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Je remercie Jean-Marie Fecteau pour sa critique si approfondie de mon livre. Ses réflexions stimulantes sur la nature fondamentale de l’historiographie québécoise, canadienne et occidentale (par exemple, quant à l’importance ou non de la démonstration empirique ; la possibilité de reconstituer de manière empathique la pensée et le vécu des acteurs historiques ; la pertinence analytique de l’histoire du quotidien) mériteraient un débat de fond, qui ne pourra se faire dans le cadre restreint de cette réplique. Je me limiterai donc, plus modestement, à répondre aux trois « apories » principales reprochées à la fois à mon livre et à l’historiographie en général.

Prenons d’abord les « figures imposées de l’analyse historique ». J’admets volontiers qu’une analyse structurelle de l’histoire du Québec ne saurait se limiter à la classe, au genre et à la race, car l’ethnie est un facteur aussi sinon plus structurant. D’ailleurs, en parlant des « structural biases built into the fabric of society », je précise que « ethnicity is the most evident of these in a colonized society. » (p. 290) L’ethnie est un facteur explicatif tellement important dans l’histoire du Québec qu’on la retrouve à travers mes analyses, non seulement des juges de paix, mais aussi de la police et des justiciables, et ce, bien au-delà des simples « statistiques de participation ou de recours à l’appareil ». On ne peut donc vraiment pas dire de mon étude que « les rapports de domination d’ordre ethnique n’ont pas droit à un tel traitement systématique », car ils forment l’une de ses trames de base, bien plus que la classe ou le genre. Les bémols que j’émets quant à l’influence de l’ethnie sur les rapports justice-société sont davantage en réaction à des déclarations comme : « Tout se passe comme si la justice du roi s’abattait surtout sur ses anciens sujets, se réservant la faculté, par moments, de faire des exemples parmi les nouveaux sujets francophones », ou encore : « post-conquest Quebec witnessed a boycott of the criminal justice system by its pre-conquest inhabitants[1] », affirmations que mes recherches empiriques m’ont amené à revoir.

Plus fondamentalement, mon insistance sur la classe, le genre et la race, comme celle de bien d’autres historiens, n’est qu’un effort toujours nécessaire de rééquilibrer une historiographie québécoise qui, trop souvent (j’exclus ici Jean-Marie Fecteau), a retenu l’ethnie comme unique facteur déterminant. Qu’on pense aux travaux influents d’André Morel, qui a formé des générations d’avocats à l’Université de Montréal et ne voyait que le conflit ethnique dans ses analyses du droit et de la justice sous le Régime britannique[2]. Qu’on lise l’article « Histoire du Québec » dans Wikipedia, section « Le Régime britannique (1763-1867) », qui ne présente que les rapports ethniques[3]. Qu’on parcoure le sommaire historique sur le site Web du ministère de la Justice, qui, pour la période 1763-1774, affirme que « le trait marquant de cette période demeure l’exclusion des “Canadiens” des postes clés dans le domaine de la gestion », mais ne fait aucune mention de classe, de genre ou de race[4]. Sans parler de la vision ethnocentrique de cette période souvent véhiculée par la presse[5]. Chercher à comprendre l’influence relative de la classe, du genre, de la race, ou encore de l’âge et de l’orientation sexuelle, sans pour autant négliger le facteur ethnique, n’est nullement se vautrer dans une complaisance quelconque. Il s’agit au contraire de combattre sans relâche, dans nos écrits, nos cours et nos interventions publiques, l’ignorance et l’aveuglement résultant d’une conception étriquée du sens même du passé québécois où tout est ramené à cet éternel combat national manichéen entre Français et Anglais ; tout en refusant d’occulter, à la manière de certaines interprétations lénifiantes, les très réelles tensions ethniques qui font partie intégrante de l’histoire du Québec et du Canada.

Passons à l’histoire par le bas, à l’expérience vécue. Ici encore, la critique de Fecteau me semble reposer davantage sur une mécompréhension de mon livre que sur une différence fondamentale d’opinion. Je ne nie aucunement l’importance d’analyser à la fois le vécu et l’institution : dès l’introduction, je précise que « To understand the experience of criminal justice, we must also understand the normative and administrative structures that shaped and constrained that experience. » (p. 6) Une bonne partie de mes travaux antérieurs ont cherché à effectuer la reconstitution empirique de ce cadre institutionnel, qu’il s’agisse du droit, des tribunaux ou des autres institutions étatiques[6]. D’ailleurs, je reconnais volontiers participer à une « intense empiricisation de la pratique historique » ; la preuve empirique, de l’institution comme du vécu, étant pour moi (et également, je crois, pour mon collègue Fecteau, aussi rigoureux que moi sur ce point) essentielle à toute histoire honnête. Les quatre chapitres de mon livre consacrés à la théorie et à la forme des institutions juridiques et policières démentent la notion selon laquelle « se mettre au contact de l’expérience des dominés perme[t] de faire l’économie de la “théorie”, ou des “formes” (cadres structuraux, institutions, représentations, normes) dans lesquelles s’insère ce vécu ». Quant à l’accent moindre placé sur le discours des élites (traité assez longuement tout de même), il découle aussi du fait que cet espace historiographique a déjà été exploré, notamment par Jean-Marie Fecteau lui-même.

La différence fondamentale entre mon point de vue et celui de Fecteau réside davantage dans le poids analytique, voire heuristique accordé à l’expérience, au vécu. Alors que cette perspective semble peu valable pour Fecteau, je crois au contraire avoir démontré qu’une analyse des institutions en tant que phénomènes vécus permet de porter un regard neuf sur les changements juridiques et institutionnels. Prenons par exemple la question fondamentale de la transition du droit français au droit anglais. L’approche positiviste, qui a si longtemps dominé l’histoire du droit au Québec, au Canada et ailleurs, ne permet aucun rapprochement entre droit continental et droit commun, entre système français et système anglais, car d’un point de vue théorique, ils sont entièrement différents. Or, une perspective expérientielle permet de nuancer cette différence. Si les mêmes crimes sont punis essentiellement de la même manière, quel est le changement réel vécu par la population ? Si les huissiers, les greffiers restent les mêmes, quel changement y a-t-il dans le visage du droit ? Je ne prétends aucunement qu’une telle perspective doive remplacer toute analyse de structures et de processus plus large, mais elle permet néanmoins de dépasser les interprétations simplistes de l’histoire juridique du Québec remontant à Lareau, à Garneau et au-delà.

La troisième « aporie », celle du « gradualisme historique », est peut-être celle qui me sépare le plus de mon collègue. C’est évidemment la vieille question de l’opposition entre continuité et changement. D’abord, je ne crois pas avoir effectué une lecture sélective de l’historiographie quant à l’immobilisme essentiel du système avant 1840. Fecteau lui-même parle de « blocage institutionnel » avant 1840, d’un système pénal qui reste « relativement intact », d’un droit criminel « virtuellement inchangé », d’« instruments de régulation sociale [qui] manifestent une remarquable continuité avec le passé ». Les changements qu’il identifie, notamment la croissance de l’utilisation de l’emprisonnement, se font en dépit de cet immobilisme institutionnel[7]. On pourrait puiser bien d’autres exemples dans l’historiographie de la justice et de l’État au Québec entre 1760 et 1840[8]. Sans répéter les arguments et les faits empiriques qui forment la base d’une bonne partie de mon livre, je crois avoir démontré que cette perspective de blocage institutionnel ne tient tout simplement pas la route.

Mais Fecteau ouvre aussi un second front : l’accusation de téléologie, qui dans mon cas se manifesterait par une recherche abusive des précurseurs de l’État dit « moderne ». D’abord, comme le montre mon livre, mes vues à cet égard ne sont en rien novatrices, notamment par rapport à l’historiographie anglaise, selon laquelle les réformes judiciaires et administratives du xixe siècle plongent précisément leurs racines dans le xviiie (p. 9-10 et 139). C’est cela, entre autres, qui explique la similitude apparente entre le Bas-Canada du début du xixe siècle et une partie de l’Angleterre (essentiellement Londres, certainement pas le Lancashire) de la deuxième moitié du xviiie : en Angleterre, ces innovations apparaissent plus tôt qu’ailleurs. Mais de manière plus fondamentale, je ne vois rien de téléologique, au sens strict d’explication des origines par le résultat final, dans l’exercice consistant à retracer les origines d’une institution ou d’un phénomène historique donnés. Comme historiens, nous bénéficions d’un regard rétrospectif et ironique qui nous permet de retracer le développement de phénomènes comme le capitalisme industriel, la démocratie libérale ou l’État-Providence et d’identifier les continuités et les ruptures dans les processus qui y mènent, sur la base d’une recherche empirique solide. Selon les résultats de l’analyse, on pourra déterminer que ces phénomènes apparaissent brusquement ou au contraire graduellement. Même David Phillips, dans l’article cité par Fecteau, cherche à nuancer la portée des réformes anglaises des années 1830 : selon lui, dans les campagnes, les juges de paix amateurs, symboles par excellence de l’Ancien Régime, s’adaptent très bien aux réformes et restent au pouvoir jusque dans les années 1880. Rejeter de telles nuances, comme semble le proposer Fecteau, mène à une histoire constituée uniquement de plateaux calmes entrecoupés de révolutions brusques, et conduit à mettre l’accent, à mon avis tout à fait injustifié car non appuyé par les preuves empiriques (que mon livre fournit amplement pour le cas inverse), sur le « changement radical » qui accompagnerait des événements politico-militaires (la Conquête, les Rébellions, la Révolution tranquille) ou encore socio-culturo-économiques (notamment le triomphe de l’ordre libéral-moderne). Il y a là un entêtement, démenti par les faits, que j’ai rejeté à travers mon livre et que je rejette toujours. En effet, comment ne pas reconnaître que les bases mêmes du système judiciaire des campagnes québécoises au xixe siècle, les juges de paix et les commissaires des petites causes, ne sont pas des inventions de l’État dit moderne mais remontent plutôt aux années 1810 et 1820 ? Comment ne pas voir le parallèle clair entre les magistrats de police salariés nommés entre 1810 et 1830 et les magistrats de police nommés après les Rébellions ? Comment ne pas situer (comme le fait d’ailleurs Fecteau lui-même) le début de la montée de l’emprisonnement comme mode de gestion du désordre urbain dans les années 1820 plutôt que 1840, si les registres d’emprisonnement nous le montrent ? Comment ne pas déceler les prémices de la moralité bourgeoise dans les règlements de police du début du xixe siècle, notamment quand ces règlements restent en place au-delà de la « rupture » des Rébellions ? Tout cela ne se limite nullement à des « traits superficiellement similaires » ; dans plusieurs domaines (et bien au-delà de « quelques réformes »), l’Ancien Régime expérimente déjà des solutions que l’État moderne récupérera par la suite, au Québec comme en Angleterre. Ne pas le reconnaître ferait véritablement reculer l’histoire ; ce qui n’est pas le cas des travaux novateurs de Fecteau sur le libéralisme de la deuxième moitié du xixe siècle.

Bref, bien que j’apprécie énormément l’analyse critique que Jean-Marie Fecteau a faite de mon livre, je suis en désaccord avec les interprétations qu’il donne de ma pensée, de mon argumentation et, plus généralement, de la période d’avant les Rébellions. Mais à lui le dernier mot.