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Cet ouvrage de synthèse a été commandé par la Commission de la construction du Québec afin de marquer le quarantième anniversaire de la Loi sur les relations de travail dans l’industrie de la construction adoptée en 1968. Le volume trace un tableau très bien documenté des relations de travail souvent tourmentées de cette industrie à partir de l’année 1934 jusqu’en 2007.

Les deux auteurs ne sont pas des historiens de formation ou de profession, mais leur connaissance intime du milieu de la construction représente un atout de premier ordre. Économistes, ils oeuvrent à la Commission de la construction du Québec depuis plusieurs années. Ayant sans doute mis beaucoup de temps et d’effort à préparer l’ouvrage, ils se sont fort bien tirés d’affaire en présentant un survol de qualité de ce secteur industriel. Leur interprétation se veut plutôt neutre évitant les reproches ou les éloges du patronat, des syndicats et des gouvernements. La présentation matérielle demeure très soignée avec des encarts et des tableaux éclairants. À ma connaissance, c’est le meilleur ouvrage sur les relations de travail d’un secteur industriel au Québec pour une période historique aussi longue.

L’ouvrage ne porte pas spécifiquement sur les travailleurs de la construction, mais sur les divers acteurs de l’industrie en insistant sur le cadre législatif. Il ressort trois caractéristiques principales des relations de travail dans cette industrie fortement marquée par le poids de son histoire : elles évoluent sous un statut spécial par rapport au reste du monde du travail, elles sont marquées par de fortes rivalités intersyndicales et elles comportent une large part d’originalité par rapport aux conditions régnant dans les autres provinces canadiennes.

Cette spécificité commence à se manifester dès 1934 avec l’adoption de la Loi d’extension juridique des conventions collectives promue par les syndicats catholiques en prenant modèle de lois européennes. La loi permet au gouvernement du Québec d’étendre par décret à toutes les entreprises d’un secteur industriel, dans un territoire déterminé, les termes d’une convention collective conclue par un syndicat. Le gouvernement n’y joue qu’un rôle limité, l’entente devant avoir été proposée par les parties contractantes (patronat, syndicats) et elle est gérée par des comités paritaires formés à égalité de représentants des employeurs et des employés. Pour les syndicats catholiques, ces comités constituent les embryons de la corporation professionnelle, cellule de base de la société corporatiste dont la centrale rêve depuis sa fondation.

Le système des décrets a connu beaucoup de succès dans le secteur de la construction dans les années 1940 et 1950. Pour les auteurs de l’ouvrage, ce modèle, qui repose sur la gestion conjointe patronale et syndicale, a permis des conditions de travail négociées applicables à tout un secteur, la création de regroupements patronaux, une paix relative sur les chantiers de construction et une gérance efficace de la formation de la main-d’oeuvre. Les associations patronales s’en réjouissent, mais les organisations syndicales le remettent en question au début des années 1960.

Commencent alors de nombreux arrêts de travail et d’âpres rivalités, parfois musclés, sur les chantiers entre les syndicats affiliés à la CSN et ceux affiliés à la FTQ. La volonté des syndicats de bonifier les conditions de travail de leurs membres (sécurité syndicale, régime de retraite, meilleurs salaires), d’uniformiser les conditions de travail entre les régions et la complexité de marier le régime des décrets à celui des conventions collectives déterminent les syndicats affiliés à la CSN et à la FTQ, tout comme les associations patronales, à réclamer du gouvernement une loi spécifique pour ce secteur. Il y consent en 1968 en faisant adopter la loi 290 qui est destinée spécifiquement aux relations de travail dans l’industrie de la construction. Elle se situe à mi-chemin entre la « Loi sur les décrets » de 1934 et le Code du travail de 1964 et elle réserve au gouvernement un rôle plus étendu que ne le faisait la Loi d’extension juridique.

Mais ce modèle novateur, qui n’a pas d’équivalent dans les autres provinces canadiennes, est mis à rude épreuve dans les années 1970 alors que le militantisme syndical dans la construction est à son apogée. De 1968 à 1986, les négociations donnent lieu à plusieurs importants et violents débrayages, à deux lois de retour au travail, à onze amendements à la loi 290 et à quatre décrets où le gouvernement fixe lui-même les conditions de travail. L’affrontement patronal-syndical se double d’une accentuation des rivalités entre les syndicats affiliés à la FTQ et à la CSN qui se disputent le contrôle de l’embauche sur les chantiers de construction. Cette concurrence atteint son paroxysme avec le saccage de la Baie James en 1974 et la formation de la Commission Cliche qui va déterminer le gouvernement à adopter cinq projets de loi en mai et juin 1975. Ces années survoltées se sont évidemment traduites par une intervention majeure du gouvernement dans le processus de négociation qui a pratiquement imposé une tutelle de dix ans en fixant les conditions de travail (1975-1985).

Les travailleurs ont vu leur sort s’améliorer substantiellement pendant ces années. Leur pouvoir d’achat s’élève grâce à des hausses salariales supérieures à l’inflation de 1969 à 1978. Ils obtiennent également en 1973 une parité presque complète des salaires à la grandeur de la province de même qu’une harmonisation des heures de travail et des avantages sociaux. L’insécurité de travail étant perçue comme la cause profonde des conflits, ils acquièrent un minimum de sécurité d’emploi grâce au règlement de placement en 1978. Du côté de la sécurité syndicale, les travailleurs obtiennent l’adhésion obligatoire au syndicat de leur choix et la perception de la cotisation syndicale à la source en 1969.

À partir de 1986, le vent tourne avec le courant de la déréglementation qui gagne le Québec comme toute l’Amérique du Nord. Le nouveau gouvernement libéral élu en 1985 s’en fait le champion en déréglementant la rénovation résidentielle en 1988 et la construction des maisons neuves en 1993 (le gouvernement du Parti québécois revient sur cette dernière mesure en 1995). Les négociations donnent encore lieu à des affrontements : grève en 1986 suivie d’une loi de retour au travail, négociations quasi permanentes de 1986 à 1990 et imposition de décrets jusqu’en 1995. Une loi adoptée en 1993 sous l’impulsion des employeurs du secteur résidentiel, mais qui ne commence à s’appliquer qu’en 1997, divise la négociation en quatre secteurs : résidentiel, industriel, institutionnel et commercial, génie civil et voirie. Des ententes sont parfois conclues dans certains secteurs, mais la négociation reste tourmentée jusqu’en 2007.

Les auteurs tracent un bilan plutôt optimiste des deux dernières décennies en relevant un interventionnisme gouvernemental moins marqué et une « régression spectaculaire » des conflits de travail. L’incidence des grèves, toutes proportions gardées, serait même trois fois moins élevée qu’en Ontario au cours de la période 1998-2007. Contrairement à l’idée qu’on s’en fait, l’industrie de la construction serait devenue « un secteur relativement paisible ».

Est-ce une conséquence de cette paix industrielle, mais les travailleurs ne voient guère de progrès de leurs conditions de travail. Dans les années 1990, la réclamation phare des syndicats était l’établissement d’un régime de sécurité de revenu dans une industrie où l’emploi demeure très irrégulier et le chômage fréquent. Le rapport Picard-Sexton propose une telle mesure en 1990 pour corriger les coûts sociaux de l’instabilité dans l’industrie. Mais comme le patronat y est farouchement opposé, la recommandation n’a aucune suite. Du côté des salaires, contrairement aux années 1960 et 1970, ils ne surpassent pratiquement pas la hausse des prix de 1993 à 2007 si bien qu’un travailleur de la construction coûte moins cher au Québec que dans la plupart des autres provinces canadiennes. De plus, contrairement à ce qu’on entend de nos jours, une étude de la Commission de la construction en 2006 classe même le Québec bon premier au Canada sur le plan de la productivité. C’est un des clichés que les auteurs s’appliquent à réfuter, en fin de volume, en traçant un bilan globalement positif du système de relations de travail dans la construction au Québec.

Leur vision par trop positive peut constituer un reproche à adresser aux auteurs tout comme on aurait souhaité une comparaison accrue avec le système de relations de travail en Ontario et une analyse plus approfondie de l’évolution de la rémunération réelle des travailleurs de la construction pendant toute la période étudiée. L’historique aurait pu aussi se prolonger au-delà de 2007, car le volume n’a été publié qu’à la fin de 2009. Néanmoins, l’ouvrage demeure une référence obligée pour qui s’intéresse à l’industrie de la construction au Québec.