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On hésite presque à se lancer dans une recension de cet ouvrage, tant la préface, rédigée par Louis Beaulieu, président de l’Ordre des orthophonistes et des audiologistes du Québec fait figure de critique. De toute évidence, il ne s’agit pas d’une commande, mais bien d’un mémoire de maîtrise, avec tout ce que cela implique de limites. On devine que l’auteur de cette préface aurait aimé voir narrée une histoire traditionnelle de l’Ordre professionnel. Nous ne pouvons donc qu’être reconnaissants aux Presses de l’Université du Québec qui, dans leur collection « Santé et société », nous offrent une analyse riche qui ne se borne pas aux clichés. Nous nous trouvons ici en présence d’un ouvrage précurseur. Ce travail offre un regard frais sur les questions liées à l’émergence des professions paramédicales durant les années de transition où le système médical et d’assistance du Québec s’est profondément transformé. À travers l’exemple des professions reliées de l’orthophonie et de l’audiologie, ce travail permet de mettre au jour un ensemble de stratégies de reconnaissance et de positionnement dont on voudra probablement un jour vérifier l’importance pour d’autres secteurs professionnels.
Ce volume a pour objectif non pas de montrer l’évolution linéaire d’une profession, mais plutôt de retracer les transformations de ses pratiques face aux contraintes qu’elle a rencontrées dans le milieu médical et éducatif. Il ne s’agit pas d’une histoire de triomphe face à l’adversité, mais plutôt d’un examen détaillé du processus de professionnalisation et de son utilité pour créer un espace de pratique aux orthophonistes-audiologistes. Afin de mieux comprendre cet ensemble de phénomènes, l’auteur emprunte son cadre théorique à la discipline sociologique. Il s’appuie sur une littérature développée aux États-Unis et en France, où l’étude du phénomène de la professionnalisation se poursuit depuis les années 1970. Ce choix méthodologique semble largement justifié au regard des conclusions qu’il arrive à tirer dans une perspective sociohistorique. Son argumentation est également basée sur une recherche archivistique minutieuse et abondante.
L’étude se divise en quatre périodes liées à l’évolution du contexte professionnel dans lequel les orthophonistes-audiologistes évoluent. La première couvre les années pionnières de 1910 à 1961, qui voient l’émergence de la profession dans la foulée du mouvement de réadaptation et du renouveau sanitaire. Au Québec, l’inspiration originale est européenne et c’est d’abord dans le milieu hospitalier que la profession trouve place. Les hôpitaux pour enfants de Montréal, d’abord le Montreal Children’s, puis l’hôpital Sainte-Justine, voient des services d’orthophonie ouvrir leurs portes dans les années 1930 et 1940. Les pionnières de ces services s’uniront pour amener la formation de la Société de logopédie et d’audiologie de la province de Québec (SLAPQ) en 1955. Au départ, il s’agit surtout d’une association rassemblant en plus des audiologistes et orthophonistes des spécialistes de l’éducation des sourds et du traitement des problèmes d’audition et de langage. Les clubs sociaux qui s’impliquent dans le financement des activités à l’époque assistent également aux travaux de la Société. Néanmoins, durant cette période, on voit surgir des questionnements qui se cristallisent particulièrement autour de la question de l’acquisition d’une spécialisation technique. C’est durant cette période que l’on voit apparaître les premiers programmes de formation spécialisée intégrés au milieu universitaire.
La deuxième partie, de 1955 à 1970, est marquée par le « parrainage encombrant » des médecins oto-rhino-laryngologistes (ORL). Cette période est marquée par des débats concernant la définition de cas et le rôle de l’autorité médicale dans la pratique de l’orthophonie-audiologie. L’audiomètre devient un objet de contentieux dans la tentative de définition d’un champ de pratique exclusive qui s’accompagne des premières tentatives de créer un ordre professionnel. Ces années sont difficiles pour la profession, non seulement en raison des difficultés de définition d’une juridiction, mais également par des tensions internes causées par l’émergence de deux groupes, basés respectivement à Québec et à Montréal, qui représentent des traditions divergentes, l’une centrée sur le milieu scolaire et l’autre sur le milieu hospitalier.
L’établissement de la Régie de l’assurance-maladie du Québec en 1970 soulève d’autres questions liées au statut professionnel des audiologistes-orthophonistes, qui doivent notamment se définir face aux techniciens qui augmentent en nombre. Le Code des professions de 1973 amène la création d’un « titre réservé » pour les orthophonistes-audiologistes, ce qui ne met pas fin aux combats dans un champ d’action qui se diversifie. Cette même année voit la SLAPQ devenir la Corporation professionnelle des orthophonistes et audiologistes du Québec (CPOAQ). Les années 1970 amènent de profondes réformes dans le champ de la santé et des services sociaux. De plus, ces années voient l’intégration scolaire des sourds, ce qui bouleverse le champ de pratique et amène les orthophonistes-audiologistes à pratiquer davantage en milieu scolaire et dans les centres de réadaptation. La régionalisation des services amène également des orthophonistes-audiologistes à pratiquer hors des grands centres de Québec et Montréal où elles étaient cantonnées. De plus, les approches issues de la psychologie transforment la pratique des membres de la profession, qui se définissait jusque-là par le traitement des organes.
Durant les années 1980, l’influence de l’Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ) et de l’approche de « réadaptation fonctionnelle » qu’elle promeut ainsi que l’importance croissante des associations d’usagers dans le réseau de la santé et des services sociaux amènent de nouveaux défis à la pratique de l’orthophonie-audiologie. De même, la période qui commence en 1988 est marquée par une vague de compressions gouvernementales, alors même que le champ d’intervention s’élargit encore avec la prise en charge, entre autres, des problèmes de dysphasie et des traumatismes crâniaux-cérébraux (TCC). Les centres de réadaptation devant se définir une zone d’intervention spécialisée, on voit la profession prendre un virage vers les « troubles spécifiques du langage », ce qui amène une explosion du nombre de cas. Le nombre des praticiennes augmente également. De plus, à partir des années 1990, un espace de recherche s’ouvre qui amène des collaborations fructueuses entre l’enseignement de l’orthophonie-audiologie et les milieux hospitaliers. Le champ d’opération des membres de la profession, à la fin du siècle, ne se définit donc plus comme une simple application de techniques et l’utilisation d’appareils : ils réclament un espace de pratique de plus en plus étendu et spécialisé, ce qui permet un dialogue plus égalitaire avec les professions médicales.
Cet ouvrage ouvre une porte sur une compréhension enrichie du monde des professions liées à la médecine au Québec. Le champ des professions paramédicales permet d’ajouter une dimension importante dans l’histoire des soins à la population au Québec au xxe siècle, car elle ne se limite pas aux enjeux de la médecine pure. Les liens que fait ressortir l’auteur entre la médecine, la psychologie et l’éducation montrent à quel point ceux-ci sont liés. Une compréhension globale des structures et des transformations sociales que subit alors le Québec pourrait mieux se faire jour à travers cette analyse, mais l’ouvrage est d’abord un mémoire de maîtrise, et il est à souhaiter que d’autres travaux viendront enrichir notre compréhension de cette époque.