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Traduction : Stéphane-D. Perreault, Red Deer College

Au xixe siècle, les Cantons de l’Est constituent une zone frontalière de colonisation sise à la limite des zones de peuplement plus ancien du Québec et des États-Unis. Il s’agit bien d’un lieu frontière, comme l’annonce le titre, un espace ouvert aux influences conjointes des cultures étatsunienne et britannique. Jack Little observe cette région durant sa phase de développement initial, de 1792 à 1852, et s’en sert comme laboratoire pour y expliquer l’absence de radicalisme social malgré sa proximité des États-Unis. Selon lui, les Cantons de l’Est forment un tampon où les visions sociales divergentes des États-Unis et de la Grande-Bretagne sont intégrées et adaptées aux circonstances locales. Cette zone frontière sert alors davantage comme un filtre que comme barrière, permettant la transformation de mouvements sociaux importés des États-Unis dans leur progression vers le nord.

Ce livre part de l’histoire religieuse pour expliquer les mouvements sociaux. Les dénominations protestantes qui essaiment dans la région durant la première moitié du xixe siècle subissent également l’influence des mouvements britanniques et étasuniens de renouveau évangélique. Leur expansion, à travers les efforts de missionnaires et les rassemblements de masse qu’ils animent, amène le développement d’une religion populaire résultant de ce brassage de populations et d’idées. Les missionnaires voient en cette zone de colonisation une terre à évangéliser, ce qui entraîne de leur part des efforts passionnés pour propager le message de salut propre à leur groupe. En mettant l’accent sur le développement religieux, Little souligne le rôle primordial de la religion dans la vie des Anglo-Canadiens au xixe siècle. Il ne s’agit pas que d’une structure sociale et d’une foi ; la religion agit également comme système local de gouvernance dans une région aux structures étatiques embryonnaires. Little croit que l’éthique volontariste propagée par ces mouvements religieux influence durablement la population locale qui réagira longtemps face à l’État en exigeant un contrôle local des institutions (p. x).

En première partie, Little dépouille les statistiques disponibles pour ces soixante années et dresse un portrait nuancé de la composition ethnique, nationale, religieuse et occupationnelle de la population des Cantons de l’Est. L’auteur souligne la diversité religieuse qui y règne, une situation qui s’apparente à celle du Haut-Canada de l’époque (p. 12). L’étude débute en 1792, mais seules les données du recensement de 1831 fournissent une idée précise du poids relatif des divers groupes, ce qui va pas sans poser certains problèmes méthodologiques. Néanmoins, Little observe la croissance et la répartition régionale des dénominations, soulignant au passage que certaines sont davantage concentrées dans certains cantons.

Jusqu’en 1815, la population des Cantons de l’Est croît très lentement, ce qui se reflète dans le lent développement institutionnel de la région. Ce constat marque la fin de la longue introduction de l’ouvrage, consacrée à définir l’identité protestante. L’auteur raconte ensuite l’épopée des missionnaires itinérants qui parcourent les Cantons pour desservir et convertir sa population dispersée. Ces hommes sont parfois affiliés à des Églises reconnues et parfois ils agissent de leur propre initiative, sur la base de leur propre interprétation de la foi. Plusieurs mouvements évangéliques originaires de l’Est des États-Unis parviennent jusqu’aux Cantons de l’Est, y trouvant un terreau parfois réceptif, parfois moins. L’Église anglicane, bien financée, étend son influence sur la région de manière durable. La guerre de 1812 et le climat de suspicion qui l’accompagne amènent un ralentissement de l’activité des missionnaires étasuniens. Les hostilités amènent un virage politique et créent un vide religieux que les sociétés missionnaires britanniques conservatrices s’empressent de combler (p. 51).

La deuxième partie du volume, qui débute en 1815 avec la fin du conflit armé avec les États-Unis, forme le coeur de l’analyse. Cette section est consacrée aux initiatives missionnaires de l’après-guerre. Les mouvements évangéliques étasuniens continuent alors leurs incursions dans la région, mais avec un succès mitigé. Des petits groupes congrégationalistes, baptistes, Quakers, universalistes, méthodistes de la nouvelle connexion et de frères chrétiens se forment dans la région. Les congrégations demeurent petites et locales. Ces groupes évangéliques affrontent la compétition des Millerites qui prêchent, vers la fin des années 1830, la damnation de la société et la fin du monde. Ceux-ci attirent les chrétiens évangéliques qui voient d’un mauvais oeil la hiérarchisation progressive, l’embourgeoisement et les changements doctrinaux de leurs Églises.

Les deux dernières parties du livre soulignent l’établissement des Églises méthodiste (Wesleyenne) et anglicane dans les Cantons de l’Est. Ces deux groupes y établissent des assises stables surtout après 1815 avec le soutien de sociétés missionnaires britanniques. Elles adaptent également leur stratégie missionnaire aux caractéristiques régionales. Ainsi, les méthodistes prennent la relève de plusieurs missionnaires itinérants originaires des États-Unis. De toutes les dénominations protestantes, c’est l’Église anglicane qui, grâce à sa forte présence institutionnelle à la fois dans le Haut et dans le Bas-Canada et au soutien de la Société pour la propagation de l’Évangile, remporte le plus grand succès.

Les méthodistes et les anglicans tirent également parti de leur lien avec la Grande-Bretagne. Leur conservatisme et leur identité britannique attirent car les États-Unis sont devenus suspects. La guerre de 1812 constitue pour la région une période charnière ; le rejet de l’influence évangélique étasunienne amène la formation d’une identité religieuse canadienne-anglaise. Ces deux Églises britanniques jouent donc un rôle important dans la perpétuation d’une identité liée à la Grande-Bretagne dans les Cantons de l’Est.

Les dernières parties de l’ouvrage en font la force. L’analyse détaillée des stratégies des méthodistes et anglicans après 1815 fait ressortir leur influence et la source de leur succès. Les autres groupes protestants servent en quelque sorte de faire-valoir à ces deux Églises. Les Cantons de l’Est apparaissent comme un champ de bataille missionnaire où le succès repose sur une combinaison de financement, de conservatisme politique et d’adaptation de la foi.

Cet important ouvrage souligne l’influence de la vie religieuse dans la société anglo-canadienne du xixe siècle. L’auteur y démontre clairement le rôle de premier plan que joue la religion dans le développement communautaire et identitaire des Cantons de l’Est. On souhaiterait simplement que la période qui s’étend de 1792 à 1815 jouisse d’un traitement aussi détaillé que la période suivante, ce que le titre suggère.