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Introduction : les contradictions de l’expérience bourgeoise

De manière éparse, certains chercheurs ont relevé quelques-unes des contradictions et tensions susceptibles d’affecter les familles de l’élite au xixe siècle. La subordination des fils devait aller de pair avec un processus réussi d’établissement comme mâles adultes et autonomes[1]. L’individualisme libéral et l’adaptabilité nécessaire pour réussir en affaires côtoyaient de fortes solidarités familiales et une volonté de reconduction des modèles domestiques[2]. De même, la valorisation des succès personnels des fils cohabitait avec une socialisation familiale du patrimoine reliée à la transmission des biens[3], transmission obéissant à d’autres impératifs que la méritocratie[4] : désir de bien établir les enfants, espoir de reproduire la respectabilité d’un nom. À ce titre, on peut avancer que les rapports intrafamiliaux noués autour des biens et des héritages différaient par essence de certains lieux communs des discours libéraux du temps : esprit d’entreprise, moralité axée sur le travail, sanction par l’échec de la « faiblesse » et de l’« incompétence » du citoyen apparemment libre de réussir ou non[5].

Sur le plan financier, la transmission d’héritages pouvait affecter la continuité des entreprises familiales, en entraînant partition des avoirs et retrait du capital investi dans les aléas du commerce[6]. Les entreprises de ce type étaient assez nombreuses à la fin du xixe siècle, comme le cas de Détroit le montre ; propriété de l’affaire et travail y étaient partagés entre apparentés[7]. Dans ce contexte, il fallait oeuvrer à une conciliation délicate entre les aspirations et besoins personnels des acteurs familiaux, d’une part, et le maintien de la compétitivité de la firme sur le marché, d’autre part[8]. Enfin, l’inclusion des fils dans une économie familiale donnée pouvait entrer en contradiction avec une mobilité sociale et occupationnelle de plus en plus importante[9].

L’historiographie canadienne et québécoise ne montre pas d’apports récents en ce qui concerne les rapports entre familles entrepreneuriales et affaires, notamment au chapitre du transfert du pouvoir entre générations[10]. Une question historique, en apparence un peu ancienne, mérite toujours d’être posée au Québec. Il s’agit de la reproduction et de la longévité des dynasties familiales d’entrepreneurs, sur un nombre donné de générations.

Les études d’histoire économique consacrées à ce problème révèlent qu’une succession réussie, d’une génération à l’autre, était cruciale pour la survie des firmes familiales au xixe siècle[11]. Tout comme la préparation et l’intégration de continuateurs mâles compétents[12]. Une relève sans trop de heurts dépendait de nombreux facteurs et contingences, selon N. Stoskopf :

[…] la fabrication d’un ou de plusieurs héritiers [était] un processus soumis à de nombreux aléas comme la fécondité du couple, la survie de l’enfant, la transmission des valeurs familiales, les capacités personnelles de l’héritier, son respect des décisions paternelles, le choix de son conjoint, la cohabitation harmonieuse des générations au sein de la société, une succession acceptée par tous les héritiers[13].

Les lacunes de l’historiographie québécoise, en ce qui a trait à l’héritage en milieu urbain et bourgeois au xixe siècle, demeurent par ailleurs considérables[14] en regard des recherches menées sur le monde paysan[15]. M. Perrot a remarqué que l’influence de l’argent sur les liens familiaux bourgeois demeurait mal documentée en France[16]. Ce constat est applicable aux études québécoises et même canadiennes.

Faire le récit de l’expérience des acteurs du passé implique, entre autres choses, de tenter d’élucider les tensions et contradictions propres à une condition sociale et à une époque données. Dans le cas des familles de l’élite, nous devons analyser les interactions reliant trois grands ensembles normatifs et institutionnels : la famille, le patrimoine et le marché. De quelle manière l’imbrication des rapports créés par la parenté, l’héritage et la participation à des entreprises capitalistes pouvait engendrer des dynamiques familiales particulières ?

Cette interrogation sera ici appliquée à la famille Rolland, en examinant son histoire durant près d’un siècle. Les Rolland, célèbres en leur temps, nous offrent l’exemple d’une lignée francophone ayant réussi à faire sa marque dans le monde des affaires, d’abord dans le commerce, dès les années 1850, ensuite au sein du capitalisme industriel, dans les années 1880. Le fondateur de cette dynastie d’affaires, Jean-Baptiste Rolland, a franchi le seuil séparant les deux formes dominantes de fructification du capital au xixe siècle.

Fils de cultivateur, Jean-Baptiste Rolland met sur pied deux entreprises à succès : une maison commerciale de librairie-papeterie ayant pignon sur rue à Montréal, la « société J.-B. Rolland et fils », et la « compagnie de papier Rolland », dont l’usine est située à Saint-Jérôme[17]. On peut le considérer comme le fondateur de la lignée, du moins de l’accession de celle-ci à un statut bourgeois et capitaliste. À l’instar de Joseph Masson, sa vie est un autre exemple d’ascension from rags to the riches servi sur un ton hagiographique à ses compatriotes canadiens-français[18].

Les fils de Jean-Baptiste intègrent progressivement l’entreprise de librairie-papeterie, en tant qu’associés[19]. En 1904, la firme est décrite comme « […] faisant affaire dans la cité de Montréal, pour le commerce général de librairie, papeterie, imprimerie, reliure, importation d’objets de piété, livres et articles de fantaisie[20]… ». La compagnie de papier Rolland est pour sa part incorporée en 1882 : le capital alors autorisé s’élève à 300 000 $[21]. L’affaire devient dès lors le pôle économique essentiel de la famille. Sous l’égide de Stanislas, fils de Jean-Baptiste, une autre entreprise voit le jour en 1902, soit la compagnie des Moulins du Nord, dont l’usine sera cette fois située près de Sainte-Adèle. Elle est amalgamée à la compagnie de papier Rolland en 1912[22].

Fait intéressant, le capital de la compagnie de papier Rolland serait exclusivement détenu jusqu’en 1928 par des membres de la famille ou par des individus reliés à la famille par alliance. Le contrôle du capital de l’entreprise se complexifie par la suite. De 1936 à 1941, un voting trust (regroupement d’actionnaires), composé de non-apparentés, dirigerait les destinées de la firme. Certains héritiers reprennent cependant les commandes au milieu du XXe siècle, comme nous le verrons plus loin.

Ces succès en affaires, bien réels, ne doivent pas laisser dans l’ombre un phénomène important : les descendants de Jean-Baptiste connaissent dans leur vie privée de multiples tensions familiales et successorales, cela jusqu’à une époque très récente. Ces tensions trahissent des interactions malaisées entre famille, patrimoine et marché. Les disputes qui déchirent deux fratries, à la fin du XIXe siècle et durant les années 1970, témoignent éloquemment de la reproduction, dans des contextes différents il va de soi, des défis et problèmes liés à l’appartenance à un « nom » reconnu dans les milieux capitalistes québécois. En outre, le rapport au temps diffère selon les niveaux d’observation : le vécu des familles et des individus, le calendrier des successions et l’évolution du capitalisme présentent des dynamiques diachroniques spécifiques. L’entrechoquement de ces différentes temporalités favorise par moment, croyons-nous, la survenance de conflits familiaux.

L’objet étudié n’est pas exactement une « famille ». Ce qui est observé, c’est plutôt la trajectoire d’une formation sociale particulière, entité mêlant parentèle, fortune et organisation juridique. C’est le point de vue autrefois adopté par G. E. Marcus, anthropologue, pour rendre compte de l’histoire de certaines dynasties américaines du monde des affaires[23]. Cette approche plurale doit également être appliquée aux individus : il n’existait pas, par exemple, de type d’entrepreneur absolu, ne jurant que par l’entreprise ou les affaires. « Paternalisme et philanthropie, désir de sécurité, de stabilité, de confort, souci de tenir son rang et bien d’autres choses encore caractérisaient les hommes qui possédaient de la fortune », insiste G. Crossick[24].

Les sources employées sont diverses. Une lignée comme celle des Rolland représentait sans contredit une pratique très lucrative pour les professionnels du droit. Actes notariés de toutes sortes (testaments, inventaires, contrats de mariage, actes de société, ventes, quittances, etc.) et pièces judiciaires (requêtes, dépositions et jugements issus de certains procès, tutelles et curatelles) forment ainsi l’armature de cet article. Ces documents figurent pour la plupart dans un vaste fonds d’archives familiales[25]. Ce dernier a en outre livré quantité de documents financiers (bilans et comptes d’administrateurs de successions et de fiducies, notamment), de même que de la correspondance privée et des informations généalogiques. Des répertoires biographiques d’époque ont aussi été utilisés. Ils recèlent des indications précieuses quant aux activités de certains descendants ayant réussi, en leur temps, à accéder au vedettariat socio-économique du Québec. À l’opposé, les informations relatives à certains rejetons de la lignée moins prestigieux sont souvent beaucoup plus lacunaires, sauf exception (soit en cas de conflit majeur et débattu en justice). Il est en ce sens difficile de bien mesurer, parfois, le déclin matériel et symbolique de certaines branches d’une famille donnée.

Reconstituer le parcours des Rolland ou celui d’autres dynasties du monde des affaires implique de porter une attention particulière, dans la diachronie, à trois phénomènes : la mobilité sociale ascendante ou descendante des individus ; le sort des actifs légués d’une génération à l’autre (i.e. transformation, épuisement ou croissance des avoirs) ; l’influence des dispositions testamentaires sur les rapports intrafamiliaux durant les années, les décennies même, suivant la mort d’un testateur. Individus, patrimoines et testaments ont chacun, en quelque sorte, une vie qui leur est propre. La mise en rapport de ces trois données est la principale méthode choisie pour interpréter l’histoire des Rolland.

Dans cet article, nous verrons d’abord que, par son testament, Jean-Baptiste Rolland a cherché à resserrer de manière importante les liens entre famille, patrimoine et entreprises. Ce document représente un moment crucial du parcours des Rolland. Mais la cohésion recherchée éclate peu de temps après son décès, à l’occasion des conflits concernant un de ses fils, Donatien. L’éthique de travail de ce dernier est jugée laxiste par ses proches. Cette première dispute est suivie au début du XXe siècle par de longues années de procédures judiciaires. Ce sont alors les injonctions testamentaires de Jean-Baptiste, nécessairement de plus en plus anciennes et déphasées en regard d’un contexte nouveau, qui font problème en regard de la succession des générations et de l’émergence d’un rapport différent à l’entreprise. Après un épisode de resserrement entre famille et affaires au milieu du XXe siècle, sous l’égide d’une fratrie de descendants, les années 1970 sont pour finir les témoins d’une nouvelle rupture chez les Rolland. Certains individus réclament alors la possibilité de léguer leurs biens à leur guise, exigeant pour ce faire de retirer leurs actifs des activités entrepreneuriales de la lignée.

1888 : la symbiose et les contraintes d’un testament fondateur

À son décès en 1888, Jean-Baptiste laisse huit enfants : quatre garçons – Damien, Stanislas, Octavien, Donatien – et quatre filles – Ernestine, Hermantine, Lumina, Euphrosine –, ainsi qu’une veuve, Esther Boin (Bouin) dit Dufresne (graphique 1).

La complexité des modalités de son testament, rédigé en 1885, mérite que l’on s’y arrête[26]. Le commerce « J.-B. Rolland & fils », rue Saint-Vincent, dans lequel il est en société avec trois de ses fils (Damien, Stanislas et Octavien), doit continuer ses activités. Ses fils en auront la gestion et le contrôle. Jean-Baptiste lègue en pleine propriété sa part du capital dans l’affaire à ses quatre fils. En ce qui a trait à la compagnie de papier, le portrait est différent. Le testateur déclare avoir fait un « avancement d’hoirie » (une allonge avant décès, pour ainsi dire) de 10 000 $ à chacun de ses huit enfants, filles incluses. Cela sous forme de « […] versements au fonds capital souscrit dans la compagnie de papier Rolland… », donc en parts d’entreprise (au nombre de 1000 à cette époque). Cette avance est porteuse de contraintes, puisque les héritiers ne pourront vendre leurs parts sans la permission des exécuteurs testamentaires. Cette vente, aussi, ne pourra être faite qu’à la compagnie elle-même. De plus, ces 10 000 $ sont légués en jouissance seulement, leur propriété effective devant revenir aux petits-enfants. Ils sont de surcroît « sujets à rapport », ce qui implique un retour à la masse de la succession après « usage », au moment du partage effectif de celle-ci. Ce partage des biens, au profit des petits-enfants, ne doit survenir qu’après le décès de tous les enfants au premier degré.

Graphique 1

Descendants mâles de Jean-Baptiste Rolland et Esther Boin (Bouin) dit Dufresne, première et seconde générations 1

Descendants mâles de Jean-Baptiste Rolland et Esther Boin (Bouin) dit Dufresne, première et seconde générations 1

1Nous avons seulement mentionné les fils d’Olivier Rolland (G., R., L. et P.) parmi les descendants de troisième génération, vu leur importance dans l’histoire de la lignée au xxe siècle. Les prénoms indiqués sont la plupart du temps les prénoms usuels. Les enfants décédés précocement n’ont pas été inclus. Les années des contrats de mariage ont été indiquées comme années de mariage.

Sources principales : BAnQ-M, P 160 S6 SS1 SSS1 Correspondance, notes biographiques, généalogiques (1936-1987), lettre du 23 mars 1982 à _G._ Rolland ; P 160 S3 SS1 SSS3 Cour du banc du Roi 1931, dossier conjoint (6 mai 1930) : 34-36 ; P 160 S2 SS1 SSS1 Actes notariés et documents afférents à l’exécution testamentaire,1876-1941, petits-enfants vivants au moment de l’ouverture de la succession, le 2 février 1935 ; P 160 S3 SS4 SSS1 Liste des héritiers, acte de cession et procurations 1936, 1940, liste des petitsenfants et arrières-petits-enfants de l’honorable Jean-Baptiste Rolland et de son épouse. Le fonds P 160 contient également la plupart des contrats de mariage de la première génération de successeurs. Les naissances et les décès ont été repérés, sauf exception, grâce aux fichiers du fonds du protonotaire du district de Montréal.

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Le testament instaure donc des temporalités précises et contraignantes. Évidemment, si l’un des enfants au premier degré vit jusqu’à un âge avancé, on imagine sans mal que ce partage puisse survenir à une date assez éloignée de la rédaction des dernières volontés, dans une conjoncture familiale et économique fort différente. Notons qu’à la différence des filles, les rejetons mâles reçoivent chacun 5000 $ de parts de la compagnie en pleine propriété[27]. Enfin, l’une des fonctions habituelles des testaments bourgeois, c’est-à-dire contribuer à l’établissement des enfants[28], en les munissant d’atouts suffisants pour soutenir décemment leur rang dans la société, fait également sentir sa présence. Mille dollars devront être versés aux enfants qui restent à marier, pour meubler leur maison[29].

Les fils : entre avantages reçus et services à rendre « à l’avenir »

Tant en ce qui concerne le commerce que la compagnie de papier, Jean-Baptiste reconnaît explicitement la contribution apportée par ses fils au succès de ses affaires. Certains sont déjà, à la fin des années 1880, des hommes matures. Le legs en propriété concernant la maison de commerce est effectué « […] en considération de ce qu’ils ont coopéré à m’aider à réaliser le capital que j’ai pu ou pourrait avoir accumulé, lors même que je m’occupais qu’indirectement des affaires du magasin ». Le supplément de 5000 $ en parts de la compagnie de papier, aussi transmis en propriété, est accordé « […] à titre d’indemnité pour la part d’activité et services par eux déjà rendus et qu’à l’avenir ils devront rendre à la dite compagnie de papier Rolland pour le maintien et le succès d’icelle[30]. »

Les avantages reçus par les fils nous renvoient à la question de l’exercice de la paternité en milieu bourgeois. Un article de La Minerve mentionne que, lors de la nomination de Jean-Baptiste comme sénateur à la toute fin de sa vie, un haut personnage de la magistrature aurait déclaré : « On ne pouvait faire un meilleur choix. Ce que j’admire chez M. Rolland, c’est sa conduite envers ses fils. Je crois qu’il est un des rares capitalistes canadiens de Montréal qui ait, de son vivant, fait participer ses fils à sa fortune, en les associant à son commerce et en en faisant des citoyens. » Jean-Baptiste aurait remis la direction de ses affaires à ses fils, quelque temps avant son décès. Il aimait, nous dit le même article, consulter ces derniers au sujet de transactions sortant un peu de l’ordinaire, et pour être alimenté en idées nouvelles[31]. Il nous faudrait tenter de cerner un peu mieux les interactions pères/fils dans les milieux d’affaires francophones. Cette bonne entente intergénérationnelle, ici érigée en modèle, était-elle exceptionnelle ? Un article publié à l’occasion de sa mort, d’ailleurs, mentionne qu’il « […] est mort comme il a toujours vécu, en chrétien fervent, entouré de tous les membres de sa famille auxquels il laisse avec une fortune laborieusement acquise le plus bel héritage qui se puisse transmettre de père en fils – un nom illustré par la pratique constante de toutes les vertus domestiques et civiques[32]. » La mémoire du père et sa représentation dans l’espace public font partie intégrante de l’héritage. Ce dernier ne peut être réduit uniquement à une transmission d’avoirs.

Jean-Baptiste aurait évité l’un des pièges de certaines transmissions des biens en milieu bourgeois. Des fortunes bâties dans le monde des affaires étaient parfois transférées à des fils transformant ces derniers en rentiers, sans que leur intégration effective aux entreprises familiales n’ait été clairement « programmée ». Cette situation pouvait mener à des conflits familiaux et juridiques importants, et à un déclassement social des générations suivantes, comme nous l’avons montré ailleurs[33]. Le fait que les fils de Jean-Baptiste aient déjà des responsabilités et des intérêts dans les entreprises de leur père les mettait probablement en meilleure position pour effectuer sans trop d’encombres une transition propre à la masculinité bourgeoise. Soit le passage du statut de dominés dans la sphère privée (attitude requise par le patriarcat) à dominants dans l’espace public (comme leaders d’industrie)[34]. Chez les Rolland, une succession efficace était déjà bien amorcée du vivant du père.

Notons cependant que les fils ne sont pas que les destinataires d’avantages. La succession Rolland n’équivaut pas à un transfert unidirectionnel, entre patriarche et héritiers « méritants », d’actifs patrimoniaux et d’un positionnement social avantageux en tant qu’hommes d’affaires. Considérons les conditions spécifiques des legs (notamment l’obligation de ne vendre les parts qu’à la compagnie) et le fait que les fils devront continuer à consacrer leurs efforts à l’entreprise. De fait, l’entité juridique/capitaliste qu’est l’entreprise papetière fait littéralement partie, elle aussi, des bénéficiaires du testament. Jean-Baptiste, en quelque sorte, lègue aussi sa descendance, la force de travail et une partie du patrimoine de celle-ci à l’entité incorporée. Cette transmission/succession particulière s’avère un bel exemple d’expérience concrète de la propriété et de la subjectivité, ces deux piliers du libéralisme. Cette expérience n’est pas « totale », même chez cette famille considérée comme l’un des modèles de réussite de francophones dans le rude univers de la production capitaliste. L’étude de la propriété doit tenir compte du pouvoir des choses sur les individus. Et l’un des effets du libéralisme économique ne serait-il pas de réifier partiellement les personnes (que ce soit comme salariés ou détenteurs d’actions), de même que les rapports en société, au détriment de formes alternatives de liens sociaux[35] ?

Somme toute, le testament de Jean-Baptiste Rolland représente en quelque sorte un achèvement, un moment symbiotique, du point de vue d’un patriarche bourgeois en fin de vie. La transmission des biens familiaux, les activités entrepreneuriales, les relations père-fils y sont solidement imbriquées. Ce testament est la cristallisation d’une histoire familiale passée, de collaborations et d’intérêts économiques partagés. Il traduit au demeurant la volonté d’une poursuite posthume de cet état de chose. Les testaments comme celui-ci imposent clairement un programme à suivre dans l’avenir. Le transfert de biens au décès, en général, vient au demeurant reconduire, perpétuer des sentiments, ainsi que des obligations et droits moraux[36]. Et que dire de la mémoire du père et de ses succès, difficiles à oublier dans un tel cas d’ascension sociale ?

L’exclusion d’un fils « gai viveur », Donatien Rolland

Au sein de cette belle construction patrimoniale et familiale, une seule clause détonne quelque peu. Elle concerne l’un des quatre fils de Jean-Baptiste, soit Donatien, né le 2 juin 1863[37]. Elle va comme suit : « Je veux et entends que mon fils, Prisque Gabriel Pierre Donatien Rolland qui n’est pas maintenant associé de la dite maison de commerce, soit admis associé d’icelle en cas qu’il ne le serait pas lors de mon décès[38]. » Jean-Baptiste voulait probablement intégrer ce fils cadet, majeur depuis au-delà d’un an, au commerce auquel sont associés ses autres frères, pour certains depuis longtemps. Ou serait-ce plutôt le symptôme d’une insertion particulière de Donatien dans la dynamique familiale et entrepreneuriale Rolland ? Entre la rédaction de son testament et son décès, Jean-Baptiste va deux fois favoriser le jeune homme, par l’entremise d’actes notariés. Ce dernier jouissait peut-être, notons-le, du statut de fils préféré du patriarche[39]. Ce resserrement particulier des liens père/fils sera par contre suivi d’une mise à l’écart opérée par ses frères, en raison de déviances attribuées au même Donatien. Les liens familiaux et l’entreprise n’iront dès lors plus de pair.

Donatien unit sa destinée à celle d’Henrietta Wilson en 1886. Elle est la fille mineure d’un marchand de fer. Le contrat de mariage porte une donation de 4000 $ de la part de Jean-Baptiste et de son épouse, sous forme de fonds capital de la société J.-B. Rolland et fils (la maison de commerce). Cette somme doit servir à l’achat d’une propriété. Les contrats de mariage, il faut le préciser, peuvent être l’occasion de transmissions de biens (tout comme les donations entrevifs), en vue de contribuer à l’établissement du jeune bourgeois. Marié à un jeune âge, le jeune homme issu de l’élite ne dispose pas nécessairement des revenus suffisants pour « soutenir son rang » dans la société. Donatien récolte également comme « présent de noce » une part de 2000 $ dans la société Jean-Baptiste Rolland et fils[40]. Si ses frères ont bénéficié d’avantages similaires dans leurs contrats de mariage[41], Donatien reçoit probablement une part un peu plus élevée du capital de la maison de commerce. Au total, Jean-Baptiste a clairement mis en oeuvre une stratégie financière mûrement réfléchie d’établissement de ses fils comme jeunes chefs de ménage bourgeois.

En décembre 1887, l’hypothèse d’un traitement de faveur prend plus de consistance. Pour « favoriser » Donatien et « l’associer » à la firme commerciale, Jean-Baptiste lui cède tous ses droits dans celle-ci en pleine propriété, contre 4000 $ de rente par an. Les conditions sont plus qu’avantageuses. Le premier paiement n’aura lieu qu’en mars 1889. Le versement de la rente cessera lors du décès du rentier ; les arrérages dus au moment du décès ne pourront être exigés[42]. Jean-Baptiste se réserve donc, en quelque sorte, le droit de ne pas être payé ! Il a alors 72 ans et décède moins de trois mois plus tard… L’acte équivaudrait à créer de toutes pièces l’association financière de Donatien à l’une des entreprises familiales, alors qu’il y travaille probablement déjà[43]. Un acte notarié montre que les quatre frères se trouvèrent effectivement partenaires dans cette société à partir du jour même de la cession favorisant Donatien[44]. Mais cette cession dépouilla-t-elle ses frères de leur part du capital paternel dans la maison de commerce, part à laquelle ils pouvaient s’attendre en vertu des clauses du testament rédigé en 1885 ?

Les constructions patrimoniales et successorales les plus élaborées restent soumises à certaines contingences : aux idiosyncrasies des descendants et aux conflits interpersonnels, au premier chef. Donatien présente des comportements déviants, aux yeux de ses proches[45]. On évoque à son sujet gaspillage d’argent[46], consommation d’alcool (sans le peindre sous les traits d’un ivrogne fini) et goût pour les amusements. Une éthique de travail moins rude que celle de ses frères paraît centrale : il n’est pas assidu à son poste au magasin. Ce qu’il confesse lui-même au cours d’un interrogatoire judiciaire : « je suis comme n’importe qui […] lorsque je fais des extravagances dans le manger ou le boire, je suis malade le lendemain. » Ou bien : « […] je ne puis pas jurer que je travaillais tous les jours ». Son oncle maternel dit avoir tenté de faire pression sur lui, lors de visites : « […] j’y allais souvent et je lui parlais de la manière dont il se conduisait. C’était désolant de le voir s’enfermer dans la maison pour boire et y ramasser des gens pour jouer aux cartes lorsqu’il avait de l’ouvrage à faire. » Le même : « […] j’avais parfaitement raison de le disputer de le voir gaspiller son bien comme il le gaspillait, donner des petits dîners à celui-ci et à celui-là tout cela tandis que ses frères travaillaient au magasin[47]. »

Donatien cadre mal avec l’idéal-type de l’entrepreneur capitaliste, pour reprendre la terminologie weberienne[48]. « Manger » son capital est de ce point de vue un acte presque insensé. Le jeune homme se serait de plus montré indifférent aux conseils de ses frères. La déviance n’est pas qu’un cumul d’infractions aux normes. C’est surtout l’intégration au groupe, plus ou moins achevée, qu’il s’agit de mesurer. Donatien se trouve en situation de retrait, de défaut d’insertion dans sa fratrie. La famille, ressource en cas de difficulté, peut également constituer un mécanisme de mise à distance. Les relations de proximité permettent les évaluations les plus fines ; la connaissance de l’autre ouvre la porte au jeu des micro-exclusions.

Une fois Jean-Baptiste décédé, la mise à l’écart de Donatien s’effectue en deux temps : d’abord sur le plan des activités entrepreneuriales de la famille, ensuite sur le terrain de sa capacité juridique. Par un montage notarial, ses frères vont le faire passer de partenaire à employé dans la société commerciale. Leur association est d’abord renouvelée au printemps 1891 ; profits et pertes doivent être répartis à parts égales[49]. En mars 1894, la société unissant les quatre frères est dissoute. Donatien abandonne toute sa participation à ses frères, contre un montant fixe de 17 131,39 $. Le paiement progressif de cette somme est remis au mois de septembre suivant. Le même jour, et devant le même notaire, les trois frères reforment la société dissoute et admettent Donatien comme « associé spécial ou nominal », ce dernier acceptant de se « dévouer généralement aux affaires de la société ». Cela sans part aux profits mais au salaire de 6,67 $ « […] pour chaque jour qu’il assistera aux affaires de la présente société & s’acquittera de son devoir à leur entière satisfaction… » Il passe donc clairement sous leur coupe. S’il donne satisfaction par son assiduité, ils reformeront peut-être une société avec lui ultérieurement. Sinon, ils commenceront à lui payer ladite somme, moins ce que Donatien en aura retiré[50]. Damien, Stanislas et Octavien sont-ils prêts à acheter sa mise à l’écart, tout en prenant le risque de mettre à la disposition d’un bon viveur un pareil montant ? L’entente ne conduit pas à une autre association du quatuor, cependant. En août 1894, Donatien cesse d’être « associé spécial ou nominal » dans la société[51].

Ouvrant le deuxième acte de l’exclusion de Donatien, Damien se porte requérant en 1896 pour obtenir une interdiction pour prodigalité, ce qui sera accordé[52]. Nous avons présenté ailleurs ce recours judiciaire[53]. Dans le cas de Donatien, une administration déficiente de ses affaires et le fait qu’il mette « ses intérêts dans un danger continuel » sont évoqués. On peut croire qu’il a largement puisé dans les 17 000 $ lui étant dus. Selon le comptable de la firme, Donatien n’y a plus aucune participation en 1899[54]. Du fait de l’interdiction, son oncle paternel Théodore Giroux, « clerc de marché », est nommé curateur, c’est-à-dire administrateur de ses avoirs.

La mesure ne conduit pas à un apaisement des tensions, loin de là. Le père de la femme de Donatien poursuit ce curateur en 1899 pour se faire rendre des comptes de la gestion des biens de son gendre. Fait à noter, le demandeur dit agir dans l’intérêt des enfants de sa fille. Du point de vue de ce marchand, fort probablement, ce qui s’apparentait à un « bon mariage » a tourné au vinaigre.

Ce procès est l’occasion de décrier les compétences du curateur. Giroux est dépeint comme « […] un homme âgé […] qui n’a pas la notion des affaires, et [qui] manque d’aptitudes commerciales pour pouvoir prendre soin convenablement des biens de l’interdit ». Il serait l’homme de paille des frères de Donatien : « comme question de fait, ce sont les frères du dit P. Donatien Rolland, avec qui il n’est pas en très bons termes, et dont les intérêts commerciaux et pécuniers [sic] sont diamétralement opposés aux siens, qui ont la haute main sur la gestion [de ses] affaires… ». De surcroît, de l’avis de Donatien, des montants lui sont encore dus, en vertu de la dissolution de la société survenue en 1894 ; ses revenus auraient été réduits injustement et on ne le tiendrait au courant de rien…

La partie adverse prétend que le curateur est compétent et que les affaires de Donatien ne sont pas compliquées. Pour Raymond Préfontaine, maire de Montréal et beau-frère de l’interdit, ce dernier a dilapidé son capital : « […] et nous avons vu qu’il fallait user de beaucoup de précaution pour pas que [sic] l’interdit soit entraîné à la misère… ». Interrogé sur le maintien de l’interdiction judiciaire, alors que Donatien ne possède plus rien dans la société commerciale, Damien, maintenant président de la compagnie de papier, évoque la conduite passée de son frère, la possibilité de dettes nouvelles ainsi que sa participation dans la compagnie (10 000 $, lui rapportant 750 $ par an).

Homme de paille ou non, le curateur passe un mauvais quart d’heure au tribunal aux mains de la poursuite. Il craque et se met à pleurer. L’homme n’a manifestement pas étudié sérieusement les affaires de son « protégé ». Toutefois, à l’issue du procès, la requête est déboutée, le juge se basant pour ce faire sur la simplicité des actifs de Donatien (son salaire et ses parts de compagnie). Il établit en outre que la compétence du curateur n’est pas vraiment remise en cause. Cette décision est confirmée en révision en 1904[55]. Donatien a été relevé de son interdiction dans l’intervalle, en 1902.

Il décède peu de temps après, en 1907, en état de déconfiture financière. Sa veuve (Henrietta) renonce à la succession, tant pour elle que pour ses enfants[56]. L’inventaire des biens montre un train de vie bourgeois, du moins en façade. Le contenu d’une résidence d’environ 15 pièces, sur l’avenue De Lorimier, y est détaillé. Bronzes, ameublement de boudoir en acajou et en cuir, ameublement de salle à dîner en ébène, buffet en argenterie… Mais derrière ce masque de confort se cache une situation financière difficile. Les dettes de Donatien sont nombreuses. Cet inventaire révèle par ailleurs ce qu’il est advenu des actions détenues par celui-ci dans la compagnie de papier Rolland, ou du moins d’une partie d’entre elles. Ces actions représentaient une pièce importante de son patrimoine et de l’héritage paternel. En fait, elles auraient été « transportées » à des membres de sa famille, soit à deux de ses soeurs et à un beau-frère, comme garanties de prêt. Puisque ces actions ne figurent plus dans l’actif de sa succession, les prêts consentis n’ont probablement jamais été remboursés. Le défunt se trouve même débiteur pour 6000 $ envers le commerce J.-B. Rolland et fils[57]. Au total, sa succession affiche un déficit de près de 13 000 $[58].

Ce décès relativement précoce, au début de la quarantaine, vient en quelque sorte parachever la relégation de cet héritier aux marges de la famille et des entreprises de la lignée. Si Jean-Baptiste Rolland a voulu cimenter travail, entreprise et rapports familiaux, à la toute fin de sa vie, ce projet successoral n’allait pas nécessairement de soi. Des rapports de force conjoncturels et les attitudes différentes de ses fils vinrent contrecarrer son projet de reproduction sociale.

En 1908, Octavien n’a plus d’actions non plus dans la compagnie de papier, à la différence de ses deux frères, Damien et Stanislas[59]. Il possède cependant le titre de vice-président à la même époque[60]. Damien et Stanislas, pour leur part, font leur marque dans les recueils biographiques d’hommes célèbres du temps. Leurs nombreux titres témoignent sans conteste d’une appartenance à l’élite socio-économique du Québec d’alors. Par exemple, le Canadian Who’s Who de 1910 attribue à Damien la présidence de J.-B. Rolland et fils, celle de la compagnie de papier Rolland ainsi que des directions de compagnies d’assurances, tout en relatant son passage par divers postes politiques municipaux, entre autres activités[61]. Stanislas est présenté en 1928-1929 comme le président du conseil (chairman of the board) de la compagnie de papier Rolland ; il est également le détenteur d’autres postes de direction importants[62].

Le début du XXe siècle : déclassement de certaines branches et conflits testamentaires

Le début du xxe siècle voit la cohésion de la lignée affectée par le passage du temps. L’affirmation paraît triviale. Mais le remplacement des générations par d’autres fait monter sur scène des individus moins liés aux oeuvres familiales. Aussi, des clauses testamentaires nécessairement de plus en plus anciennes constituent toujours, alors, des paramètres importants de l’organisation de la « formation sociale » des Rolland. Ces clauses risquent d’être en décalage avec l’expérience des acteurs familiaux. G. E. Marcus a décrit ces phénomènes de désagrégation relative des lignées, moments propices aux disputes[63].

Nous avons pris note du déclassement de Donatien et du retrait relatif, en tant qu’actionnaire, d’Octavien. D’autres descendants mâles sont mis à l’écart à la fin des années 1910, en raison de leurs attitudes dépensières. Deux fils de Damien perdent leur capacité civile, à un an et demi d’intervalle. Damien Barnabé (Damien fils), désigné comme « commis », dilapide, dit-on, son salaire et les revenus légués par son père. Ces revenus proviennent d’actions de la compagnie de papier et de la Banque d’Hochelaga, dont Damien père était directeur. Les revenus tirés de « […] la vente de la propriété de feu son père, rue St-Denis… » sont aussi en danger. Il joue aux courses de chevaux et « […] depuis quatre ans il s’est acheté trois automobiles assez dispendieuses qu’il a toutes trois revendues avec perte ». Il a également endossé des billets pour des amis, ce qui s’est retourné contre lui. Ses dettes s’élèvent à 1500 $[64]. Si ce montant n’est pas énorme pour son milieu, ses proches jugent probablement inconcevable que ce fils de famille, vu la notoriété de son patronyme et les avantages qui étaient les siens, se retrouve ainsi en mauvaise posture.

Damien fils laissera derrière lui une succession nettement moins riche que celle de son père[65]. Son testament, fait en sa demeure d’Outremont en 1920 la veille de son décès, prévoit pour l’essentiel le legs de deux polices d’assurances. L’une, de la valeur de 2000 $, échoit à sa femme. L’autre, de 5000 $, est léguée à cette dernière en fiducie (elle sera donc l’administratrice de cette somme), « […] pour l’éducation et l’instruction de [ses] deux enfants, [J.] Rolland et [L.] Rolland… » Le reste de ses biens est transmis en usufruit à sa femme, la propriété passant ensuite aux enfants. Elle doit cependant, pour profiter de ces clauses, renoncer aux avantages qui lui ont été accordés dans son contrat de mariage[66].

Son frère Léon, « industriel de la ville de Montréal-Est », se voit adresser le même genre de reproches et subit le même sort[67]. Évidemment, ces écarts de conduite n’ont rien d’absolu et leur construction relève des normes comportementales strictes de la bourgeoisie et de la conjoncture propre à la famille. Néanmoins, rien ne nous empêche d’identifier là des cas de déclassement social, en regard du rang occupé par certains ascendants. D’autres rejetons de la lignée se retrouvent en mauvaise posture au fil des décennies. Gabrielle B., fille d’un marchand de Kamouraska, obtient une séparation de corps contre Jean Damien Rolland après deux ans et demi de mariage, en 1940. Mauvais traitements et refus de pourvoir sont évoqués. Fils de Damien fils (l’interdit) et petit-fils de Damien père[68], le défendeur se dit sans le sou et sans travail au cours du procès. Gabrielle poursuivra donc sa belle-mère pour en tirer une pension alimentaire de 100 $ par mois[69]. L’accumulation d’échecs sur deux générations, comme ici, vient parfaire le déclin symbolique et matériel de certaines branches de successeurs.

Le déclassement social des rejetons mâles n’est pas généralisé, loin s’en faut, même s’il est difficile de dresser un portrait exact du destin de tous les petits-fils de Jean-Baptiste. L’entreprise est plus ardue du côté des branches moins dominantes, soit celles issues des filles du patriarche, de Donatien et d’Octavien. Les deux autres fils de Damien père, pour leur part, réussissent à faire leur marque parmi le vedettariat économique du Québec des années 1920. Jean-Pierre et Émile font l’objet d’une notice dans les Biographies canadiennes-françaises, publiées en 1922. Jean-Pierre, « industriel », est notamment vice-président de la compagnie de papier Rolland. Émile, récemment décédé à 41 ans, est présenté comme imprimeur et président de la « compagnie J.-B. Rolland & fils » (l’ancien commerce de librairie-papeterie, transformé en compagnie), entre autres choses[70]. Un recueil biographique de 1950 montre aussi que les postes de direction de la compagnie de papier sont alors détenus par des descendants de Damien père et de Stanislas[71]. La managerial revolution du début du xxe siècle, i.e. le processus de séparation entre la propriété des entreprises (par la détention d’actions, entre autres) et les tâches de direction (assumées de plus en plus par des gestionnaires professionnels)[72], ne s’est pas concrétisée chez les Rolland, du moins pas dans son entièreté. Ils auraient donc bien négocié cet aspect de la transformation du capitalisme. Mais comme on le constatera plus loin, la fin des années 1930 vit pour un temps le contrôle de la compagnie échapper à la lignée.

Les parcours individuels, traduisant une mobilité sociale ascendante ou descendante, ou bien une sorte d’équivalence en regard du statut atteint par le père, ne constituent pas la seule perspective permettant d’interpréter l’histoire de la lignée des Rolland. On l’a vu, la transmission des biens charpente également, de manière substantielle, cette trajectoire. En vertu du testament de Jean-Baptiste, les biens familiaux ont une diachronie qui leur est propre. Et ils « possèdent » en partie les héritiers, du fait de leur influence sur les rapports interindividuels et sur les conflits expérimentés par la lignée. Démêler les aspects testamentaires et financiers qui sous-tendent un parcours comme celui des Rolland est parfois malaisé. Des procès civils offrent toutefois un éclairage très utile sur le sujet.

George E. Marcus a bien cerné le rôle joué par le droit dans le cadre de la transmission des biens entre générations de dynasties d’affaires, notamment par l’entremise d’instruments comme les trusts (fiducies). L’autorité du patriarche entrepreneur finit par être remplacée par des normes et mécanismes juridiques, qui deviennent dès lors des normes familiales, en tant que données centrales de l’organisation du groupe[73]. Ces normes juridiques, apparemment, pourraient stabiliser les choses. Ce serait négliger les effets parfois délétères de la diachronie. Les dernières volontés de Jean-Baptiste datent de 1885. Or, elles font l’objet de débats féroces durant les années 1920-1930, soit plusieurs décennies après leur formulation. Ces dispositions testamentaires, aussi précises soient-elles, n’ont à long terme pas apporté de stabilité au milieu des rapports familiaux. Au contraire, leur complexité même et le rapport au temps qu’elles imposaient à la descendance contenaient déjà, pour partie, les germes de conflits à venir.

Le partage effectif des biens entre petits-enfants est reporté au décès du dernier enfant du testateur, ce qui peut impliquer un laps de temps considérable. Cet événement aura lieu dans une conjoncture familiale renouvelée. Dans le cas des petits-enfants, la logique intégrative du testament s’applique avec moins de force. Pour plusieurs, seul le lien juridique et successoral demeure entier ; le rapport à l’entreprise n’est plus présent dans certains cas. En somme, les générations se succédant les unes aux autres, la lignée court un fort risque de « désynchronisation ». Cela en regard de la cohérence, de l’intégration des logiques familiale, patrimoniale et entrepreneuriale au sein du testament de Jean-Baptiste. Ce genre de conjoncture est propice aux tensions et conflits. Les Rolland en font l’épreuve durant les années 1920 et 1930.

Fait intéressant, le procès-fleuve de cette époque est le fait de Camille, fille de Donatien, joueur inférieur et dominé de la fratrie de la première génération d’héritiers[74]. Cette descendante, bien qu’à l’écart du monde des affaires et de l’industrie, en raison de son sexe et des échecs de son propre père, n’a pas perdu toute « capacité de nuire », i.e. de remise en question de la dynamique familiale. Elle peut toujours compter sur la stricte qualité d’héritière, statut qui ne prend pas appui, dans son cas, sur un lien direct avec le testateur[75] ou sur une implication dans les entreprises familiales.

Le litige va durer près de huit ans, de 1928 à 1936. La poursuite tourne autour de deux questions précises. Primo, qu’est-il advenu des 10 000 $ donnés en « avancement d’hoirie » et dont les enfants de Jean-Baptiste devaient « faire rapport », i.e. retourner à sa succession après usage, avant le partage ultime ? Ce retour aurait été « oublié »[76] … Selon l’avocat de Camille, les exécuteurs testamentaires devraient faire rentrer dans la masse de la succession ces avances faites aux enfants ; elle aurait également droit aux revenus produits par ces mêmes avances. Secundo, aspect crucial, ce qui doit être rapporté, est-ce bien un montant de 10 000 $ par enfant ou bien les actions achetées originellement avec ce montant de 10 000 $, actions dont la valeur s’est démultipliée depuis ? Le fait que ces actions soient passées sous la gouverne de Damien père et de Stanislas est également dénoncé. Si ce sont les actions achetées à l’époque qui doivent être « rapportées », en tenant compte de leur valeur actuelle, près de quatre décennies plus tard, cela change tout du point de vue mathématique. Les sommes en jeu passeraient de 80 000 $ (huit avances de 10 000 $) à 4 000 000 $ ! D’ailleurs, en dehors des capitaux investis dans l’entreprise sous forme d’actions, l’actif de la succession de Jean-Baptiste n’est pas très plantureux, du moins du point de vue de la grande bourgeoisie. Il s’élevait à « seulement » 24 000 $ en 1916[77].

La cause se rend en 1931 devant le Conseil privé de Londres. Il est décidé que Camille aura droit à une part des revenus produits par la succession, en attendant que le dernier enfant décède. Une somme de 80 000 $ doit être réintégrée à la succession, et non la valeur qu’ont prise au fil du temps les actions remises au départ aux héritiers[78]. Par la suite, Camille contestera le compte produit par les exécuteurs testamentaires pour indiquer la manière dont la succession a été gérée[79]. Nouveaux passages devant la Cour supérieure et la Cour du banc du Roi : Camille reçoit en avril 1936 un montant de 23 000 $, en règlement final de tout ce qu’elle pourrait prétendre recevoir de la succession de Jean-Baptiste[80]. Les archives familiales contiennent une correspondance très touffue consacrée au règlement de ce problème. À la fin des années 1930, des arrangements sont conclus entre les descendants et les exécuteurs testamentaires, pour libérer les premiers de tout ce qui pourrait devoir être remis à la succession[81]. Le règlement de l’affaire aurait occasionné des frais judiciaires très substantiels, de l’ordre de 110 000 $, de 1935 à 1941 uniquement[82]. L’année 1941 marque probablement la fin du règlement de la succession de Jean-Baptiste[83].

La fin des années 1970 : l’affaire Dessalu

Retournons un moment sur la scène entrepreneuriale. Trois frères, fils d’Olivier Rolland, lui-même fils de Stanislas, vont concentrer entre leurs mains le contrôle de l’entreprise papetière au milieu du xxe siècle. Il s’agit de G., R. et L.[84]. À l’inverse des procès des années 1930, cette prise de contrôle est l’oeuvre de descendants d’un des fils « dominants » de Jean-Baptiste, soit Stanislas.

Selon ce que raconte G., la compagnie est demeurée familiale jusqu’en 1928[85], c’est-à-dire qu’elle n’a été composée jusque-là que d’actionnaires Rolland, état de chose qui aurait alors changé[86]. Des pièces financières révèlent aussi des transferts d’actions entre membres de la famille, notamment en direction de Stanislas (les indices sont indirects[87]), ou tout simplement des ventes d’actions, cette année-là[88]. Stanislas se serait entendu avec Royal Securities Corporation pour tenter d’obtenir le consentement des actionnaires familiaux en vue d’une vente[89], ce qui aurait été suivi d’effet, du moins pour une partie des actions[90]. Cet épisode survient dans un contexte particulier, celui d’une guerre des prix dans l’industrie du papier, à la fin des années 1920. La Rolland Paper Co. figure d’ailleurs en 1930 parmi les 23 sociétés papetières canadiennes les plus importantes, selon la liste établie par G. Piédalue[91].

D’après le récit de G., personne ne possédait d’actions en nombre suffisant pour dominer la compagnie de 1928 à 1936, mais la famille avait le mandat de continuer à administrer l’affaire au même moment[92]. De 1936 à 1941, Ward Pittfield, probablement lié à la maison de courtage Royal Securities Corporation[93], aurait eu la mainmise sur la compagnie par l’entremise d’un voting trust[94], un regroupement d’actionnaires suffisamment important pour contrôler l’entreprise. Ce type de prise de contrôle d’une entreprise papetière, dans le contexte difficile des années 1930, ne semble pas unique[95]. Olivier Rolland aurait fait une « longue dépression » au début des années 1940, en raison de son exclusion du voting trust en question. Toujours d’après G., « notre père nous inspira alors la détermination de reprendre dans la famille le contrôle perdu en 1928[96] ».

En 1944, Olivier vend à chacun de ses trois fils 2000 actions de la compagnie. G., R. et L. unissent alors leurs forces dans un « syndicat de contrôle ». Au moment de la signature de l’acte notarié à cet effet, G. est ingénieur civil, L. lieutenant dans la marine et R. étudiant. Les trois frères mettent en commun les 6000 actions acquises de leur père le jour même. Une fois leur père payé, la moitié des dividendes devra servir à l’achat d’autres actions Rolland. Aussi, les trois frères devront voter de concert lors des assemblées des actionnaires. Les revenus tirés d’un immeuble serviront également au rachat d’actions[97].

G. accède à la présidence en 1952. L’un de ses projets, à partir de cette époque, fut de « […] former une compagnie qui serait incorporée, qui pourrait [survivre] indéfiniment, qui prendrait et garderait le contrôle de la compagnie Rolland[98] ». Le trio s’arroge finalement le contrôle de l’affaire en 1962, du fait, très probablement, d’une vente d’actions consentie par certains de leurs cousins, transaction de plus de trois millions de dollars[99]. La peur de la perte de la domination chèrement acquise, aux mains d’une autre compagnie, demeurera très vive chez G. par la suite[100].

La mémoire du père a donc apparemment joué un rôle important (aux yeux de G., du moins), dans ce retour au contrôle familial d’une entreprise industrielle. Cet épisode sert de mise en garde contre toute interprétation trop téléologique des biographies familiales. L’histoire des lignées appartenant à l’élite peut être faite d’allers-retours. Si les liens entre famille, patrimoine et entreprise sont susceptibles de délitescence, l’histoire des Rolland présente un retour à une fusion de ces trois entités. Le tout sous l’égide, il faut le souligner, d’une seule fratrie de la troisième génération d’héritiers mâles de Jean-Baptiste.

Toutefois, les choses dégénèrent à la fin des années 1970[101]. Un litige exacerbé met à nouveau en cause rapports personnels, transmission des biens et capitalisme. La cohabitation de différentes logiques institutionnelles au sein des mêmes acteurs sociaux demeure malaisée. Si les temps ont changé, les « ingrédients » des conflits demeurent les mêmes qu’à la fin du xixe siècle et qu’au début du xxe siècle. Par contre, on assiste à une sorte d’inversion assez spectaculaire de l’agencement de ces données. Deux des trois frères (R. et L.) veulent reprendre le contrôle de leurs avoirs investis dans l’entreprise, pour préparer à leur guise leurs successions personnelles. Le testament de Jean-Baptiste Rolland, fondateur de la lignée, prévoyait avec autant de minutie qu’il est possible de faire durer l’alliance entre famille et entreprise. La période récente montre plutôt, a contrario, une volonté de se réapproprier cette capacité de tester et de disposer de ses biens, pour soi-même, et par le fait même de se retirer d’une intégration aux affaires jugée contraignante.

À cette époque, les trois frères sont rassemblés dans un holding nommé Dessalu, entité contrôlant 51 % des actions votantes de Rolland. G. est le détenteur d’actions dominant. Par une requête en justice, R. demande la dissolution du holding et la distribution des actifs aux partenaires. Il invoque le contrôle excessif exercé par G. et la nécessité de planifier sa propre succession, au profit de ses héritiers. Dans une lettre, R. plaide auprès de G. : « ce que je veux éviter c’est de laisser à mes enfants un héritage qui risquerait de traîner dans le rouge pendant plusieurs années plutôt qu’un actif clair et net. C’est le seul but de ma présente démarche. » Ailleurs R. et L. affirment que, « quant aux motifs de nos démarches, ils vont depuis la nécessité, pour nos successions, de régler dettes et droits successoraux jusqu’à la liberté, que nous considérons primordiale, de jouir et de disposer à leur guise des biens transmis. Nous ne voulons pas que nos héritiers soient à la merci des tiens. » Ce qui serait le cas, selon eux, si leur association était maintenue. Les tensions sont vives.

Ce désir de retrait entre directement en conflit avec la logique du holding familial. G. explique le rôle de Dessalu comme une « […] incorporation qui perpétuerait le contrôle et empêcherait justement qu’un d’entre eux ne puisse jamais le détruire ». Toujours selon G., « la source de frustration provient plutôt de la différence entre l’attitude de G. qui considère une corporation comme une entité qui survit aux personnes et qui veut perpétuer la survie d’une compagnie, et celle de R. qui essaie d’en sortir ». Des fins personnelles comme une planification successorale ne sauraient légitimement interférer avec le fonctionnement du holding. Il exprime son point de vue au moyen d’une métaphore culinaire :

Accéder à la requête telle que présentée par [R.] semble une question bien simple. Il voudrait tout simplement que [G.] sorte de son frigidaire les oeufs que lui, [R.] lui a prêtés il y a 18 ans. Mais en étudiant tout ce qui est arrivé depuis, il semble que [G.], [L.] et [R.] ont fait d’un commun accord une omelette avec les oeufs. Et dans cette optique, il est normal qu’il ne puisse reprendre ses oeufs et qu’il doive continuer à vivre comme les deux autres frères avec leurs morceaux d’omelette !

L’individu, même propriétaire capitaliste, devrait selon cette logique céder la préséance à la personnalité juridique et à la longévité de la compagnie comme entité. Cela rappelle, sous une autre forme, le testament de Jean-Baptiste. Dans ce montage successoral, en quelque sorte, les fils étaient aussi « légués » à la personnalité juridique de l’entreprise.

Cette dispute, au demeurant, est l’occasion de jauger la capacité des protagonistes à l’aune de l’éthique capitaliste. Donatien avait fait les frais d’une telle évaluation. Les individus concernés ne sont pas de même force. L. est endetté de manière substantielle auprès de sa banque et préférerait « s’amuser avec l’argent » selon G. ; R. aurait dû vendre sa maison et son voilier au début des années 1970, en raison de certaines difficultés[102]. G. explique l’incompréhension de R. envers les réalités du monde des affaires, en invoquant notamment « […] que le requérant s’est exclu lui-même de l’administration de Dessalu Limitée parce que son curriculum classique et universitaire ainsi que ses connaissances particulières le dirigèrent de son choix vers des activités complètement en dehors des cadres de l’administration quotidienne d’une compagnie de papier… » G. détaille le parcours de son frère en ces termes :

Un mot sur son expérience. Après un baccalauréat, il entre en religion chez les Jésuites. Ceci dura un an. Par la suite, il fit un stage d’un an en commerce et un an en architecture. Il entra ensuite en lettres à l’Université de Montréal, obtint une licence. Il fit ensuite un stage à l’Université de Paris d’où il obtint un doctorat ès lettres. Il fut ensuite successivement professeur de littérature au Collège Ste-Marie et à l’Université de Colombie-Britannique, directeur des programmes à Radio-Canada, membre du bureau du premier ministre à Ottawa et éditeur de livres français avec la firme Reader’s Digest.

Outre un éloignement patent du monde des affaires, on peut soupçonner que ces fréquents changements d’occupation ne sont pas des marques de réussite, aux yeux de G. Ce dernier, ingénieur civil de formation[103], met en relief de son côté l’efficacité de son travail comme directeur général, en regard de la croissance du chiffre d’affaires et des bénéfices de la compagnie depuis les années 1950.

En Cour supérieure, en 1980, la demande de dissolution du holding présentée par R. est déboutée, notamment parce que les deux frères « dominés » avaient au départ consenti au contrôle exercé par G. Surtout, la perte de confiance dans une compagnie doit être évaluée, en droit, en regard de la manière dont elle conduit ses affaires, et non en fonction d’une conjoncture privée, personnelle. Les normes entrepreneuriales l’emportent donc. R. porte le jugement en appel. Le litige prend fin par une transaction.

Conclusion

Nous avons fait ressortir les moments forts de l’histoire de la « formation sociale » Rolland. Les dernières volontés du patriarche se trouvant à l’origine de l’ascension sociale de la lignée, Jean-Baptiste, rappellent les collaborations père-fils (récompensées par certains transferts de biens) et prévoient la poursuite des affaires par des héritiers bien intégrés aux entreprises familiales. Quelques années après son décès, cette cohésion familiale éclate. Donatien est mis à l’écart par ses frères en raison d’attitudes peu respectueuses du credo bourgeois d’une saine gestion des avoirs et d’un travail assidu. Au début du xxe siècle, la lignée se ressent de la multiplication des héritiers : certains ne réussissent pas à reconduire la réussite des ascendants, alors que d’autres en maintiennent le statut social. Les effets pervers de clauses testamentaires autant précises que compliquées donnent aussi toute leur mesure. De quelle manière fallait-il réintégrer dans la masse successorale, quelques décennies plus tard, certains avantages concédés par Jean-Baptiste à ses enfants ? Sur le front capitaliste, si la compagnie échappe pour un temps à un contrôle familial effectif, trois fils d’Olivier Rolland vont unir leurs efforts pour en reprendre les rênes durant les années 1950 et 1960. Cela avant de s’entre-déchirer à la fin des années 1970, en raison des contraintes allant de pair avec cet effort commun. Contraintes jugées trop importantes par deux des trois frères concernés.

La trajectoire des Rolland peut être analysée du point de vue de la symbiose ou, au contraire, de l’éloignement de trois logiques institutionnelles : celles de la famille, de l’héritage et de l’entreprise capitaliste. La cohabitation de ces données chez les mêmes acteurs est source de tensions. Et plusieurs facteurs favorisent les conflits ouverts : rapports de force interpersonnels, attitudes différenciées des héritiers, entraves liées à la transmission des biens et aux formes capitalistes de la propriété. Les périodes d’accalmie, dans le parcours de cette dynastie d’entrepreneurs, correspondent à des moments de concentration du capital et du pouvoir où, de plus, des successions ne font pas sentir leurs effets parfois délétères, par une complication trop marquée des rapports entre biens et descendants. Les années précédant le décès de Jean-Baptiste et les débuts de la mainmise des trois fils d’Olivier sur la compagnie de papier constituent les moments les moins conflictuels de l’histoire des Rolland.

Les conflits qui ébranlèrent ponctuellement la formation sociale Rolland prirent deux formes. Certains furent vécus sur un mode interpersonnel. Là, la réussite inégale des individus et l’adaptation variable au monde des affaires purent conduire à l’exclusion d’un proche ou, du moins, à des manoeuvres de dénigrement. D’autres disputes ont un caractère plus structurel. Elles renvoient à l’agencement plus ou moins commode de différents rythmes et temporalités : ceux du parcours individuel, de la succession des générations, de la dévolution des biens et de la propriété de l’entreprise. La manière dont les individus, les familles et les institutions tentent de durer, de s’inscrire dans la durée, jouerait donc un rôle important dans la survenance de conflits dans la sphère privée.

Reste que la transmission des biens joue un rôle névralgique dans cette histoire. Les dernières volontés de Jean-Baptiste Rolland pèsent lourd sur la lignée jusque dans les années 1930 ; à l’inverse, le dernier conflit familial étudié (celui ayant eu lieu dans les années 1970) tourne autour d’une volonté de reconquête de la liberté propriétaire et testamentaire, par certains descendants. Cette dispute récente nous invite à interroger le rôle de la transmission des biens au xxe siècle, dans les processus de reproduction sociale de la bourgeoisie.

Le rôle changeant des héritages dans la reproduction sociale des élites québécoises au xxe siècle demeure un objet historique très peu fouillé[104]. L’influence de multiples facteurs doit être soupesée : composition changeante des fortunes, effets de la Crise économique des années 1930, concentration des entreprises et montée du pouvoir financier, diffusion du salariat et diversification des occupations parmi la bourgeoisie, importance nouvelle du capital scolaire et technique, essor de la culture de consommation et de nouvelles formes d’individualisme, mise en place de l’État providence. Pour A. Gotman, le salariat et l’État providence ont fait en sorte que les générations ne furent plus liées solidairement au moyen de l’héritage : « […] le contrat intergénérationnel est sorti de la famille pour être régulé à l’échelle de la collectivité[105] ». Il n’en demeure pas moins que les héritages et le patrimoine purent conserver un fort potentiel conflictuel, comme le montre l’ultime guerre ouverte entre certains descendants de Jean-Baptiste. Attrait envers des capitaux alléchants, mémoires divergentes et désignation intéressée du proche comme incompétent ou nuisible se sont probablement bien maintenus dans la durée.