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Bien qu’il soit publié dans une collection portant sur l’histoire militaire canadienne, l’ouvrage de Serge Marc Durflinger interpelle de plusieurs façons l’histoire et les études urbaines au Québec. C’est à partir de cette perspective que j’ai fait la lecture de cet excellent ouvrage dont l’objectif est de mettre en lumière les formes d’engagement de la communauté de Verdun en banlieue de Montréal à l’effort de guerre durant la Deuxième Guerre mondiale. Comment la guerre a-t-elle transformé la ville et l’expérience urbaine et comment la ville – entendue ici dans ses dimensions politiques, sociales, culturelles et économiques – a-t-elle favorisé l’effort de guerre ?
Divisé en huit chapitres thématiques, en plus de l’introduction et de la conclusion, l’ouvrage de Serge Durflinger met l’accent sur les particularités sociales et culturelles de la population de Verdun sous l’angle de la présence de deux groupes linguistiques et religieux. En examinant comment les habitants et les dirigeants d’une ville répondent aux défis que pose la guerre sur le front intérieur, Durflinger nous fournit un portrait précis des formes d’engagement à l’échelle locale. Son analyse met en lumière le sentiment d’appartenance territoriale et le dynamisme sociocommunautaire élaborés à Verdun durant les années de guerre.
Selon les critères classiques utilisés en sociologie urbaine pour définir une ville (taille, densité, diversité sociale et fonctionnelle), on doit constater que durant la période étudiée, il manque un attribut fondamental à Verdun, à savoir celui de la diversité fonctionnelle. Pour autant, on ne peut pas considérer Verdun comme une banlieue monofonctionnelle. Son cadre bâti résidentiel dense est analogue à celui des quartiers centraux montréalais et sa composition sociale (en termes de classe et d’origine ethnique) est aussi diversifiée que celle d’une grande ville. Ainsi, avec plus de 67 000 habitants en 1941, la densité de population – qui atteint plus de 11 000 habitants au km2 – et la diversité sociale sont au rendez-vous. Un autre élément définitionnel de l’urbanité concerne la nature des relations impersonnelles qui prévalent dans les villes. Ainsi, l’anonymat est un trait recherché et le contact avec l’autre se fait d’une manière plus distante, voire indifférente. Si l’on définit l’urbanité à partir de ces traits distinctifs, on peut questionner le caractère urbain de Verdun, compte tenu de la vie communautaire dynamique que fait ressortir Durflinger. Dans une ville composée à 90 % de locataires, la Seconde Guerre mondiale nourrit un très fort sentiment d’appartenance et la participation de nombreux Verdunois d’origine britannique à la guerre – notamment en tant que combattants – témoigne de liens sociaux étroits. Comme le montre l’auteur dans son analyse, d’autres notions comme celles d’ethnie, de classe ou de genre ont une valeur explicative plus grande que la notion d’urbain à proprement parler pour comprendre la nature des transformations que subit Verdun entre 1939 et 1945. En bref, Verdun correspond à un modèle hybride qui a les propriétés physiques d’une ville (son cadre bâti, sa densité, une certaine autonomie politique) tout en affichant les caractéristiques d’une communauté (community) sur le plan social et territorial.
L’ouvrage Fighting from Home soulève plusieurs questions relatives à Verdun comme communauté. La première concerne son statut de municipalité indépendante de la ville-centre de Montréal. Des travaux dans le domaine de l’histoire de la banlieue et des régions métropolitaines ont montré la diversité des stratégies municipales pour orienter le développement urbain. D’une manière assez typique, comme le mentionne Durflinger, les élus locaux de Verdun préconisent une saine gestion municipale visant à maintenir bas les impôts fonciers et à éviter l’endettement. Il reste que les autorités locales de Verdun jouent un rôle proactif qui déborde largement leurs compétences habituelles. Ainsi, de nombreuses actions sont entreprises pour soutenir et valoriser l’effort de guerre : la création d’un fonds de cigarettes, le prêt des installations sportives/communautaires à l’armée, le choix d’un nom pour une frégate, etc. Cela dit, les stratégies élaborées et les discours qui sous-tendent leur légitimation sont répertoriés à partir des archives municipales et des journaux locaux, ce qui nous fournit un portrait un peu complaisant.
La deuxième question traite des impacts de la Seconde Guerre mondiale sur l’économie de Verdun et du Grand Montréal. Bien qu’il soit clair que les autorités locales de Verdun aient cherché à aménager un milieu de vie exempt des nuisances engendrées par les zones de production industrielle – elles acceptent tout de même d’accueillir temporairement une usine de munitions –, d’autres villes de la région métropolitaine ont eu une stratégie différente en attirant des entreprises afin de diversifier leur assiette fiscale. Comment les autorités locales de Verdun percevaient-elles ce type d’intervention de la part de villes concurrentes ?
L’accueil d’entreprises industrielles m’amène à soulever une troisième interrogation, à savoir celle des déplacements pendulaires effectués quotidiennement par les travailleurs verdunois. En tant que ville-dortoir, Verdun affiche un déséquilibre entre le nombre de travailleurs et le nombre d’habitants. Tous les jours, des milliers de Verdunois quittent leur ville pour travailler dans les zones industrielles aménagées sur les rives du canal de Lachine. Déjà désertée par les milliers de volontaires qui se trouvent au front, la ville est aussi vidée le jour par les femmes qui partent travailler dans les usines de guerre. Quels sont les effets de ces mouvements quotidiens sur la vie communautaire de Verdun ?
Finalement, une dernière question concerne les relations intergouvernementales. En histoire urbaine, le rôle du gouvernement fédéral est souvent sous-estimé et l’ouvrage dont il est question ici nous rappelle avec force sa contribution en matière de développement urbain (par le biais des sociétés de la couronne comme Defence Industries Limited). Le pouvoir local n’est pas en reste. Très patriotique, l’administration municipale de Verdun participe à l’effort de guerre sur le front intérieur en permettant l’ouverture d’une usine de munitions pour fusils, où travaillent plus de 6000 personnes, majoritairement des Verdunois/Verdunoises. De plus, elle est active dans le domaine du logement qui traverse une crise majeure. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les rôles vont en quelque sorte s’inverser et ce constat ne s’applique pas seulement à Verdun. Ainsi, les programmes visant à procurer aux ménages un logement deviendront l’apanage des autorités supérieures (notamment du gouvernement fédéral), tandis que les municipalités seront particulièrement entreprenantes sur le terrain du développement économique.
L’analyse de Durflinger nous fournit plusieurs conclusions rigoureuses quant à la portée du conflit armé sur la vie quotidienne des habitants d’une ville de banlieue. Mais dans quelle mesure le cas de Verdun peut-il être considéré comme exemplaire ? À cet égard, compte tenu du nombre important d’anglophones nouvellement immigrés des îles Britanniques qui habitent à Verdun, on peut rappeler une donnée significative : durant la Première Guerre mondiale, cette ville génère le taux de recrutement de soldats volontaires le plus élevé au Canada et ce record se répète lors de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit là d’un critère valable pour procéder à une analyse approfondie de cette localité. L’histoire complexe rapportée par l’auteur nous offre aussi les assises nécessaires à la conduite d’études comparatives pour mieux comprendre les stratégies élaborées par des communautés contraintes à redéfinir leurs alliances ou leurs clivages dans des conjonctures difficiles.