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En 1922 et 1937, Trois-Rivières a tenu deux référendums sur l’heure avancée qui ont provoqué les plus importants débats sur la question de l’heure de toute l’histoire de la ville. Lors du premier référendum, la mesure a été rejetée par une écrasante majorité de citoyens, contrairement au deuxième référendum, où la majorité s’est clairement prononcée en faveur de l’heure avancée. Ces référendums s’inscrivent dans le cadre d’une profonde transformation de la conception du temps dans les cultures occidentales amorcée au milieu du XIXe siècle. Au lieu d’utiliser l’heure locale, établie à l’aide de méthodes telles que les cadrans solaires et les cartes du ciel, le monde avait adopté un nouveau système, qui divisait la Terre en 24 fuseaux horaires, séparés de 15 degrés de longitude. Si la transition à l’heure normale signifiait que la plupart des collectivités devaient rajuster leurs horloges d’une trentaine de minutes seulement par rapport à l’heure locale, le passage à l’heure d’été nécessitait d’avancer les aiguilles d’une heure supplémentaire par rapport à l’heure normale et a provoqué des débats beaucoup plus intenses[2].

Ce vaste processus de normalisation de l’heure a souvent été considéré comme un jalon essentiel de la modernité, marquant le moment où, pour comprendre le temps et régler ses horloges, le monde occidental s’est détourné de l’autorité de Dieu et de la nature pour accepter à la place l’autorité de la science et des puissantes institutions laïques[3]. Sur la scène internationale, les historiens ont étudié le long processus de normalisation du temps en explorant les ententes internationales sur l’heure, la vente de services de mesure du temps dans les observatoires ainsi que les mouvements philosophiques et culturels vers la simultanéité[4]. Les historiens sociaux qui ont étudié la normalisation du temps se sont concentrés sur les histoires nationales dans le but de vérifier les conséquences réelles de ces ententes politiques et de ces idées[5]. Au Canada, la normalisation du temps a été étudiée d’abord au travers des biographies du Canadien Sandford Fleming, que certains considèrent comme l’inventeur de l’heure normale, et ensuite de l’histoire des services de mesure du temps canadiens (le prédécesseur du Conseil national de recherches du Canada)[6]. Cependant, dans la majeure partie de l’Amérique du Nord, la normalisation de l’heure s’est produite à l’échelle municipale[7]. L’étude des débuts de l’heure avancée à Trois-Rivières nous permet de mieux comprendre le déroulement du processus de normalisation de l’heure ainsi que l’influence surprenante des contextes sociaux locaux sur l’accueil que les populations ont réservé à la normalisation de l’heure.

L’adoption de l’heure avancée s’inscrit dans le cadre de ce que l’historien René Hardy a appelé la « révolution culturelle » de Trois-Rivières pendant la première moitié du XXe siècle[8]. Les nouvelles technologies de transport et de communication ainsi que l’industrialisation ont transformé les relations socioculturelles et limité le contrôle social de l’Église catholique[9]. Comme partout ailleurs en Amérique du Nord, l’heure avancée a été vantée à Trois-Rivières comme le fruit de la modernité : ses partisans affirmaient qu’elle améliorait la qualité de vie grâce aux progrès technologiques et à l’intégration de la technologie au sein de la société.

Pourtant, l’heure avancée ne manquait pas de détracteurs. Comme dans d’autres régions de la province, les représentants de l’Église catholique et les journalistes se trouvaient au coeur de l’opposition, bien qu’ils aient employé des méthodes spécifiques à Trois-Rivières. Si les personnages publics intimement liés à l’Église ont utilisé de nombreux arguments contre l’heure avancée, leur principale préoccupation était informée par le maternalisme de l’Église c’est-à-dire qu’elle portait sur les effets que la mesure pouvait avoir sur les enfants[10]. Au plus fort de l’opposition publique de l’Église contre le vote des femmes, les responsables ecclésiastiques ont été jusqu’à concevoir un système permettant à toutes les religieuses de voter dans le cadre des référendums trifluviens sur l’heure avancée. Compte tenu de l’expansion du nombre de femmes dans les communautés religieuses, il s’agissait clairement d’une tentative pour faire pencher la balance contre l’heure avancée[11]. Par conséquent, cet article nous amène à repenser les campagnes menées par l’Église contre le droit de vote des femmes au Québec[12].

Trois-Rivières faisait partie d’un groupe de municipalités québécoises qui ont démocratiquement rejeté l’heure avancée au début des années 1920. Comme dans la plupart de ces villes, les industries et les commerçants de Trois-Rivières ont tout de même instauré l’heure avancée. Mais contrairement à un grand nombre de ces communautés, les protestations contre la décision du gouvernement municipal d’ignorer les résultats du référendum de 1922 reposaient sur une conscience accrue des inégalités de classe et l’opposition d’une partie de la classe ouvrière[13]. Quels sont les facteurs qui expliquent la croissance de l’appui du public en faveur de l’heure avancée en 1937 ? Si les changements au sein de l’Église catholique et les préoccupations concernant l’uniformité du temps peuvent expliquer en partie les résultats favorables du référendum sur l’heure avancée de 1937, le soutien ouvert de la classe ouvrière à l’heure avancée constitue la différence la plus visible entre les deux référendums. Nous croyons que les membres de la classe ouvrière ont changé leur vote parce que les nouvelles activités de loisirs (telles la radio et le cinéma) régulaient le temps de manière beaucoup plus agréable, et parfois plus intime, que la discipline de travail des usines (les usines ayant été les premières à promouvoir l’heure avancée)[14].

En 1907, l’entrepreneur en construction britannique William Willett a publié le pamphlet « The Waste of Daylight », dans lequel il a lancé l’idée de l’heure avancée dans une grande partie du monde occidental. Dans ce document, il affirmait que le soleil se lève plus tôt au printemps et en été et que la plupart des gens, qui restent couchés dans leur lit, gaspillent ces heures de lumière naturelle. Donc si nous avancions l’heure au printemps et la reculions à la fin de l’été, la société en retirerait trois bénéfices. Premièrement, les travailleurs disposeraient de plus de temps à la fin de leur journée de travail pour s’adonner à des activités respectables, telles que jouer avec leurs enfants, jardiner ou lire. Deuxièmement, l’heure avancée permettrait aux gens de passer plus de temps à l’extérieur, ce qui était considéré bon pour la santé de tous. Enfin, le fait d’avancer l’heure permettrait aux municipalités et aux usines d’économiser de l’argent puisque les rues et les usines seraient éclairées par la lumière naturelle au lieu d’utiliser un éclairage électrique[15].

Toutefois, ces arguments n’étaient pas suffisants pour convaincre le Canada ou d’autres pays de passer à l’heure avancée. Tout comme les gouvernements d’Allemagne, de France et d’Angleterre, le Parlement canadien a adopté l’heure avancée pendant la Première Guerre mondiale parce qu’il pensait que cette mesure permettrait de réaliser des économies d’électricité. Lorsque la question a été débattue à la Chambre des communes en 1918, tant les députés du Québec que ceux du reste du pays étaient divisés : les députés des régions rurales étaient opposés à la mesure tandis que les députés urbains lui étaient favorables. Mais au moment du vote, les députés ruraux en faveur de la guerre ont mis de côté leur opposition et ont soutenu la mesure pour contribuer à l’effort de guerre (le député de Trois-Rivières, Jacques Bureau, était absent pendant les débats). En raison de son lien avec la guerre et du fait que cette loi avait été votée sous le premier ministre unioniste Robert Borden, les détracteurs de l’heure avancée au Québec l’appelaient parfois « l’heure de Borden[16] ».

Trois-Rivières avait déjà commencé à s’éloigner de l’heure solaire locale. Cette transition avait été amorcée, en effet, avec l’arrivée des chemins de fer. En 1879, la Quebec, Montreal, Ottawa & Occidental Railway Co. a inauguré sa ligne de chemin de fer qui reliait Montréal et Québec en passant par Trois-Rivières. Cette ligne était exploitée à l’heure solaire locale de Montréal, qui avait environ cinq minutes de retard sur l’heure solaire locale de Trois-Rivières[17]. Cette compagnie de chemin de fer a reculé son horloge d’environ cinq minutes lorsque les chemins de fer nord-américains ont adopté l’heure normale de l’Est, le 18 novembre 1883. Ainsi, l’heure solaire locale à Trois-Rivières comptait dix minutes d’avance sur la nouvelle heure normale des chemins de fer (HNE).

On ignore si d’autres institutions de Trois-Rivières avaient adopté la nouvelle heure normale des chemins de fer. Les journaux de la ville n’ont pas couvert le passage de l’heure normale à l’échelle locale. Le seul groupe opposé à la mesure était le Cercle catholique du Québec. Ce groupe était actif à Trois-Rivières, mais n’avait pas organisé de campagne publiquement contre cette nouvelle mesure. Cela peut s’expliquer par le fait que personne n’était légalement tenu de respecter l’heure normale. En effet, l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique n’avait jamais défini quel ordre de gouvernement avait compétence sur l’heure (1867). Par conséquent, un grand nombre de juristes au Québec pensait que le temps était un pouvoir résiduel qui relevait du gouvernement fédéral[18]. Pourtant, en dehors des périodes de guerre, le gouvernement fédéral n’a jamais réussi à exercer sa compétence en adoptant une loi sur l’heure.

Par ailleurs, avant la Première Guerre mondiale, le gouvernement du Québec n’avait jamais emboîté le pas à d’autres provinces et adopté une loi sur l’heure plus restrictive qui servirait de référence aux lois et aux institutions provinciales[19]. Aussi, le gouvernement municipal de Trois-Rivières n’avait pas adopté de motion établissant l’heure normale comme référence pour ses lois et activités, contrairement à Montréal et à Toronto. À défaut d’une exigence légale d’adopter l’heure normale, les autres heures sont demeurées en usage, comme le suggèrent les notes expliquant la différence entre l’heure solaire locale, l’heure moyenne (temps d’horloge) et « l’heure des trains » écrites sur des bouts de papier placés dans une boîte devant le cadran solaire du Séminaire Saint-Joseph de Trois-Rivières après sa construction en 1882[20]. En outre, comme nous le verrons plus loin, au cours des débats sur l’heure avancée pendant les années 1920, celle-ci a été présentée en opposition à l’heure solaire ou à l’heure locale, et non à l’heure normale. Bien qu’il puisse s’agir d’un procédé de rhétorique, il se peut aussi que peu de gens aient utilisé l’heure normale avant la Première Guerre mondiale.

La mesure fédérale sur l’heure avancée a réussi à normaliser l’heure à une plus vaste échelle que jamais. Les institutions, qui auparavant n’auraient sans doute pas mis leurs pendules à l’heure normale, ont adopté la nouvelle heure imposée par le gouvernement fédéral. Le Séminaire a consigné le changement d’heure dans son annuaire[21]. Le Bien Public, le journal hebdomadaire catholique qui deviendra plus tard le principal opposant à l’heure avancée à Trois-Rivières, déclarait que l’heure avancée était une « supercherie légale », même s’il affirmait en 1918 être disposé à faire un essai pour constater si l’heure avancée procurait les avantages invoqués par ses promoteurs[22].

Néanmoins, cette plus grande uniformité de l’heure n’allait pas durer. En 1919, après la guerre, les députés ruraux ont démontré leur force et rejeté l’heure avancée nationale, mettant ainsi fin aux efforts du gouvernement fédéral pour imposer une heure uniforme en temps de paix[23]. En 1919 et pendant les années qui ont immédiatement suivi la défaite du référendum de 1922, le gouvernement municipal de Trois-Rivières, comme la plupart des gouvernements municipaux au Québec et au Canada, a choisi de son propre chef d’instaurer l’heure avancée. Certains partisans de la mesure ont essentiellement fait écho à l’argument de M. Willett résumé plus haut, affirmant que l’heure avancée améliorait considérablement la qualité de vie des gens. Par exemple, le journal de la petite communauté anglophone de Trois-Rivières, le St. Maurice Valley Chronicle, affirmait :

The workmen will have an extra hour to till the soil of the family garden, and every householder will be anxious to grow as many of the precious vegetables as he can. The children will have more sunshine, the young people will have more daylight in which to indulge in their favourite sports … daylight saving will again prove one of the most popular of all measures adopted by our government during the period of war [24].

D’autres affirmaient qu’il était important d’adopter l’heure avancée pour se mettre à la même heure que les principaux partenaires commerciaux de la ville. Les décisions d’instaurer l’heure avancée prises à Montréal et à Québec ont été souvent invoquées comme des raisons importantes pour lesquelles Trois-Rivières devait adopter l’heure avancée, surtout par la Chambre de commerce, son partisan le plus acharné[25].

La mise en oeuvre de l’heure avancée à l’échelle municipale présentait deux problèmes. Premièrement, le fait de s’aligner sur les plus grandes villes entraînait souvent des différences d’heure avec les régions rurales avoisinantes qui n’avaient pas adopté l’heure avancée. Après la guerre, l’Amérique du Nord est devenue un échiquier de fuseaux horaires, alors que les villes, contrairement aux régions rurales, adoptaient des motions sur l’heure avancée. Outre la limitation spatiale des ordonnances municipales sur l’heure avancée, la situation constitutionnelle de l’heure était également source de problèmes temporels. Puisque le gouvernement fédéral n’exerçait pas sa compétence, les gouvernements provinciaux et municipaux qui essayaient de proclamer l’heure avancée pouvaient seulement revendiquer le contrôle sur l’heure utilisée dans leurs propres lois et documents et sur leurs horloges. Ces gouvernements ne pouvaient pas imposer une heure légale à leurs citoyens. Cela signifie qu’au début des années 1920, certaines institutions à Trois-Rivières refusaient d’adopter l’heure avancée dans la ville, même si la municipalité avait adopté des motions en faveur de la mesure. Dans un effort de normaliser l’heure en Amérique du Nord, les compagnies de chemin de fer avaient décidé, à partir de 1920, que leurs trains passeraient à Trois-Rivières à l’heure normale. Les églises, les écoles et les bureaux du gouvernement provincial restaient également à l’heure normale, tandis que les banques, les services publics, les entreprises et les industries essayaient tous de fonctionner à l’heure avancée[26].

La ville de Trois-Rivières a longtemps vécu avec différentes heures. Pourtant, l’adoption sporadique de l’heure avancée a entraîné des répercussions beaucoup plus importantes que les dix minutes de différence entre l’heure locale et l’heure normale. Avec cinquante minutes de différence entre l’heure locale et l’heure avancée, l’uniformité du temps est devenue un enjeu majeur pour les deux parties à ce débat. En 1920, le St. Maurice Valley Chronicle, journal partisan de l’heure avancée, a déclaré dans un éditorial qu’il était important que les régions urbaines adoptent unanimement l’heure avancée de manière à minimiser « the inconvenience arising from dual time[27] ».

En 1922, le Dr Normand, conseiller municipal de Trois-Rivières et partisan de l’heure avancée, a mis en garde le conseil municipal sur le fait que si l’industrie instaurait l’heure avancée mais pas les institutions municipales telles que les écoles, les familles perdraient leur cohérence[28]. Les pères devraient se lever et partir au travail avant le réveil de leurs enfants. Cependant, les mères souffriraient le plus des conséquences, puisqu’elles devraient préparer deux fois le petit déjeuner : une fois pour leur mari et une fois pour leurs enfants[29].

Le journal Le Bien Public, opposé à l’heure avancée, proposait que le gouvernement fédéral agisse « et impose de force l’unité de temps » en interdisant l’heure avancée[30]. Le député des Cantons de l’Est W. F. Kay a présenté en 1922 un projet de loi au Parlement fédéral visant à bannir l’heure avancée dans le but d’uniformiser le temps. Le projet n’a pas été retenu. Le journal Le Bien Public énonça les problèmes posés (selon son point de vue) par l’absence d’uniformité du temps :

La base de toutes les relations économiques, sociales, juridiques d’une ville ou d’un pays repose sur l’unité de temps. Il faut qu’il soit midi à la même heure, et pour tout le monde à la fois ; autrement il n’y a plus d’entente possible et nous marchons en pleine incohérence[31].

Le fait que les Trifluviens se soient appuyés sur différentes normes temporelles n’était pas la seule raison pour laquelle certains résidants de Trois-Rivières étaient opposés à l’heure avancée. En effet, Le Bien Public a publié différents arguments contre l’heure avancée. En 1919, juste après que le Parlement canadien eut rejeté l’heure avancée, Le Bien Public a déclaré que la mesure posait des problèmes juridiques aux municipalités qui s’efforçaient de mettre en oeuvre leurs lois en matière de fermeture des commerces, étant donné que l’heure solaire demeurait la référence juridique aux yeux de la loi. Cependant, cela n’était plus vrai depuis que le gouvernement provincial avait adopté la première loi officielle sur l’heure de la province en 1920, qui imposait l’heure normale comme heure de référence pour les lois du Québec[32]. Ce même journal a également republié un article déclarant que les statisticiens étaient, en réalité, divisés sur la question des retombées économiques de l’heure avancée[33].

Toutefois, les critiques morales étaient plus fréquentes que ces arguments juridiques et économiques. En effet, les journalistes, les institutions et l’élite de l’Église catholique étaient les plus farouches opposants à l’heure avancée à Trois-Rivières. À l’échelle provinciale, cette dernière avait commencé à s’opposer publiquement à l’heure avancée en mars 1921, alors que l’évêque de Québec écrivait au conseil municipal de la ville de Québec pour exprimer sa désapprobation. À partir de ce moment, l’opposition continua de se répandre, d’abord par le biais de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada qui, lors de sa conférence inaugurale en 1921, adopta une position contre l’heure avancée, puis par le refus des conseils municipaux de mettre en oeuvre cette même mesure[34].

Jusqu’à un certain point, l’opposition catholique était inspirée des critiques antimodernes contre l’heure avancée. La position antimoderne affirmait que l’heure avancée marquait le rejet d’un ordre temporel vieux de 6000 ans créé par Dieu. À Trois-Rivières, certains documents privés attestent de l’existence d’un tel point de vue. Par exemple, en 1940, l’auteur de l’ouvrage Les annales du monastère des Ursulines de Trois-Rivières qualifiait l’imposition de l’heure avancée à la population par le gouvernement fédéral de « conséquences d’un siècle à l’envers[35] ». Cet argument a également été invoqué par des journaux catholiques tels que La Croix à Montréal ainsi que par certains prêtres de Sherbrooke. Mais à Trois-Rivières, peu de discours publics relatés par les journaux en témoignent. Le seul exemple repéré est un article, initialement paru dans le journal Le Canadien et reproduit dans Le Bien public, affirmant que l’heure solaire locale avait très bien fonctionné au cours des 6000 dernières années et que ce n’était qu’au XXe siècle que l’« argent » avait réussi à saborder cet ordre naturel au détriment des masses[36]. Les opposants à l’heure avancée ont également exagéré l’importance de l’heure solaire pour le quotidien des Trifluviens, affirmant qu’elle était à la fois l’heure légale et l’heure à laquelle vivaient la majorité de la population. Bien que fausses, ces affirmations opposant nature et heure avancée confortaient ceux qui croyaient que cette mesure, tout comme la modernité dans son ensemble, n’était pas naturelle[37].

Mais l’argument selon lequel l’heure avancée servait uniquement la volonté d’une minorité nantie et flamboyante de s’adonner à des loisirs était beaucoup plus présent dans Le Bien Public et parmi les représentants de l’Église catholique de Trois-Rivières. Ceux-ci prétendaient qu’un groupuscule de « petits messieurs » égoïstes voulaient bénéficier de plus de temps le soir pour jouer au golf ou conduire leur voiture[38]. Selon certains articles réédités dans Le Bien Public, ces escapades en automobile se terminaient autant par des visites au garage qu’au confessionnal. L’heure avancée avait la préférence de « ceux qui peuvent se lever à n’importe quelle heure dans l’avant-midi et qui emploient leurs soirées dans des veilles de danse ou de sauteries plus ou moins inavouables[39] ».

Ces arguments selon lesquels l’heure avancée profitait seulement aux riches et que ceux qui préféraient cette mesure étaient le genre de personnes qui appréciaient les activités de loisir immorales étaient fréquents dans toute l’Amérique du Nord[40]. Ces opposants à l’heure avancée affirmaient ensuite que les riches soutenaient l’heure avancée au détriment de la classe ouvrière. La question des conséquences de l’heure avancée sur le sommeil était également soulevée. Le Bien Public a souvent affirmé que le fait de se réveiller à quatre heures au lieu de cinq heures le matin ne constituait pas un changement acceptable pour les ouvriers[41].

Toutefois, le principal enjeu public pour les opposants de l’heure avancée qui entretenaient des liens institutionnels étroits avec l’Église catholique à Trois-Rivières concernait les conséquences de l’heure avancée sur le sommeil des enfants. Le Bien Public a clairement exprimé cette position : la chaleur de l’été et le soleil faisaient en sorte qu’il était difficile de coucher les enfants à sept heures au lieu de huit, alors que ceux-ci devaient néanmoins se réveiller une heure plus tôt, comme tout le monde. Et tous ne seraient pas en mesure de « rétablir l’équilibre compromis » par la perte de sommeil[42].

Pour de nombreuses personnes, ces préoccupations concernant les conséquences de l’heure avancée sur les enfants rendaient l’enjeu important pour les femmes[43]. En effet, partout où les débats avaient cours au Canada, les positions à l’égard de l’heure avancée étaient différenciées selon le sexe. Dans certains endroits, les femmes s’exprimaient dans les assemblées publiques ou par le biais de pétitions en qualité de mères ou d’enseignantes inquiètes que les enfants puissent bénéficier de suffisamment de sommeil pour bien grandir[44]. Toutefois, la différentiation de l’heure avancée selon le sexe a eu des conséquences différentes à Trois-Rivières qu’ailleurs au Québec et au Canada.

Pour clarifier le point de vue de la majorité sur l’heure avancée, le conseil municipal de Trois-Rivières a demandé à tous ses citoyens, hommes et femmes âgés de 21 ans et plus, de voter à voix ouverte dans le cadre d’un référendum tenu les 26 et 27 avril 1922 afin de déterminer s’ils étaient pour ou contre l’heure avancée[45]. La ville de Trois-Rivières allait organiser un référendum similaire quinze ans plus tard, donnant une fois de plus le droit de vote à toutes les femmes âgées de 21 ans et plus. Dans les autres parties de la province, les opposants à l’heure avancée s’interrogeraient en vain sur le bien-fondé d’accorder le droit de vote aux femmes dans les référendums sur cette question, mais aucune personne non autorisée à voter auparavant n’a reçu le droit de vote[46].

Cette situation était extraordinaire. Les femmes de Trois-Rivières pouvaient voter aux élections fédérales, mais pas aux élections provinciales et certaines avaient le droit de voter aux élections municipales parce que la Loi accordant le droit de vote aux filles majeures et aux veuves en matières municipales et scolaires de 1892 avait permis aux veuves et aux femmes célibataires propriétaires d’un bien immobilier ou locataires de voter[47]. Et ces femmes ne manquèrent pas de l’exercer. En décembre 1915, s’agissant de la prohibition de l’alcool, Mgr Cloutier, évêque de Trois-Rivières, louait « l’héroïsme de nos femmes chrétiennes des Trois-Rivières qui n’ont pas hésité à braver toute les avanies pour aller enregistrer un vote dicté par une conscience saine et éclairée[48] ».

Le nombre de femmes ayant obtenu le droit de vote aux référendums de 1922 et de 1937 a largement dépassé le groupe autorisé par la loi de 1892 et qui avait voté en 1915. Les référendums sur l’heure avancée ont repoussé les limites de la démocratie municipale au Québec. L’élargissement du droit de vote était une question intensément controversée à cette époque. Tout au long de l’entre-deux-guerres, les féministes ont exercé des pressions sur le gouvernement provincial pour qu’il accorde le droit de vote aux femmes et se sont heurtées à l’opposition farouche de l’Église catholique. En 1922, en même temps que les débats sur l’heure avancée, la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste a mené une campagne très remarquée pour le droit de vote des femmes au niveau provincial, pour se faire rabrouer par une intense campagne entreprise par l’Église catholique contre un tel projet. Mgr François-Xavier Cloutier a même écrit à Marie Gérin-Lajoie pour s’opposer à cette campagne au niveau provincial[49].

La contribution de l’Église catholique de Trois-Rivières à l’extension du droit de vote à toutes les femmes à l’occasion des référendums sur l’heure avancée est particulièrement choquante. Le puissant Ubald Marchand, vicaire-général et grand chancelier du diocèse, a mis au point un système spécial pour permettre aux membres masculins et féminins des communautés religieuses de voter, en autorisant tous les ordres (même les ordres cloîtrés) à le faire dans des bureaux installés à l’intérieur de leurs bâtiments. Suivant ce plan, le supérieur ou directeur de l’institution préparait une liste de tous ses membres âgés d’au moins 21 ans avec une colonne pour les votes négatifs et une colonne pour les votes positifs[50]. L’Église voulait utiliser ce système pour les deux référendums sur l’heure avancée de Trois-Rivières (1922 et 1937), mais en 1937, un responsable de la ville a exigé la tenue d’un vote secret, contrairement au référendum de 1922, où les votes étaient exprimés de vive voix[51]. Le clergé affirmait que les femmes, et plus particulièrement les religieuses, souhaitaient se prononcer sur la question de l’heure avancée en raison de ses conséquences sur le sommeil des enfants. Au cours du deuxième référendum sur l’heure avancée de 1937, Henri-Paul Pellerin, chancelier auprès de l’Évêché de Trois-Rivières, a expliqué que, tout comme en 1922, « les religieuses sont intéressées à la question de l’avance de l’heure tant pour elles-mêmes que pour les enfants dont la plupart ont la charge, en temps scolaire[52] ».

La couverture de ces référendums dans la presse laisse transparaître différents degrés de malaise à l’égard du vote des femmes. Le silence sur cette question dans le journal opposé à l’heure avancée, Le Bien Public, est éloquent, quoique sans doute peu surprenant. Après tout, ce journal affichait depuis longtemps sa position contre le droit de vote des femmes[53]. Le quotidien de Trois-Rivières, Le Nouvelliste, ne présente pas plus d’évaluation de l’importance du vote des femmes. À l’inverse, le journal partisan de l’heure avancée, St. Maurice Valley Chronicle, s’y est violemment opposé.

Après le vote, cet hebdomadaire a déclaré que le référendum était : « One of the most farcical events ever staged in the City of Three Rivers. » Si ses critiques dénonçaient en partie le fait que les anglophones n’avaient pas été bien informés sur le vote, les accusations les plus cinglantes visaient le vote des femmes. Après avoir visité les bureaux de vote, le journaliste du Chronicle affirmait que neuf électeurs sur dix étaient des femmes qui votaient toutes contre la mesure, tandis que tous les hommes d’affaires se prononçaient en sa faveur[54].

Le Chronicle était particulièrement critique à l’égard du déroulement du référendum de 1922, sans doute parce que le projet avait été rejeté. Sur 3033 électeurs, 786 avaient voté pour la mesure tandis que 2247 s’étaient prononcés contre. L’heure avancée fut donc rejetée par 1461 voix. Les communautés religieuses avaient massivement voté contre ; seulement 2 hommes sur les 738 membres s’étant prononcés en sa faveur. Malgré cette unanimité, le vote des communautés religieuses ne suffit pas pour expliquer la défaite. Il n’est pas non plus certain que ce soit les femmes qui aient réussi à faire pencher la balance de façon aussi déterminante. Un examen rapide des registres électoraux révèle que les femmes en dehors des communautés religieuses ont voté (à haute voix) pour les deux camps[55]. Les règles de suffrage extraordinaires ne suffisent donc pas pour expliquer cette énorme défaite. À l’époque, la majorité de la population trifluvienne était effectivement opposée à l’heure avancée.

Les résultats du référendum ne pouvaient être plus clairs, cependant la volonté des électeurs ne serait pas respectée. Comme nous l’avons expliqué plus haut, les municipalités disposaient seulement de pouvoirs limités pour imposer l’heure légale. Avant même le référendum, les principales industries de Trois-Rivières avaient déjà déclaré leur intention d’instaurer l’heure avancée quelle que soit l’issue du vote. En effet, Le Nouvelliste avait publié le nom de ces entreprises (y compris Three Rivers Traction, Wabasso Cotton, St-Maurice Lumber, Wayuagamack Paper, Canada Iron Foundries et Riverside Manufacturing Co., pour ne citer que quelques exemples illustres) et de leurs directeurs ainsi que leur entente en vue d’instaurer l’heure avancée plusieurs jours avant le référendum[56]. Fidèles à leur parole, ces entreprises ainsi que la plupart des commerçants de Trois-Rivières ont instauré l’heure avancée trois jours après le vote[57].

Cette action marque un premier exemple de ce qu’on appellera plus tard l’approche « volontariste » face à l’heure avancée, où les entreprises ignoraient les résolutions ou les référendums municipaux pour mettre en place l’heure avancée, obligeant ainsi leurs employés, leurs familles et leurs réseaux commerciaux à adopter la nouvelle norme temporelle. Outre à Trois-Rivières, les industriels ont adopté cette approche pendant l’entre-deux-guerres à Shawinigan (1922), à Sherbrooke (1922), à Saint-Jean (1922) et à Montréal (1923), tandis que Rimouski (1935), Saint-Hyacinthe (1936) et Huntingdon (1941) ont menacé d’y recourir[58].

Les conséquences de l’approche volontariste ont été clairement constatées à Trois-Rivières. La confusion qui en a résulté a alimenté les discussions pendant de nombreuses années[59]. Dans l’ensemble, les institutions sous contrôle provincial (les tribunaux et le bureau d’enregistrement) restaient à l’heure normale, tandis que le bureau de poste (qui, selon sa politique, aurait dû respecter l’heure locale) avait instauré l’heure avancée[60]. Les principales industries de Trois-Rivières avaient toutes adopté l’heure avancée. Les banques avaient quant à elles signé la déclaration des entreprises et adopté l’heure avancée, mais après lecture d’une lettre du gouvernement fédéral lors d’une rencontre des directeurs, elles décidèrent de rester à l’heure normale[61]. Pour ajouter à la confusion, le gouvernement municipal de Cap-de-la-Madeleine (village presque entouré par la municipalité de Trois-Rivières) opta pour l’heure avancée[62]. Au bout de deux semaines, le conseil municipal de Trois-Rivières avait perdu sa détermination de respecter la volonté du peuple et vota à l’unanimité pour l’adoption de l’heure avancée[63].

Les opposants à l’heure avancée ont interprété le défaut de respecter les résultats du référendum de deux façons. Certains l’ont interprété en termes d’inégalité des relations de classe. Peu après que le gouvernement municipal eut adopté l’heure avancée, un groupe d’ouvriers en colère protesta devant le conseil municipal. La répression des mouvements de grève après la Première Guerre mondiale étant encore fraîche dans les mémoires, le conflit de classes résonnait dans les déclarations de leur porte-parole : « C’est le gros qui veut manger le petit. Si c’était le travail organisé qui faisait la même chose, la police serait sur pied pour nous bâillonner. Mais tout est permis aux manufacturiers[64]. »

D’autres ont interprété la décision d’ignorer les résultats comme un mépris pour la démocratie. Dans un article publié une semaine après le référendum, le rédacteur en chef du journal Le Bien Public, Joseph Bernard, a demandé : « Et alors, pourquoi ne pas en convenir et se soumettre de bonne grâce au voeu légalement exprimé de la majorité[65]. » La conviction que la démocratie avait été trahie constitue une interprétation fréquente des conflits entourant l’heure avancée au Québec. Alors qu’en 1922 l’approche volontariste à l’imposition de l’heure d’été a soulevé des questions de classe à Trois-Rivières, ce ne fut pas le cas lorsque cette approche a été utilisée à Montréal en 1923,

À Montréal, certains opposants à l’heure avancée affirmaient que la minorité anglophone n’avait pas respecté la volonté de la majorité francophone. En réalité, si certains des partisans les plus visibles de la mesure étaient effectivement anglophones, la situation de la ville était beaucoup plus compliquée (une grande majorité des anglophones était en faveur de l’heure avancée tandis que les francophones étaient divisés)[66].

Il aurait été compréhensible que les opposants à l’heure avancée à Trois-Rivières parviennent à une conclusion similaire que ceux de Montréal. En effet, le St. Maurice Valley Chronicle se démarque comme étant le seul à soutenir ouvertement l’heure avancée au sein de la municipalité. Son soutien a sans doute attiré encore plus l’attention du fait qu’aucun journal francophone n’a publié d’article en faveur de l’heure avancée en 1922. De plus, la Chambre de commerce de Trois-Rivières, groupe qui militait le plus activement en faveur de l’heure avancée, était essentiellement une institution anglophone. Aussi, les noms des directeurs des entreprises signataires de l’entente visant à ne pas respecter les résultats du référendum étaient également en grande majorité anglophones (seuls deux des seize directeurs avaient des noms francophones). Même si les noms figurant sur une deuxième liste, cette fois de commerçants et d’importants « contribuables » en faveur de l’heure avancée, publiée dans les journaux juste après le référendum, étaient majoritairement francophones, l’image du pouvoir anglophone est palpable tout au long de ce référendum[67]. Pourtant, ceux qui ont contesté l’adoption d’une telle mesure en 1922 estimaient qu’il s’agissait d’un problème de classe et de démocratie, et non de pouvoir ethnolinguistique.

Le manque de respect à l’égard de la volonté de la majorité en 1922 semble être à l’origine du deuxième référendum sur l’heure avancée tenu à Trois-Rivières en 1937. Après le chaos qui a suivi celui de 1922, la ville a instauré l’heure avancée chaque été. Toutefois, en 1937, le conseiller municipal Armand Gauthier a invoqué les résultats du référendum de 1922 pour lancer un nouveau débat qui fut résolu par le décret de la tenue d’un deuxième référendum[68].

Pourtant, les résultats de 1922 ne se sont pas répétés. Sur les 6014 suffrages exprimés, 3902 se sont prononcés pour et 2079 contre (33 votes annulés)[69]. Les partisans de l’heure avancée étaient presque deux fois plus nombreux que les opposants. En 1937, certains ont dû croire qu’il fallait se rendre à l’évidence : toutes les grandes régions urbaines de la province utilisaient désormais l’heure avancée. Les derniers bastions étaient tombés au milieu des années 1930 : les conseils municipaux de Rivière-du-Loup (1934) et de Rimouski (1935) avaient adopté une motion en ce sens et les citoyens de Saint-Hyacinthe avaient voté en faveur de la mesure en 1936, après cinq échecs référendaires (1922, 1924, 1925, 1929, 1931)[70]. Certains électeurs avaient peut-être le sentiment d’empêcher l’uniformité du temps dans leur province en s’opposant à l’heure avancée dans l’isoloir. Ils avaient peut-être aussi le sentiment que voter contre l’heure avancée empêchait l’uniformité du temps au sein même de leur ville. En 1922, les industries de la ville avaient ignoré la volonté populaire sur la question. Pourquoi n’en feraient-elles pas de nouveau autant ?

Plusieurs autres raisons expliquent la différence de résultats. À l’échelle locale, ceux qui s’étaient opposés à l’heure avancée en 1922 n’étaient plus là quinze ans plus tard. À l’heure du deuxième référendum, Le Bien Public, qui était le plus opposé à l’heure avancée à Trois-Rivières, était dirigé par une nouvelle équipe qui avait entamé un processus de « modernisation et de rentabilisation[71] ». En 1937, le journal n’a pas publié d’éditoriaux contre l’heure avancée à la une comme dans les années 1920 lorsque Joseph Bernard était rédacteur en chef. En 1937, Ubald Marchand (1863-1923), vicaire-général, grand chancelier du diocèse et organisateur du système permettant aux membres des communautés religieuses de voter, était décédé. Les nouveaux dirigeants de l’Église n’étaient peut-être pas aussi efficaces ou intéressés à convaincre le conseil municipal de se détourner des règles d’élections normales. En effet, le système de vote mis en place par le vicaire-général Marchand n’a pas été utilisé pendant le référendum de 1937 et même si les membres de la communauté ecclésiastique continuaient de voter dans des bureaux dans leur couvent, le vote était à présent secret[72].

En 1937, l’heure avancée avait trouvé de nouveaux partisans à Trois-Rivières. Le journal St. Maurice Valley Chronicle attribuait la victoire de l’heure avancée aux « indoor workers », soit les employés de bureau, les sténographes, les avocats, les médecins et les fabricants de papier. Selon le Chronicle, ces travailleurs en étaient venus à « appreciate their extra hour of sunlight » et avaient voté en faveur de l’heure avancée[73]. Pourtant, bon nombre de ces cols blancs correspondaient exactement au stéréotype des personnes qui avaient déjà voté en faveur de la mesure en 1922. Il est en revanche plus probable que les nouveaux partisans de l’heure avancée émanaient surtout de la classe ouvrière. Contrairement à l’opposition des ouvriers à l’heure avancée qui avait caractérisé le premier référendum, des sections locales du syndicat International Brotherhood of Pulp, Sulphite and Paper Mill Workers envoyèrent des motions unanimes au conseil municipal demandant d’instaurer l’heure avancée. Les syndicats affirmaient que dans la mesure où un ouvrier était enfermé dans une usine pendant huit à dix heures par jour, il pouvait utiliser cette heure supplémentaire pour « vaquer à ses occupations personnelles aussi bien qu’au divertissement de sa famille[74]… ».

Bien qu’il soit difficile de déterminer avec précision la nature de ces « occupations personnelles » et du « divertissement de sa famille », soulignons que cet argument rejoint l’idée de loisirs respectables mise de l’avant par William Willett lorsqu’il lança l’idée de l’heure avancée en 1907. Pourtant, ces arguments n’avaient pas séduit les ouvriers de Trois-Rivières en 1922. Ce sont surtout les occasions de « divertissement » qui avaient changé. Trois-Rivières connaissait ce que l’historien Mario Bergeron a appelé l’« âge d’or des salles de cinéma » de la ville, marquée par une vague d’ouvertures de nouvelles salles dans les quartiers ouvriers de la ville[75]. Et si cette heure supplémentaire permettait peut-être de profiter de la soirée en allant voir un film, c’est probablement la radio qui a changé l’opinion au sujet de l’heure avancée. Jusqu’à la création de la station de radio CHLN à Trois-Rivières en 1937, les auditeurs de la ville écoutaient des émissions diffusées à partir de Montréal et Plattsburgh, respectivement depuis 1923 et 1933, toutes deux à l’heure avancée[76]. La radio est entrée directement dans les foyers, régulant le temps dans l’espace privé de façon beaucoup plus agréable que les cloches des églises ou les sifflets des usines[77]. La pétition du syndicat montre que les ouvriers de Trois-Rivières, comme ceux d’ailleurs en Amérique du Nord à la même époque, commençaient à revendiquer leur part des avantages du capitalisme industriel et donc un temps de loisir respectable[78].

Avec la victoire du référendum de 1937, l’heure avancée ne constituait plus un important enjeu politique à Trois-Rivières. La ville avait définitivement adopté le système de l’heure normale qui s’enracinait dans le monde entier. Tout au long des débats, les partisans de l’heure avancée soutenaient que la mesure était un signe de progrès – que les gens pouvaient faire meilleur usage de la lumière du jour pour augmenter leur temps de loisir et réduire leurs frais d’électricité. Cet argument constituait un élément déterminant du nouveau discours prépondérant sur la modernité, c’est-à-dire que le changement technologique (l’adoption de masse de l’horloge) pouvait améliorer la société. De plusieurs façons, les débats entourant l’heure avancée nous aident à réfléchir sur le déroulement de ce processus au Québec.

Le fédéralisme canadien a déterminé la manière dont l’heure avancée a été instituée dans les municipalités du Québec telles que Trois-Rivières. L’État canadien a été fondé avant la prédominance des avances technologiques dans les domaines des communications et de l’industrie qui rendaient possible l’heure avancée. Lorsque les Canadiens et les Québécois se sont montrés divisés sur la question de l’heure avancée et par conséquent de la norme temporelle à adopter, le fédéralisme canadien n’a pas facilité la normalisation du temps et l’avènement de l’heure avancée a créé une mosaïque de fuseaux horaires dans tout le Canada. Des gouvernements municipaux tels que Trois-Rivières, qui disposaient de pouvoirs constitutionnels limités sur l’heure, se sont efforcés de partager la même norme temporelle que celle en vigueur dans les villes de leurs principaux partenaires commerciaux. Confrontés à la montée de l’opposition démocratique à l’heure avancée, les gouvernements municipaux n’avaient pas la compétence constitutionnelle d’imposer la volonté de la majorité à leur population. Par conséquent, les citoyens étaient libres d’utiliser l’heure normale ou l’heure avancée. Toutefois, seuls les plus puissants sur le plan économique pouvaient se prévaloir de cette liberté et imposer leur norme temporelle aux autres par l’entremise des institutions sous leur contrôle[79].

L’exemple de l’heure avancée à Trois-Rivières permet également de mieux comprendre l’opposition au suffrage féminin au Québec, et cela de deux façons. Tout d’abord, il met en évidence l’opposition de l’Église catholique au vote des femmes. La promotion du vote des religieuses par l’Église catholique et son silence sur l’élargissement du droit de vote à toutes les femmes âgées de plus de 21 ans à l’occasion des référendums sur l’heure avancée constituent une contradiction frappante avec ses efforts concomitants pour saborder le mouvement féministe revendiquant le droit de vote des femmes. Mais au-delà de cette contradiction interne, il convient de souligner que l’Église ne souhaitait pas que les femmes s’expriment publiquement contre l’heure avancée. Aucune religieuse ne s’est prononcée sur la place publique. L’Église favorisait une critique maternaliste de l’heure avancée et continuait ainsi de promouvoir un point de vue traditionnel du rôle des femmes au sein de la société québécoise. Deuxièmement, les comptes rendus des campagnes pour le suffrage au Québec accordent, à juste titre, une grande place à l’opposition de l’Église catholique. Toutefois, ce point de vue historiographique vient éclipser la position des anglophones conservateurs du Québec, tels que ceux qui se sont prononcés dans les référendums de Trois-Rivières, qui s’opposaient au droit de vote des femmes et qui voyaient d’un mauvais oeil que les femmes jouent un rôle dans la sphère publique.

La question générale du droit de vote accordé aux femmes dans les référendums sur l’heure avancée démontre à quel point les débats sur la normalisation de l’heure étaient profondément influencés par le contexte social et culturel. En effet, Trois-Rivières est l’une des rares villes à avoir accordé aux femmes le droit de voter sur cette question. Mais la question du suffrage féminin n’était pas le seul débat qui distinguait le processus de normalisation du temps à Trois-Rivières, même dans le contexte québécois. Le conflit de classes et les préoccupations ethnolinguistiques y ont joué un rôle différent. Même si l’heure avancée comptait des partisans anglophones et francophones, les anglophones se démarquaient par leur soutien à la mesure. Pourtant, personne à Trois-Rivières n’a joué publiquement la carte linguistique. Et si le maternalisme peut être interprété comme une préoccupation pour l’avenir de la nation, cet argument n’a jamais été explicitement avancé. Au lieu de cela, certaines des premières différences d’opinion sur l’heure avancée ont été conceptualisées comme des questions de classes et de pouvoir économique.

Les ouvriers qui critiquaient l’heure avancée et le mépris envers leurs convictions ne faisaient pas des gestes antimodernes. Ils s’efforçaient d’affirmer que les relations de pouvoir derrière le discours moderniste ne servaient pas leurs intérêts. Leurs convictions ont évolué avec le temps et en 1937, certains ouvriers syndiqués étaient disposés à soutenir publiquement l’heure avancée et à changer leur vote pour soutenir la mesure. À ce stade, une masse critique de membres de la classe ouvrière avait investi sa vie dans le système industriel. Ce système comprenait les syndicats, qui luttaient pour le droit de bénéficier d’un temps de loisir respectable et défendaient un changement d’heure régulier à l’automne et au printemps. Le changement de leur vote a donc conféré une plus grande cohérence au projet moderniste : les convictions modernistes entourant la nécessité de respecter la volonté démocratique de la majorité concordaient avec les espoirs modernistes à l’égard des bienfaits de l’heure avancée.