape, et non une simple institution diocésaine sous l’autorité de l’archevêque de Paris. Girard, Manach, leurs avocats et leurs alliés plaident devant la Grand’Chambre du parlement de Paris que l’unité est essentielle au travail des missionnaires et à la survie des missions à l’étranger, qui sont indispensables aux intérêts mutuels de la religion et de l’État. Si le séminaire n’est rien qu’une institution de l’archevêché de Paris, « si comme Missionnaires ils n’ont point d’état, d’établissement légal parmi nous [France], il n’y a point de Missions en France ; la Nation n’a jamais eu, ou bien elle a perdu cette oeuvre si glorieuse pour la Religion[9] ». À leur avis, la dissociation des missions étrangères de la métropole menace une association fondamentale entre la religion et les intérêts de la nation et de l’État français. Comme David Bell l’a montré, la rhétorique nationaliste en France se propage de façon exponentielle dans le milieu juridique et celui de la cour au lendemain de la guerre de Sept Ans. Girard et Manach croient que cette notion juridique et émotionnelle qui, pour les royalistes, peut seulement s’exprimer à travers la personne du roi, doit s’étendre aux missionnaires travaillant à l’étranger afin de leur permettre de faire leur travail et d’en faire profiter la patrie[10].

En réponse, les directeurs défendent leur position en termes très techniques, traitant la dispute comme une question de gestion interne. Ils accusent les missionnaires d’essayer de réclamer des droits qu’ils n’ont jamais eus et ils affirment que les missionnaires sont sous la responsabilité de la Couronne, puisqu’ils ont reçu des bourses du roi pendant qu’ils étaient en Acadie[11]. Cependant, implicitement et dans le contexte des bouleversements politiques et intellectuels qui se déroulent en France à l’époque, l’argument des directeurs évoque une idée de la France beaucoup plus limitée que celle proposée par les missionnaires : une France centralisée à Paris et qui n’a de compte à rendre à aucune puissance étrangère, et surtout pas au pape, qui avait autorisé les missions étrangères à l’origine. L’intérêt de cette affaire ne se limite donc pas aux détails du fonctionnement interne d’une institution religieuse précise : il se rapproche plutôt de la remise en cause des missions, de l’empire et du commerce étranger (au sens large[12]) qui a cours en France au milieu du XVIIIe siècle et qui s’accélère après la perte du Canada en 1763.

Dans l’ensemble, les historiens du Canada ne se sont pas intéressés à cette affaire et n’ont pas replacé la création du diocèse de Québec dans le contexte du projet global du SMEP[13]. De plus, une grande partie des études actuelles sur les empires et le monde atlantique au milieu du XVIIIe siècle n’évoquent que de façon très passagère le rôle joué par les missionnaires dans l’expansion des territoires et du commerce européens, que ce soit dans les Amériques ou en Asie[14]. En réclamant une meilleure intégration impériale et une association plus étroite entre l’Église et l’État dans la période suivant la conquête, Girard et Manach peuvent paraître un peu anachroniques, avec le recul, ce qui pourrait expliquer ce manque d’intérêt. Noël Baillargeon est l’un des rares chercheurs à examiner le projet global du SMEP en relation avec la création du diocèse de Québec au milieu du XVIIe siècle, mais il ne mentionne pas l’affaire Girard et Manach dans son analyse de la lutte pour la survie du séminaire de Québec au lendemain de la Conquête[15]. Cette approche focalisée n’est pas particulière à l’historiographie du Canada français. De leur côté, les historiens du séminaire de Paris se sont concentrés presque exclusivement sur les missions en Indochine et au Siam[16].

L’analyse de l’affaire Girard et Manach requiert une approche mieux intégrée. La pensée actuelle sur la nature des empires souligne la façon dont ces créations politiques et commerciales tendent à fabriquer volontairement des espaces politiques et judiciaires ambigus et ne correspondant pas toujours à des territoires conquis bien définis[17]. Les missions et institutions religieuses sont des agents d’expansion impériale qui maintiennent des relations complexes et souvent indirectes avec les structures étatiques de la colonisation. Le SMEP a reçu des lettres patentes du pape ainsi que du roi de France et il travaille, dès le début, de concert avec la jeune Compagnie royale des Indes orientales, afin de prendre pied en Asie. Même si le pape interdit aux missionnaires de se livrer au commerce, le commerce et les missions sont étroitement liés dès la fondation des premières missions étrangères en 1659. Les missionnaires se considèrent comme des sujets du roi français ainsi que des serviteurs du pape et ils espèrent qu’en s’associant à des compagnies commerciales, ils seront mieux protégés et bénéficieront d’avantages sur le terrain[18]. Au Canada, les missions sont associées de près avec la colonisation et avec les affirmations de souveraineté de la France, dès les premiers jours de la colonisation. Le commerce et la religion ont prolongé l’autorité du roi vers l’intérieur tout en aidant à ébranler les concurrents européens de la France.

Quand Girard et Manach entreprennent la procédure d’appel, ils évoquent un projet missionnaire mondial solidement intégré aux intérêts politiques et commerciaux de la France à l’étranger. Leur cause attire sympathie et appui à la cour et elle suscite une vive approbation de la part des missionnaires du SMEP en Asie qui craignent depuis longtemps les effets de la rupture du lien entre Paris et les missions[19]. L’appel au parlement fournira des réponses définitives.

« Les Sieurs Manach et Girard ont donc interjetté Appel comme d’abus[20] »

Girard et Manach poursuivent leurs revendications en vertu des dispositions d’un mécanisme juridique nommé « appel comme d’abus », auquel on avait recours quand on estimait que les autorités ecclésiastiques avaient outrepassé leurs compétences, que ce soit en ne respectant pas les autorités laïques ou en sapant les « libertés traditionnelles » de l’Église gallicane[21]. À l’origine, au Moyen Âge classique, l’appel comme d’abus offrait au demandeur un recours contre les abus de l’autorité ecclésiastique. Par contre, au XVIe siècle, il est souvent utilisé par des ecclésiastiques, en particulier contre les réformes qui font suite au concile de Trente et la ferveur centralisatrice des supérieurs de communautés comme les Franciscains, nommés par le pape. Le parlement de Paris a souvent utilisé l’appel comme d’abus pour défendre l’autonomie et les privilèges de l’Église gallicane contre les forces centralisatrices du Vatican[22]. Ainsi, au XVIIIe siècle, l’appel comme d’abus est devenu une procédure que l’on associe spécifiquement à l’Église gallicane et au parlement de Paris, le plus important tribunal de France[23].

Selon Claude Fleury (1640-1723), juriste ecclésiastique, précepteur de princes et érudit, un appel comme d’abus ne pouvait être entrepris que pour les affaires les plus sérieuses, où l’intérêt public était en cause[24]. Ainsi, Girard et Manach espèrent démontrer que le maintien de l’unité juridique entre le séminaire et les missions est d’intérêt public. Ils croient qu’en adoptant la constitution de 1716, les directeurs du SMEP ont modifié l’objectif premier du séminaire à leur propre avantage et pour priver les missionnaires de leurs droits. En accordant la constitution, l’archevêque de Paris aurait de ce fait dépassé ses compétences, car le séminaire n’est pas une simple institution diocésaine, mais une communauté qui comprend tous les missionnaires et qui est au service du roi ainsi que du pape ; ses directeurs ne sont que les fondés de procuration de ce « corps légal[25] ». Ainsi, l’appel comme d’abus s’oppose à la constitution de 1716 et non seulement au traitement spécifique reçu par Girard et Manach en 1763.

L’affaire continue pendant plus d’un an, depuis la première présentation devant la Grand’ Chambre du parlement de Paris, le 27 août 1763, à la décision prononcée le 6 septembre 1764. Les mémoires et les représentations juridiques des appelants et des directeurs présentent des versions différentes de la création du séminaire afin de justifier leurs positions respectives devant le parlement, le gouvernement, l’archevêque de Paris et la population[26]. Girard et Manach soutiennent que le SMEP a été fondé, vers la fin des années 1650, par une compagnie secrète composée d’amis pieux et ardents qui, sous le nom de « les bons amis », s’organisa en communauté, adopta des règles et se rendit à Rome pour obtenir la permission d’établir

en France une Mission qui fut le centre des Missions Etrangeres, le point de ralliement de tous les Missionnaires dans les différentes parties du monde, le bureau de correspondance générale pour l’envoi des différentes espèces de secours dont ils pourroient avoir besoin, enfin le Séminaire où l’on élevât de jeunes Ecclésiastiques destinés à renouveller cette oeuvre, qui dans son voeu embrassoit une sorte de perpétuité.

En 1658, le pape nomme quatre de ces « bons amis » à titre d’évêques in partibus infidelium, responsables uniquement devant le Vatican. Ils sont affectés à des territoires en Asie (Chine, Tonkin et Cochinchine), et un, François de Laval, à Québec[27]. Avant qu’ils partent vers leurs missions respectives, les quatre se réunissent avec d’autres associés à Paris et jettent les bases de l’organisation qui deviendra le Séminaire des Missions Étrangères. On nomme des directeurs qui seront à Paris les fondés de pouvoir des évêques en mission, s’occupant du fonctionnement quotidien et de toute autre affaire nécessaire en métropole. Leurs affaires étant en ordre, les évêques partent pour leurs nouveaux diocèses en toute confiance.

Les directeurs du séminaire contestent cette version de l’histoire. Ils affirment que le SMEP n’a été fondé qu’en 1663, à la suite d’un legs de Bernard de Sainte-Thérèse, évêque de Babylone, missionnaire expérimenté qui avait travaillé en Perse. Il n’avait aucun lien avec « les bons amis », mais voulait plutôt établir à Paris un séminaire tout à fait distinct qui formerait des missionnaires en vue de leur affectation à l’étranger. À cette fin, il a légué une propriété importante dans la rue du Bac ainsi qu’une grande quantité d’argent, pour créer l’institution. « L’objet essentiel de ce religieux établissement fut d’instruire et de former des Missionnaires pour la conversion des Infideles. C’est le motif qui avoit animé m. l’Evêque de Babylone », affirment les directeurs[28]. L’évêque a fait ce legs à deux conseillers d’État qui, à leur tour, l’ont transféré à deux docteurs de la Sorbonne, M. Gazil et M. Poitevin, qui devinrent ainsi les premiers directeurs du nouveau séminaire[29]. Par conséquent, le séminaire et les missions ont toujours été des entités différentes, affirment les avocats des directeurs, et la constitution de 1716 n’a fait que codifier ce qui a toujours été la véritable relation entre la métropole et les missions.

Ce qui complique la situation, c’est que Gazil et Poitevin se trouvent à faire également partie des « bons amis » : ce sont précisément les hommes que les évêques missionnaires ont installés à Paris en 1659 à titre de fondés de pouvoir des missions étrangères[30]. Ainsi, le résultat de l’affaire reposera sur celui des deux récits divergents qui sera reconnu comme vérité. Là où les directeurs voient le legs de l’évêque de Babylone comme un don assorti de certaines conditions, Girard, Manach et leurs partisans voient une vente de terre à une compagnie qui existait déjà. Selon les avocats des appelants, l’évêque de Babylone avait vendu, et non légué, son terrain de la rue du Bac en échange d’une pension de 3000 livres par année. Girard et Manach affirment que cette distinction est importante, car, selon leur version de l’histoire, la vente immobilière réalisée par l’évêque de Babylone n’a rien changé aux conditions ni aux objectifs liés à la fondation du SMEP. Selon eux, les lettres patentes émises par le roi et enregistrées par le parlement de Paris, le 7 septembre 1663, ont reconnu l’établissement du nouveau séminaire par et pour les responsables des missions étrangères sous le double parrainage du pape et du roi[31]. C’est seulement avec le temps et la mort des fondateurs que des modifications se sont glissées dans le document et que les nouveaux directeurs ont lentement commencé à exclure les missions afin d’enrichir le séminaire. « C’est par ces progrès sourds et souterrains, que les directeurs ont Esperé de se rendre enfin maîtres des biens dont ils n’etoient que Simples Regisseurs. Ils ont pourtant parru Rougir eux mêmes de tant d’excès, jamais ils n’ont osé faire passer aux Indes un exemplaire exact de cet informe Reglement[32]. »

Cet « informe Reglement », la constitution de 1716, fait du séminaire une institution diocésaine, telle que les directeurs la voyaient depuis longtemps, mais sans l’approbation des évêques affectés à l’étranger, qui n’avaient pas été consultés. Selon les dispositions de la constitution, seuls « les directeurs ordinaires, les Directeurs honoraires, les Seminaristes, quelques pensionnaires, si on le juge a propos », pouvaient réclamer un soutien du séminaire[33]. Tout autre lien avec les missions étrangères, s’il a existé, est rompu dans les faits, les biens du séminaire et des missions sont divisés et le séminaire est placé sous l’autorité de l’archevêque de Paris.

« L’histoire d’un Missionnaire est celle de tous[34] »

Étant donné le rôle central joué par ces histoires divergentes dans l’appel comme d’abus, on ne s’étonnerait pas de voir l’histoire de l’Église du Canada et surtout celle de l’Église d’Acadie occuper une place analogue dans les mémoires et les autres documents préparés dans le cadre de l’affaire. Même si les exploits de Laval, comme membre fondateur des « bons amis » et premier évêque de Québec, occupent une place importante dans le procès intenté par les appelants, l’histoire de l’Acadie en tant que colonie frontalière entre les empires français et britannique est surtout racontée à travers les biographies de Girard et de Manach. Bien sûr, la France et l’Angleterre/Grande-Bretagne revendiquent tous deux le contrôle de l’Acadie et celle-ci change de mains à plusieurs reprises au cours du XVIIe siècle et au début du XVIIIe, avant que la province (essentiellement, la partie continentale de la province actuelle de la Nouvelle-Écosse) soit cédée par la France à la Grande-Bretagne par le traité d’Utrecht (1713). Par la suite, les Acadiens poursuivent une politique de neutralité prudente entre les deux empires, tandis que les Mi’kmaq, qui ne se sont jamais considérés comme des sujets de la couronne française, mais plutôt comme des alliés de la France, ne voient aucune utilité dans le traité d’Utrecht, pour l’essentiel, et continuent de poursuivre une politique indépendante à l’égard des Britanniques[35]. Dans des mémoires présentés au tribunal, Girard et Manach décrivent en détail le rôle joué par les missionnaires du SMEP dans le maintien des alliances entre les Français et les Mi’kmaq et des relations avec les Acadiens[36].

Jacques Girard, le plus âgé des deux, étudie au SMEP à la fin des années 1730 et est envoyé à Québec en 1740. En 1742, il est affecté en Acadie où il devient le curé du village de Cobequid, situé près de la ville actuelle de Truro. Durant la guerre de Succession d’Autriche (1744-1748), il travaille en étroite collaboration avec l’état-major des troupes au Canada, en fournissant de l’information sur les mouvements des forces britanniques et en accueillant des soldats français et canadiens blessés. Après la guerre, le gouverneur britannique le fait arrêter pour avoir activement aidé l’ennemi. Il passe trois mois en prison avant d’obtenir la permission des administrateurs britanniques de s’installer dans le village des Mines, où il devient curé de nouveau. Il y reste moins d’un an avant que l’évêque de Québec, Mgr Pontbriand, l’affecte en 1752 à l’Île Saint-Jean, dans l’espoir qu’il arrive à convaincre ses paroissiens, nouveaux et anciens, de s’y rendre avec lui. Quand Louisbourg tombe aux mains des Anglais en 1758 et que l’Île Royale, l’Île Saint-Jean et les autres territoires acadiens encore sous l’autorité de la France, passent aux Britanniques, Girard est envoyé en Angleterre avec 300 de ses paroissiens. Le navire transportant ces réfugiés sombre dans la Manche lors d’une tempête. Girard et quatre autres personnes seulement sont sauvés par l’équipage[37]. Après un mois dans une prison anglaise, Girard retourne en France, au séminaire de la rue du Bac.

Jean Manach s’embarque pour le Canada au printemps 1750, les directeurs du Séminaire des Missions Étrangères souhaitant qu’il acquière de l’expérience au Séminaire de Québec avant d’aller chez les Mi’kmaq. Mais son histoire prend une tournure différente. Son navire fait un arrêt à Louisbourg avant de poursuivre sa route vers le Canada. À Louisbourg, Pierre Maillard, missionnaire du SMEP responsable de l’Île Royale, le convainc d’aller directement dans les missions. Manach rencontre un autre missionnaire, Jean-Louis Le Loutre, au village mi’kmaq appelé Shubenacadie, situé sur la partie continentale de ce qui deviendra la Nouvelle-Écosse. Pendant que les relations entre les Mi’kmaq et les Britanniques se détériorent à cause de la construction d’un village britannique sur des terres mi’kmaq à Chebuctou (Halifax), Le Loutre et Manach fournissent activement appui et encouragements aux autochtones. Lorsque la guerre est déclarée, les deux missionnaires se dirigent vers les terres sous domination française sur l’isthme de Chignectou, où ils assurent des communications entre les forces françaises cantonnées au fort Beauséjour et les populations mi’kmaq et acadiennes dans le village voisin de Beaubassin, sous contrôle britannique[38].

Manach et Le Loutre appuient ouvertement la cause de la France et ils encouragent les Acadiens à déménager vers les terres françaises, de l’autre côté de la rivière Missaguash, frontière naturelle entre la Nouvelle-Écosse britannique et la Nouvelle-France. Quand les Britanniques envahissent Beauséjour au cours de l’été 1755, Le Loutre s’évade, mais il sera plus tard capturé par un navire de la marine britannique. Manach arrive à s’enfuir avec plusieurs centaines de Mi’kmaq et d’Acadiens vers la vallée de la Miramichi. Il se cache pendant quatre ans avec d’autres réfugiés, pendant que les Britanniques poursuivent la déportation des Acadiens. Manach ne se rend que lorsqu’il apprend que les Français ont été défaits à Québec. Pendant un certain temps, le commandement britannique, à Halifax, l’autorise à poursuivre son travail de missionnaire dans l’espoir qu’il parviendra à convaincre les Mi’kmaq de collaborer après la Conquête, mais les Britanniques doutent bientôt de sa motivation[39]. Manach est arrêté et envoyé en Angleterre où il est emprisonné pendant trois mois à Portsmouth. En août 1761, il retourne en France où il est mal accueilli au SMEP.

Même si ce sont Girard et Manach qui engagent la procédure d’appel comme d’abus contre les directeurs du séminaire, ils reçoivent bientôt des appuis, notamment du collègue de Manach, Jean-Louis Le Loutre. En effet, c’est Le Loutre que les Britanniques voyaient comme le plus insupportable de tous les missionnaires français en Acadie. Après sa capture en 1755, il est emprisonné en Angleterre pendant huit ans. De retour en France, Le Loutre découvre lui aussi qu’il n’est plus le bienvenu au SMEP et il s’allie donc avec ses anciens collègues. Il rédige une autobiographie, qu’il envoie au ministre de la Marine, le duc de Choiseul, et il y décrit son travail en Acadie.

Jusqu’à aujourd’hui, les historiens ont présenté ce document comme une tentative égoïste pour obtenir une pension de l’État[40]. Bien sûr, Le Loutre ne souffre pas d’un manque de confiance en ses capacités, mais le document doit également être lu comme une contribution à l’appel comme d’abus de Girard et Manach. Comme ceux-ci, Le Loutre a dû être étonné d’apprendre qu’il n’était plus membre de la corporation qu’il croyait avoir servie et où il était retourné à plusieurs reprises lors de visites antérieures à Paris[41]. Parlant de lui-même à la troisième personne, Le Loutre souligne ses relations personnelles avec le SMEP, « dont il s’est cru toujours membre[42] ». Il rappelle au ministre plusieurs des thèmes que Girard et Manach ont eux-mêmes évoqués dans leurs dépositions au parlement : l’unité et la valeur des missions pour la religion et pour l’État. Girard et Manach sont presque les seuls personnages mentionnés nommément dans le texte (mis à part Le Loutre lui-même). Il parle de ces derniers de façon très positive, voire chaleureuse, rappelant au ministre que Girard est « le même qui interjette Appel comme d’abus du Règlement de 1716[43] ». Ainsi, l’autobiographie de Le Loutre a une valeur en tant que contribution à l’appel, et non seulement comme justification d’actions que l’auteur n’a manifestement jamais cru nécessaire de défendre.

Ainsi, rapidement après la signature du traité de Paris, ces trois missionnaires expérimentés se retrouvent en réalité réfugiés en France. Au même moment, le gouvernement royal essaie de déterminer ce qu’il doit faire avec les autres réfugiés acadiens déportés en France. Des projets pour les réinstaller dans d’autres colonies françaises – le long de la rivière Kourou en Guyane, sur la péninsule reculée du nord de Saint-Domingue et même dans une région sous-peuplée du Poitou – témoignent d’efforts pour reconstruire l’empire et pour développer la richesse du royaume après la perte du Canada. Ces projets sont élaborés au sein du nouvel empire bureaucratique des physiocrates, qui croyaient que la réimplantation d’Acadiens aux Antilles pourrait aider à raviver la puissance de la France d’outre-mer[44]. Cependant, chacun des projets s’avère un désastre marqué par la perte d’un grand nombre de vies acadiennes. Dans le contexte de la tragédie et des déplacements des Acadiens, les mémoires présentés par les appelants au parlement soulignent les contributions que les missionnaires ont faites, selon eux, à la religion et à l’empire en Nouvelle-France.

Aussi longtemps que la France maintenait son autorité au Canada, les missionnaires du SMEP s’inquiétaient peu des liens avec la métropole[45]. C’est seulement à la suite de la conquête britannique que le lien juridique entre le séminaire et les missions canadiennes devient une source d’inquiétudes. James Murray, gouverneur britannique de la nouvelle province de Québec, refuse de permettre au Séminaire de Québec de garder des liens avec sa maison mère parisienne et recommande plutôt une fusion avec le Séminaire des Sulpiciens à Montréal, sous la surveillance étroite des Britanniques[46]. Les Sulpiciens, également membres d’une compagnie de prêtres séculiers active en Nouvelle-France, font face à des défis semblables à ceux du SMEP et décident que la seule solution possible à la nouvelle réalité géopolitique est la séparation entre les communautés de Montréal et de Paris. Le 13 avril 1764, les Sulpiciens de Paris cèdent leurs biens au Canada, y compris la seigneurie de l’île de Montréal, aux Sulpiciens de Montréal, à moins que le Canada soit retourné à la France[47]. Girard et Manach croient qu’une séparation semblable entre le SMEP et les missions outre-mer menacerait le statut même de la France comme État catholique et apostolique. En explorant la possibilité de prolonger l’unité malgré les changements politiques en Amérique du Nord, l’appel comme d’abus offre une autre réponse aux défis découlant de la défaite de la France au terme de la guerre de Sept Ans. Ensemble, les trois missionnaires contestent la séparation en train de se faire entre le séminaire et ses missions et le fossé intellectuel et politique qui s’agrandit entre la France et ses territoires d’outre-mer : ils lancent un appel à leurs collègues ailleurs dans le monde afin de les rallier à leur cause.

« C’est le centre de toutes les Missions[48] »

Si le SMEP est le centre de toutes les missions et qu’il leur appartient, l’appel comme d’abus doit donc également interpeller les vicaires apostoliques des missions asiatiques. Girard, Manach et Le Loutre croient que leur affaire fait écho au « cri général qui s’éleve depuis pres d’un siecle de toutes les missions contre les directeurs de leur seminaire à Paris[49] ». En effet, au sein du séminaire, ce sont les missions d’Asie qui ont la priorité. C’est ce que les procureurs expliquent aux juges du parlement : « La 1ere [mission] ; La plus considerable et la plus distinguée comprend les Evêques vicaires apostoliques et autres missionnaires des indes orientales. La 2e moins nombreuse comprend le vicaire apostolique de Québec, devenu évêque titulaire, et tous les missionnaires envoyés par le Séminaire dans l’amérique, en acadie, canada, Louisiane, etc.[50]. »

Pourtant, ce sont les vicaires apostoliques en Orient qui se sentent le plus menacés par la constitution de 1716. Pour eux, la séparation du séminaire est particulièrement pernicieuse, car elle constitue une entrave majeure à leur capacité de survivre et de s’épanouir dans des territoires gouvernés par des princes locaux. Ainsi, ce sont eux qui se sont opposés les premiers et de la façon la plus véhémente au Règlement de 1716. En 1726, Louis Champion de Cicé, vicaire général du Siam qui a déjà travaillé comme missionnaire au Canada, rédige un réquisitoire cinglant contre les nouvelles règles, dans lequel il accuse les directeurs d’avoir chassé du séminaire tous ceux qui étaient réellement partis en mission et d’appauvrir les missions simplement pour enrichir le séminaire. Il déplore le fait que les missions sont représentées en France par une institution qui veut les exclure[51]. Lorsque, périodiquement, les directeurs ne parviennent pas à fournir des missionnaires pourvus de ressources, les missions elles-mêmes chancèlent[52].

Le soutien de l’État et la collaboration avec des entreprises commerciales offraient des solutions potentielles à ces défis logistiques. Les missionnaires, comme les compagnies royales, offraient à la France une autre façon d’acquérir du pouvoir et de saisir des occasions d’affaires à l’étranger en évitant les coûts associés à la conquête militaire. L’intérêt de la France pour le commerce en Orient s’accroît rapidement dans la deuxième moitié du XVIIe siècle avec l’institution par Colbert de la Compagnie des Indes Orientales en 1664[53]. La charte de la compagnie permet aux missionnaires de s’établir dans les postes de traite et Louis XIV les autorise à voyager sans frais sur les navires de la compagnie. Les missionnaires, pour leur part, essaient de se rendre utiles aux intérêts de l’État en agissant comme intermédiaires entre Louis XIV et les princes locaux, dont le roi Phra Narai du Siam[54]. Mais l’échec des ambassades au Siam dans les années 1680 et la faiblesse de la Compagnie des Indes Orientales dans son ensemble laissent les missionnaires à la merci du bon vouloir des autorités locales et sans défense devant les persécutions périodiques.

Les gouvernements locaux, au Siam et au Tonkin, apprécient généralement les missionnaires européens pour les relations commerciales qu’ils rendent possibles, si bien que les missionnaires au Tonkin se déguisent parfois en marchands pour entrer dans le pays. Au début du XVIIIe siècle, l’absence de navires français mine la crédibilité des missionnaires et met en péril la tolérance des populations à leur endroit. Le catholicisme est temporairement interdit au Tonkin en 1712, et les chrétiens sont persécutés de 1721 à 1723. Au Siam, les missionnaires sont obligés par deux fois de solliciter des prêts du roi, en 1704 et en 1713, lorsque le SMEP n’envoie ni le financement nécessaire ni de nouveaux missionnaires[55].

Le lien avec la métropole était donc vital pour les intérêts des vicaires apostoliques en Asie et directement lié à leurs préoccupations. En 1748 et 1759, ils tentent de négocier avec les directeurs du séminaire un accord sur la question de l’unité qui serait acceptable pour les deux parties[56]. Lorsque cette tentative échoue, ils s’allient aux missionnaires acadiens dans leur appel comme d’abus, dans une ultime tentative pour résoudre la question. Un mémoire des appelants présenté au ministre de la Marine, le duc de Choiseul, rappelle au gouvernement les services que les missionnaires ont rendus à l’État et les privilèges que le roi leur avait accordés. En 1660, Louis XIV a garanti aux missionnaires travaillant à l’étranger qu’ils conserveraient tous leurs droits en tant que sujets et résidents de la France (régnicoles). De plus, le mémoire rappelle l’aide apportée par les missionnaires dans le développement du commerce de la Compagnie des Indes en Cochinchine et au Tonkin, où près de 300 000 chrétiens étaient maintenant entièrement dévoués aux missionnaires et à la France. En 1760, les missionnaires français du SMEP travaillent déjà depuis longtemps en Asie « avec succès pour le bien de la Religion, et pour le service de leur souverain, ainsi que pour l’avantage de la nation françoise[57] ». Les appelants, craignant que leur séparation du SMEP ne fasse d’eux des habitants sans statut légal et sans abri, réussissent à lier leur travail pour la religion avec leur service au roi, tout en invoquant l’idée de la nation.

Les missions en Nouvelle-France, cependant, avaient une relation avec la métropole et l’empire entièrement différente de celle de leurs homologues en Asie. Dans une lettre datée du 8 juillet 1685, le représentant de Mgr de Laval à Paris, Jean Dudouyt, explique à l’agent romain des évêques apostoliques en Asie que la juridiction de l’évêque de Québec s’étend « dans tous les lieux decouverts par nos françois dans le continent du Canada et qui sont sous la domination du Roy[58] ». Même si l’étendue et l’efficacité de l’autorité du roi de France sur les terres qu’il prétend posséder en Amérique du Nord sont peut-être discutables, la présence française offre une certaine stabilité, qui fait défaut aux missions asiatiques. Le vicaire apostolique de Québec, qui devient évêque titulaire en 1674, jouit d’un degré d’autorité et d’exclusivité dans son évêché que les missionnaires en Asie pourraient envier. Même après que la France a cédé l’Acadie à la Grande-Bretagne en 1713, l’évêque de Québec continue d’affirmer son autorité sur la région et les missionnaires qui y sont installés continuent de lui rendre des comptes tout autant qu’au SMEP et aux autorités politiques à Québec, à Louisbourg et à Paris.

Ces enchevêtrements politiques et religieux compliquent les relations du diocèse de Québec avec le SMEP, la métropole et les autres missions. Quand Laval devient évêque en titre, en 1674, le pape insiste, malgré la volonté du roi, pour que le nouveau diocèse demeure indépendant de tout archevêché français et ne rende compte qu’au Vatican[59]. Immédiatement, Laval prend la précaution de renouveler les liens officiels entre le Séminaire de Québec et le SMEP. Dans les documents juridiques qui confirment cette unité, Laval explique qu’il procède ainsi pour assurer au séminaire une base sûre[60]. Par contre, pour les directeurs en 1763, cette mesure semble confirmer le contraire : « que ces Séminaires formoient des établissements distincts, dont les biens, l’administration, le régime étoient séparés ». Autrement, Laval n’aurait eu aucun besoin de prendre une telle mesure. Les directeurs continuent de soutenir que leur séminaire n’est obligé de soutenir que les missions asiatiques, et seulement de la façon limitée décrite dans la constitution de 1716[61]. Girard et Manach répondent à cet argument en affirmant que Laval avait dû prendre cette mesure extraordinaire uniquement parce que les premiers directeurs, membres et représentants des « bons amis », avaient pris de l’âge en 1675 et que l’évêque s’inquiétait d’éventuelles divisions entre le SMEP et les missions[62].

Malgré ces complications et ces divergences, les missionnaires du SMEP en Amérique et en Asie se considéraient, de façon générale, membres d’« un seul et même corps ». La mission canadienne avait peut-être une structure différente, voire un statut moindre que les missions d’Asie, mais pour ceux qui y travaillaient, son coeur battait toujours dans le séminaire de la rue du Bac. Toutefois, il faut toujours convaincre le parlement de la valeur de l’unité et, pour ce faire, les appelants croient que l’appui du roi est nécessaire.

« Pour le bien de la Religion et pour le service de leur souverain[63] »

En évoquant une société dont les diverses parties sont liées à travers le monde entier, les appelants contestent non seulement la constitution du SMEP en vigueur, mais ils font également appel à ce qu’ils considèrent comme une relation essentielle entre les missions et les intérêts de l’État. Ensemble, ils affirment que le SMEP leur est redevable pour ce qu’ils ont fait et vécu dans les missions, tout comme l’État était redevable aux soldats qui se battaient pour lui. « Oui, sans doute, C’est la dette de l’oeuvre, et la dette la plus sacrée », expliquent-ils aux juges du parlement[64]. Dans un mémoire envoyé au duc de Choiseul, secrétaire d’État à la Marine, pendant que l’affaire était devant la Grand Chambre, les avocats de Girard, Manach et Le Loutre soulignent les contributions que les missionnaires avaient, à leur avis, apportées à la défense de la Nouvelle-France :

Si la Colonie du Canada et de l’acadie, quoique assez negligée depuis son Établissement, et surtout depuis la paix d’Utrecht a opposé aux forces enormes de l’angleterre, une resistance Etonnante et bien superieure à celle qu’on devoit attendre des Sauvage et des Canadiens ou acadiens Contre des troupes reglées, et a etendre son commerce avec les differentes nations des Sauvage ; C’est au gouvernement Ecclesiastique et aux Missionnaires françois que l’Etat en est principalement redevable[65].

Ce mémoire demande au gouvernement d’appuyer les missionnaires, affirmant que « de la decision dépend la destruction de la Congregation des missions Étrangères très utile par elle même à la Religion et à l’État[66] ». De même, le récit préparé par Le Loutre pour le ministre, qui raconte ses activités en Nouvelle-Écosse, met l’accent sur le lien étroit qui unit, selon lui, le service des missionnaires et la poursuite des intérêts de la France à l’étranger. Il affirme que les missionnaires avaient non seulement confirmé la foi et les devoirs religieux des Acadiens et des Mi’kmaq, mais également leur fidélité au roi[67]. Il laisse entendre que les missionnaires ont contribué à faire des coloniaux et des peuples autochtones de bons sujets. Pierre de la Rue, abbé de l’Isle-Dieu et représentant de l’évêque de Québec à Paris, insiste continuellement, dans sa correspondance avec des hauts fonctionnaires gouvernementaux et religieux, sur le fait que les intérêts de la religion et de l’État à l’étranger étaient les mêmes[68]. La sollicitation de l’appui du gouvernement, de la part des missionnaires, repose sur le lien étroit qu’ils observent entre l’unité du SMEP et les services que les missions ont offerts et pourraient continuer à offrir à l’État dans des espaces politiquement ambigus comme l’Acadie.

Cependant, la relation politique entre l’Église et l’État en France au milieu du XVIIIe siècle est loin d’être simple. L’appel comme d’abus des missionnaires, tout comme « l’affaire du Canada », mieux connue, est un autre de ces débats dans lesquels on peut voir la France accepter graduellement la perte de la Nouvelle-France et négocier son avenir dans le nouveau monde des empires européens, après la guerre de Sept Ans[69]. Pour Louis XV, les dépenses associées aux missions acadiennes représentaient un moyen efficace de promouvoir les intérêts français en Acadie après 1713 et de garder la loyauté des Mi’kmaq et des Acadiens durant les luttes impériales du milieu du XVIIIe siècle[70]. À Paris, cependant, dans les années 1750 et 1760, une série de litiges acrimonieux débattus au parlement de Paris mettent en cause le droit du roi de se mêler des affaires religieuses, ce qui crée une atmosphère d’amertume entre la Couronne et le parlement et menace de saper les rapports entre la religion et l’État.

Même si le parlement fonctionne principalement comme un tribunal juridique, il revendique également des pouvoirs législatifs et le droit de protester contre les lois qu’il désapprouve, ce qui mène parfois à des conflits sérieux avec le roi et le haut clergé. Au milieu du XVIIIe siècle, ces conflits sont le plus souvent l’initiative d’une minorité restreinte, mais très active, de juges et d’avocats jansénistes, qui cherchent à défendre le rôle constitutionnel du parlement, à limiter l’autorité de l’Église catholique en France et à défendre les lois existantes du pays[71]. Les origines du jansénisme remontent à un débat du milieu du XVIIe siècle entre les Augustiniens et les Jésuites sur le rôle de la grâce dans le salut, mais qui se transforme au milieu du XVIIIe siècle en un mouvement politique et judiciaire contre l’autorité arbitraire[72].

Au début des années 1750, des magistrats, des clercs et des avocats jansénistes utilisent le parlement pour résister à un ordre royal visant le refus des sacrements aux individus soupçonnés d’être des sympathisants jansénistes. De nombreux appels comme d’abus en résultent, ainsi qu’une grève parlementaire et l’exil des principaux magistrats de Paris, tout cela avant que le roi ne reconnaisse sa défaite[73]. Ensuite, au début des années 1760, ce parti janséniste travaille contre la volonté du roi dans le but d’interdire en France l’ordre des Jésuites sous prétexte que sa constitution serait despotique. Dans cette affaire, les jansénistes sont appuyés par un allié paradoxal : les philosophes des Lumières, qui voient eux aussi le serment jésuite d’obédience au général de la Compagnie de Jésus à Rome, ainsi qu’au pape, comme pernicieux et menaçant pour la liberté[74]. Le 6 août 1761, des avocats anti-Jésuites au parlement de Paris déposent un appel comme d’abus affirmant que le serment des Jésuites à leur général les dispense de leurs obligations en tant que sujets français et menacent les libertés gallicanes traditionnelles de l’Église de France. En réalité, cette campagne systématique constitue un acte de vengeance qui emporte tout ce qu’il restait de sympathie à l’égard des Jésuites parmi les magistrats et à la cour[75]. En 1764, Louis XV accepte à contrecoeur de dissoudre la société.

Les appelants et les directeurs sont représentés par des juristes qui ont participé activement à ces débats. Jean-Omer Joly de Fleury, l’avocat général qui signe le mémoire principal des directeurs, est issu d’une famille ayant des liens étroits à la fois avec le parlement et la cause janséniste et gallicane[76]. Les appelants sont représentés par l’avocat général Michel-Étienne Le Peletier de Saint-Fargeau, également issu d’une famille parlementaire bien établie, et peut-être un peu plus modéré dans ses opinions politiques et religieuses[77]. Cependant, Le Peletier quitte ses fonctions en plein milieu de l’affaire lorsqu’il est nommé président à mortier[78]. Il est remplacé par Antoine-Louis Séguier, lui aussi membre d’une famille parlementaire illustre et acteur important et influent de l’époque[79]. La distinction politique entre ces hommes est toutefois difficile à établir. Les avocats généraux appartiennent à la magistrature et sont chargés de présenter les projets de loi du roi et de s’assurer que les décisions du parlement sont mises en vigueur. Leur poste, leur statut social élevé et leur fortune font en sorte qu’ils sont généralement moins susceptibles d’être mêlés à des débats politiques que les avocats au service de la cour. Malgré ce fait, ces trois hommes appuient parfois le gouvernement et parfois s’y opposent, mais, comme le parlement lui-même, ils demeurent fidèles au gouvernement monarchique tout au long de leur carrière[80].

En général, le vrai travail de préparation d’un procès relève des procureurs et des avocats. Les procureurs s’occupent des questions procédurales entourant les procès, tandis que les avocats élaborent les arguments juridiques – et parfois polémiques – qu’ils présentent aux juges, habituellement sous forme écrite. Le statut, la richesse et la renommée des avocats varient beaucoup, mais ceux-ci appartiennent pour la plupart aux rangs moyens supérieurs de la société française. Ce sont eux qui ont le plus à gagner de participer aux débats politiques et de s’y démarquer. L’avocat qui prépare le dossier des directeurs, un « M. Mey », est probablement Claude Mey, théoricien éminent, apologiste du parti janséniste et personnalité de premier plan dans l’affaire des Jésuites[81]. Les avocats des appelants, M. Bontoux et M. Doillet, sont peu connus.

C’est donc un parlement dominé par des jansénistes et encouragé par ses victoires récentes qui accueille Girard et Manach à la fin de l’été 1763. Du côté opposé figurent des avocats et des juges à l’apogée de leur influence et de leur pouvoir. Étant donné l’échec des appels et négociations antérieurs touchant à la constitution de 1716, cependant, les missionnaires n’ont pas d’autre choix que de soumettre leur cause au parlement. Les mémoires préparés pour la défense des directeurs sont beaucoup moins politiques que ceux des appelants. Il est clair que les missionnaires éprouvent le besoin d’attaquer là où les directeurs s’en tiendront aux vieux arguments sur les principes qui ont présidé à la création du séminaire et qui ont préservé la constitution de 1716 face aux attaques des missionnaires affectés en Asie. Les deux parties poursuivent cependant leur combat non seulement devant le parlement, mais également devant le tribunal de l’opinion publique en publiant leurs principaux mémoires. Au milieu du XVIIIe siècle, il n’est pas rare que des mémoires associés aux affaires judiciaires plus connues soient publiés et vendus au grand jour[82]. Dans une lettre au duc de Choiseul, les appelants parlent des « cris publics » qui se sont élevés contre l’injustice que les directeurs essaient de perpétuer à l’endroit des missionnaires[83].

Malgré ce fait, il semble que les appelants ont mal interprété le climat politique de Paris, ou du moins celui du parlement. Les juges qui sont actifs dans la vie politique ainsi que les avocats commencent à voir le parlement comme l’incarnation de la nation, le dépositaire et le défenseur des libertés traditionnelles de la collectivité, tandis que l’idée de la nation invoquée par les appelants demeure fermement enracinée dans la majesté du roi[84]. Au lendemain de la guerre de Sept Ans, des avocats au parlement, leurs alliés parmi les philosophes et des membres du gouvernement se préoccupent surtout de la reconstruction de la France et ont tendance à traiter les (re)conquêtes étrangères comme de coûteuses distractions. La perte du Canada a porté un dur coup à la fierté française, mais on ne la considère généralement pas comme une menace aux intérêts du pays à long terme. En fait, certains penseurs politiques et économiques croient que la perte de la colonie nord-américaine pourrait même avantager la France tandis qu’elle cherche à rebâtir sa force nationale et son avantage commercial, non par la conquête, mais plutôt en se concentrant sur ce qu’il reste de ses territoires d’outre-mer et sur la construction d’un empire commercial. La puissance française augmentera grâce au renforcement de sa base agricole dans la métropole (physiocrates) et l’étendue de ses activités commerciales à l’étranger[85]. C’est dans le contexte de cette vision que les réfugiés acadiens se font attribuer la responsabilité d’accroître la présence française dans les Antilles à travers des projets de colonisation à Kourou et à Saint-Domingue[86]. Dans ces projets, le rôle de l’Église et des missionnaires était très limité.

Cependant, l’argument des appelants repose en grande partie sur la défense de ce qu’ils considèrent comme le lien vital entre les institutions de la métropole et les structures de représentation, surtout les missions, à l’étranger. C’est en ces termes qu’ils approchent le gouvernement et sollicitent l’aide du duc de Choiseul, en mettant en lumière les contributions que les missionnaires peuvent continuer d’apporter, selon eux, aux intérêts du gouvernement, même après la perte du Canada.

Le retours de la paix presente une circonstance favorable au ministere pour prendre des arrangemens utiles au sujet de toutes les missions des indes orientales et occidentales. Il est même indispensable qu’il prenne des mesures à cet egard pour remplir les missions que la dissolution de la Societé des jesuite laisse vacante, et que le gouvernement confiera sans doute par préference a la Congrégation des missions etrangeres soit dans la louisiane, la Cayenne et le Canada, soit aux environs de Pondychery et à la Chine, etc.[87].

Ils croient que la perte de territoires en Amérique du Nord et l’expulsion des Jésuites de la France rendent les missionnaires séculiers du SMEP plus indispensables que jamais. Cependant, Choiseul appuie généralement le parlement dans sa poursuite contre les Jésuites et l’Église ne l’intéresse pas particulièrement[88]. Dans un tel climat, le parlement voit sans doute le procès contre le SMEP comme un pas en arrière, une affaire interne à l’Église qui, au mieux, menace de faire reculer les libertés gallicanes en accordant plus de poids aux droits des évêques à l’étranger qu’à ceux d’une institution métropolitaine. Il est vrai que les juges se sont montrés prêts à défendre les droits des prêtres contre l’autorité de l’Église dans des affaires concernant les sacrements. Mais là où de telles décisions ont défendu l’indépendance de la religion face à l’ingérence royale et les privilèges gallicans face à l’autorité du pape, une victoire pour Girard et Manach aurait l’effet opposé : celui de soustraire une institution française à l’autorité de l’évêque de Paris et de la placer sous celle d’évêques missionnaires recevant leurs ordres du pape. Des avocats haut placés consultés dans le cadre de l’affaire estiment ce qui suit :

l’interêt public ne permettroit pas qu’un Séminaire érigé dans le sein du Royaume fût sous l’inspection, ou même dans la dépendance d’Evêques in partibus [infidelium], Vicaires Apostoliques, dont les commissions sont, révocables à la volonté du Pape, qui résident et sont obligés de résider dans les Indes et dont les missions distinctes et indépendantes entre elles sont séparées par une distance d’environ mille lieues[89].

En fin de compte, on juge que la cause des appelants n’est pas d’intérêt public, condition essentielle pour qu’il y ait appel comme d’abus. Si Girard et Manach espéraient profiter du climat créé par le procès victorieux contre les Jésuites, une déception les attendait. Les appelants ont peut-être reconnu leur erreur. Ils demandent au duc de Choiseul de mettre fin à l’affaire et d’organiser une audience avec le premier président du parlement afin de négocier une nouvelle constitution pour le séminaire[90]. Seule une intervention à point nommé de l’État pourra sauver leur cause, se disent-ils.

L’affaire poursuit son cours malgré tout. Même si Choiseul avait rédigé des lettres de recommandation pour les appelants et même si le roi avait exprimé son appui à leur cause, il est concevable que ni l’un ni l’autre n’aurait voulu provoquer le parlement en perturbant ses procédures[91]. Jugement prévisible, sans doute, le parlement se prononce en faveur des directeurs. Il est fort possible que l’interprétation que Girard et Manach avaient donnée des intentions des premiers évêques en mission était correcte. Durant une grande partie de son histoire, le SMEP s’est comporté dans la pratique, au Canada, comme une seule entité. Par exemple, lorsque Pontbriand, évêque de Québec, a tenté d’annexer le séminaire de Québec à son diocèse en 1749, les directeurs à Paris lui ont livré bataille pour limiter son autorité sur une institution qu’ils réclamaient comme la leur[92]. Cependant, après la Conquête, ces intentions ne semblent plus avoir d’importance. « Il faut donc distinguer la nature de l’établissement qu’on a voulu former, de la fin qu’on s’est proposée dans son érection », affirment les juges du parlement[93]. Ni la France ni la Nouvelle-France ne sont, en 1764, ce qu’elles étaient un siècle auparavant. En effet, la Nouvelle-France n’est plus une colonie française et l’Église y occupe une position assez comparable à celle que les missions asiatiques ont toujours connue. Dans le siècle qui suit la création du séminaire, les directeurs ont réussi à ériger des barrières juridiques entre les missions et eux-mêmes, et il n’existe aucun motif assez convaincant, en 1764, pour que le parlement supprime ces barrières.

Le dernier arrêt du parlement, émis le 6 septembre 1764, maintient la responsabilité du supérieur et des directeurs du séminaire à l’endroit de l’institution et de son administration, sous l’autorité de l’archevêque de Paris[94]. La décision oblige uniquement le séminaire à appuyer les missionnaires qu’il envoie à l’étranger, et ce, seulement tant et aussi longtemps qu’ils participent à la mission ; elle oblige le séminaire à fournir son aide aux missionnaires qui reviennent à Paris si ces missionnaires le font pour des raisons légitimes et s’ils y en ont la permission. Cette décision n’ouvre guère la voie à des changements futurs, mais elle reconnaît plutôt que des changements ont eu lieu. Elle réussit à clarifier ce que les appelants qualifiaient d’« informe reglement » de 1716.

Ce faisant, elle résout au moins une partie de la confusion créée par la Conquête du Canada et par les circonstances complexes qui ont établi, au milieu du XVIIe siècle, des missions françaises dans divers endroits du monde, sous l’autorité du pape, du roi, du séminaire et d’évêques dont les relations avec la métropole étaient tout sauf claires. Cette situation ambiguë avait favorisé les missionnaires en Acadie bien avant la déportation, leur donnant un foyer ecclésiastique sûr en France et l’appui du roi dans les colonies. Cependant, les barrières administratives érigées par les directeurs, en 1716, et reconnues officiellement par le parlement, en 1764, confirment que le séminaire est une institution métropolitaine. Établi juridiquement en France, il est comparable à une entreprise commerciale, avec des postes et des agents à l’étranger. Les directeurs de la compagnie nient qu’il y ait jamais eu ambiguïté. Au contraire, affirment-ils, le seul lien qui ait existé entre les missions et la métropole reposait uniquement sur l’intérêt mutuel, le sentiment et la tradition[95].

Au Canada, les missionnaires du séminaire de Québec reçoivent les mémoires judiciaires des appelants et ceux des directeurs, mais ils n’ont guère d’influence sur le cours des événements[96]. Après la conclusion de l’affaire, Joly de Fleury, l’avocat général des directeurs, écrit à l’évêque de Québec pour le rassurer : il est conscient, dit-il, de l’importance de l’affaire et il promet de prendre en considération l’effet de la décision du parlement sur l’avenir de l’Église canadienne[97]. Cependant, la poursuite de relations avec le Séminaire de Québec s’avère impossible dans le climat politique de l’après-Conquête et, en 1768, l’évêque de Québec, Mgr Briand, accorde une nouvelle constitution au séminaire qui rompt ses liens avec Paris et en fait une institution diocésaine[98].

La décision du parlement met la touche finale à une transformation des relations entre les missions étrangères et le SMEP qui s’accomplissait depuis 50 ans, sinon plus. Elle témoigne d’un changement des attitudes et des idées, dans la métropole, sur la question des colonies, de l’empire et de la nation. Dans leur appel à Choiseul, Girard, Manach et Le Loutre essaient de rendre compte de ces nouvelles idées en faisant le lien entre les missions, les colonies et le commerce. Ils écrivent : « La prosperité de nos colonies dependoit en grande partie de L’Etat de la religion et du gouvernement Ecclesiastique… Et Le Progrès de notre Commerce maritime étoit lié avec celuy des missions soit dans les etablissemens françois, soit dans les autres pays[99]. »

Au début du XVIIe siècle, les chartes des compagnies royales comme la Compagnie de la Nouvelle-France ont souligné les considérations religieuses et le besoin d’étendre le contrôle territorial à des régions comme la Nouvelle-France. Dans les années 1760, cependant, Choiseul s’intéresse aux réformes économiques dans le royaume et à l’empire commercial, plutôt qu’à des missions et à de nouvelles conquêtes[100]. De plus, les idées de nation qui se développent dans la métropole menacent d’exclure les territoires d’outre-mer de la France métropolitaine au lieu de les intégrer à des représentations de la gloire du roi. Bien sûr, les missionnaires continuent de suivre les armées et les commerçants français à travers le monde, mais, comme J. P. Daughton l’a démontré, ils rencontrent souvent des divisions profondes entre leurs propres objectifs, idées et projets et ceux de la nation séculière, impériale et, par moments, républicaine[101].

Conclusion

Peinant dans l’Acadie des années 1750, Girard, Manach et Le Loutre se sont imaginés comme faisant partie d’un réseau atlantique, voire mondial, qui ne dépendait pas seulement d’un empire français ou d’un séminaire parisien, mais qui était vital à chacun d’eux et qui leur était même constitutif. L’interprétation de l’histoire du SMEP qu’ils présentent dans leur appel expose une vision missionnaire qui s’étend bien au-delà des préoccupations étroites d’une colonie frontalière, mais qui n’est plus en synchronie avec les changements qui se produisent dans la métropole. Les missionnaires affectés en Acadie ne se sont jamais considérés comme les fanatiques religieux ou les agents politiques secrets sous les traits desquels les historiens de l’Acadie et des empires, et surtout de l’Empire britannique, les ont souvent présentés[102]. Ils se voient plutôt faire partie de quelque chose de beaucoup plus large : une nation apostolique enracinée dans le roi et qui s’étend aux territoires d’outre-mer et même au-delà des territoires dominés par la France. Girard, Manach et leurs partisans dans le SMEP croient que le travail politique et religieux des missionnaires est exceptionnel et essentiel au succès de la religion et de l’État.

Par conséquent, ils sont bouleversés par la décision du parlement. Tous trois sont obligés de solliciter l’aide du gouvernement, de faire des demandes de pensions, de bénéfices et, dans la mesure du possible, de nouvelles affectations[103]. Peu de temps après la conclusion de l’affaire, Girard et Manach sont tous deux envoyés de nouveau à l’étranger, cette fois par le gouvernement, vers ce qu’il reste de la Nouvelle-France : le petit archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon situé au large de la côte sud de Terre-Neuve. De là, ils pourront pourvoir aux besoins des Acadiens transportés sur cet affleurement rocheux de ce qu’il reste de l’Atlantique Nord français. Cependant, en route, leur navire perd le cap et fait naufrage au large de la Martinique. Les deux hommes survivent, mais aucun n’arrive à sa destination. Manach meurt lors de son voyage de retour en France, en 1766. Girard obtient une sinécure dans une abbaye française où il demeure, jusqu’à sa mort en 1782, « en odeur de sainteté ». Le Loutre passera la majeure partie du reste de sa vie à pourvoir aux besoins d’Acadiens réfugiés en France, qui souffrent également des changements d’attitudes, en France, à l’égard de l’empire et du commerce au lendemain de la guerre de Sept Ans[104].

L’appel comme d’abus de ces missionnaires évoque la vision impériale mondiale à laquelle ils se sont cramponnés, dans la Nouvelle-Écosse britannique, pourvoyant aux besoins de leurs paroissiens tout en cherchant à faire avancer les intérêts de l’État français auquel ils se croyaient intimement liés. Pour Girard et Manach, la vie quotidienne dans les colonies a démontré que les missions et l’empire ne pouvaient survivre longtemps l’un sans l’autre. C’est une vision que partageaient non seulement quelques missionnaires en Acadie, mais tous les missionnaires du clergé séculier travaillant en Asie et affiliés au SMEP. Avec la conclusion de l’affaire, toutefois, il devient clair que la religion et les missions n’occupent plus la même place qu’avant dans les considérations impériales et nationales. Les directeurs du SMEP ont enfin réussi à résoudre de façon définitive la question de la prééminence. Cependant, pour Girard et Manach, l’unité perdue des missions signifie qu’il n’y a plus aucune mission en France et que les rapports entre la religion, l’État, l’empire et la nation se sont détériorés de manière irrévocable.