Corps de l’article

Parlant des Innus avec qui les Français sont en contact depuis la fin du xvie siècle, Champlain constate en 1624 : « l’on n’a point d’ennemis plus grands que ces sauvages[2] ». La formule surprend : elle semblerait mieux convenir aux Iroquois, identifiés depuis longtemps aux ennemis jurés de la petite colonie, qu’aux Innus, alliés des Français depuis 1603. Les propos de Champlain reflètent pourtant une réelle détérioration des relations franco-innues, marquées, dans les années qui suivent la fondation de Québec, par des menaces d’attaque, des actes de violence et des meurtres. Cette facette de l’alliance franco-amérindienne reste encore méconnue, quelques chercheurs n’ayant pas manqué de mentionner le phénomène, sans toutefois y consacrer de véritables analyses[3].

Les réflexions les plus élaborées à ce sujet l’ont été dans une perspective juridico-historique. Les meurtres de quelques Français par des Innus offrent, en effet, un terrain intéressant pour mesurer l’écart séparant les prétentions de la France en matière de justice et la réalité des rapports avec les Autochtones[4]. Ces analyses, qui insistent sur les difficultés des Français à imposer un nouvel ordre juridique dans la vallée du Saint-Laurent, s’inscrivent dans le prolongement de l’un des paradigmes dominants des études récentes sur les relations franco-amérindiennes, celui de l’alliance. À l’origine de développements majeurs dans le champ des études autochtones[5], ce paradigme a aussi engendré une réelle difficulté à penser l’inscription des Premières Nations dans un cadre colonial. Comme le soulignent quelques chercheurs, à vouloir trop insister sur l’égalité des acteurs amérindiens et européens, les études qui participent de ce courant tendent à sous-estimer la logique d’empire à l’oeuvre derrière les actions des Français[6].

Récupéré par le discours politique et commémoratif, le paradigme de l’alliance a donné naissance à des images presque aussi stéréotypées que celles véhiculées autrefois dans les manuels scolaires au sujet des Autochtones. Dans le discours récent, et c’est d’autant plus vrai lorsqu’il sert des fins commémoratives, la dimension coloniale est souvent évacuée au profit d’une vision à la fois magnifiée et anachronique, où dominent les attitudes de respect à l’égard de l’autonomie politique des Autochtones, voire de leur souveraineté. Le discours sur l’alliance franco-amérindienne de 1603, dont on a commémoré il n’y pas si longtemps le 400e anniversaire, illustre bien cette tendance. Évoquée régulièrement depuis quelques années, cette alliance symbolise maintenant la nature particulière des relations entre Français et Innus, des relations qui auraient été fondées sur le respect et l’égalité des partenaires[7].

Cette vision idéalisée contraste avec les éléments de la tradition orale des Innus, qui semble plutôt avoir conservé, jusqu’à une époque récente, le souvenir de relations conflictuelles avec les Français venus s’installer à Québec. Dans les récits recueillis par Sylvie Vincent, cette implantation est associée à des tensions, à des actes de violence et à des manifestations d’hostilité de la part des Français, désireux de chasser les Innus de cet endroit[8]. Il serait illusoire de chercher à rattacher cette tradition à des éléments précis du contexte historique[9], mais les parallèles avec les documents anciens, comme les récits de Champlain, ne sont pas sans intérêt. Ils invitent à tout le moins à relire l’histoire de la rencontre entre Français et Innus, en plaçant les conflits et les tensions au coeur de l’analyse plutôt qu’aux marges. C’est la perspective adoptée dans cet article, avec pour ligne directrice l’idée que les vives tensions qui secouent l’alliance franco-innue prennent tout leur sens dans la constitution d’un rapport de domination colonial, qui tend à s’étendre à des domaines fondamentaux de la souveraineté autochtone.

Dans l’historiographie canadienne, la mise en tutelle des Premières Nations est généralement associée au xixe siècle, période où s’institutionnalise le système des réserves et où sont adoptées les premières lois sur les Indiens. Le processus qui conduit à l’effritement de la souveraineté autochtone est toutefois beaucoup plus ancien. Inscrit en germe dans les textes des commissions accordées aux explorateurs et commerçants français des xvie et xviie siècles, il commence à se déployer dès les premières années qui suivent la fondation de colonies permanentes, en Acadie ou dans la vallée du Saint-Laurent. Largement influencées par les débats juridiques concernant les droits des Premières Nations, les réflexions sur cette question ont cependant eu tendance, au cours des dernières années, à se cristalliser autour d’un point, celui du statut juridique des Autochtones — étaient-ils les sujets ou les alliés des Français ? —, plutôt que de conduire à une véritable réflexion sur les modalités d’établissement d’un nouveau contrôle politique sur le territoire de la Nouvelle-France et sur les populations autochtones qui l’habitaient.

En revisitant l’alliance franco-innue, cet article ne vise pas à établir une date d’établissement de la souveraineté française sur le territoire — question qui fait l’objet de vives préoccupations juridiques depuis quelques années —, mais essentiellement à éclairer certains des mécanismes à l’oeuvre dans l’opération qui conduit le pouvoir colonial à baliser l’autonomie politique des Autochtones. Comment les Français parviennent-ils à s’imposer progressivement à leurs alliés et à les inscrire dans une relation de subordination sans avoir à recourir aux armes, sans avoir à les soumettre formellement ? Quelles sont les failles par lesquelles le pouvoir colonial peut s’infiltrer et étendre son emprise, de telle sorte qu’il lui soit encore possible de tenir le discours de l’alliance, tout en inscrivant les sociétés autochtones dans une logique coloniale ? Voilà les questions générales qui orientent ce réexamen des relations entre Français et Innus durant la première moitié du xviie siècle. Malgré les progrès très lents de la colonisation, ces années sont marquées par des changements importants dans les relations franco-amérindiennes. La fondation d’une Habitation à Québec en 1608 occupe une place importante dans cette période. Résultat du développement de la traite des fourrures, cette première empreinte significative des Français sur le territoire s’inscrit aussi dans un projet colonial, supposant l’affirmation et l’établissement progressifs d’une nouvelle souveraineté, qui ne peut se constituer que dans les vides créés par l’effritement de celle des Autochtones.

Les soubresauts d’une alliance

L’année 1603, qui voit la formalisation des rapports franco-innus dans le cadre d’une alliance commerciale et militaire, constitue le point de départ de l’analyse. La grande rencontre qui se déroule alors à Tadoussac marque la naissance d’une nouvelle alliance, dans laquelle les Innus jouent un rôle très important[10]. Les relations commerciales entre Français et Innus sont toutefois beaucoup plus anciennes. Elles remontent au moins aux dernières décennies du xvie siècle, voire aux années 1550, avec le développement de la traite des fourrures, qui, après avoir longtemps été associée à la pêche, devient progressivement une activité autonome à partir des années 1580[11]. Bien que certains marchands se soient aventurés plus à l’ouest, Tadoussac reste encore, au début du xviie siècle, la plaque tournante de ce commerce dans la vallée du Saint-Laurent. Chaque année, des dizaines de navires s’y présentent pour acheter les pelleteries des Autochtones. Les Innus, dont le réseau commercial s’étend loin à l’intérieur des terres, disposent alors d’une avantageuse position d’intermédiaires commerciaux, récoltant les peaux des nations éloignées, auxquelles ils donnent en échange une partie des précieuses marchandises achetées des Européens[12].

Après la fondation de Québec[13], la bonne entente franco-innue est renforcée par la participation de Champlain à deux expéditions militaires des Innus et de leurs alliés — Algonquins et Hurons — contre les Iroquois, en 1609 et en 1610[14]. Les rapports ne tardent cependant pas à se détériorer. Les premières tensions éclatent au grand jour en 1617, lorsque deux Français, partis pour une excursion de chasse dans le secteur du Cap-Tourmente, sont tués par deux Innus[15]. Le meurtre survient au printemps[16], mais les corps, ligotés, attachés à des pierres et lancés dans le fleuve, ne sont découverts qu’à l’automne suivant, après avoir été rejetés sur le rivage par la marée[17]. La vengeance est apparemment à l’origine de cette action, l’un des deux Innus, Chimeouriniou (ou Chourououny) [18], ayant été rudement battu par l’une des victimes[19]. À l’annonce de la découverte des corps, la tension monte rapidement. Les Français se retranchent derrière leur palissade de l’Habitation et en restreignent l’accès aux Innus qui, de leur côté, décampent rapidement des environs de Québec, par crainte de représailles[20].

La crise dure plusieurs jours, voire quelques semaines, les documents ne permettant pas d’établir une chronologie précise des événements. Selon le récollet Sagard, les Innus, assemblés à Trois-Rivières, avaient réuni quelque 800 guerriers dans le but d’attaquer les Français de l’Habitation et de « leur coupper à tous la gorge[21] ». Le projet, s’il était réel, avorta, les Innus n’arrivant pas à s’entendre sur la stratégie à adopter[22]. Ces guerriers auraient accompagné la délégation envoyée à Québec pour tenter de rétablir la paix avec les Français. Ils auraient attendu le résultat des pourparlers à environ une demi-lieue de l’Habitation[23]. Même s’il ne parle pas formellement d’un projet d’attaque, Champlain laisse entendre que les Innus avaient envisagé de chasser les Français[24]. Il précise d’ailleurs qu’une « multitude de Sauvages » encerclait l’Habitation lorsque la délégation innue se présenta à Québec.

La perspective d’une attaque-surprise des Innus est alors prise au sérieux. Celui qui commande le poste en l’absence de Champlain fait lever le pont-levis, et tous les Français prennent les armes, surveillant les mouvements suspects à l’extérieur de l’Habitation[25]. Certains Français, notamment les récollets, auraient souhaité que les coupables soient soumis à la justice française et mis à mort, mais les Français n’étaient pas alors en position d’imposer leurs conditions. Ni eux ni les Innus ne désiraient d’ailleurs ouvrir les hostilités : « la paix estoit necessaire à l’une et à l’autre des parties », écrit Sagard[26]. À l’été 1618, Champlain et les détenteurs du monopole commercial décident finalement « de couler ceste affaire à l’amiable » et de « passer les choses doucement[27] ».

Cette attitude pragmatique ne fait pas disparaître la méfiance ni les tensions. Champlain s’en fait l’écho, en 1623, lorsqu’il rapporte un autre plan d’attaque des Innus contre Québec et Tadoussac[28]. Chimeouriniou, qui avait trempé dans le meurtre des deux Français en 1617 et qui jouissait depuis lors d’une bonne réputation parmi les siens[29], aurait été l’un des principaux instigateurs de ce projet, qui ne donna rien de concret[30]. Dans la colonie, on prit cependant la chose au sérieux, suffisamment en tout cas pour qu’Émery de Caen exerce des pressions directes sur Champlain afin qu’il accorde publiquement son pardon à Chimeouriniou[31]. En 1627, la tension monte encore d’un cran, avec le meurtre de deux autres Français par des Innus. Cette fois, la crise se prolonge sur plusieurs mois, Champlain s’emparant de l’un des deux présumés coupables et refusant de le relâcher, malgré les compensations offertes par ses compatriotes. Il prévient les Innus que ses hommes ne sortiraient plus sans armes et que s’ils voyaient des Innus s’approcher d’eux sans leur consentement, ils ouvriraient le feu[32]. Pour « des raisons d’état », il interdit aux récollets de tenir de grandes cérémonies publiques à l’occasion du baptême des Autochtones, craignant que les Innus n’en profitent pour surprendre les Français[33].

Champlain ne relâche le présumé coupable qu’en 1629, quelques semaines avant de rendre Québec aux frères Kirke, qui, au service du roi d’Angleterre, en étaient à leur deuxième tentative pour s’emparer de son poste[34]. En le laissant partir, Champlain agissait surtout dans la crainte d’un coup de force des Innus, car les Français se trouvaient dans une situation précaire : « nous voyant foibles [et] desnuez d’hommes & de tout secours, ils [les Innus] eussent pu entreprendre sur nous[35] », écrit-il pour justifier son geste. Ses craintes n’étaient pas sans fondement, car en 1628 certains Innus avaient assisté les frères Kirke dans leur remontée du fleuve. Les guidant jusqu’au Cap-Tourmente, ils les avaient même aidés à piller les lieux. Depuis ce temps, plusieurs témoignaient « assez ouvertement un désir de changement », souhaitant le départ des Français dans l’espoir d’être mieux traités par les nouveaux venus[36].

La réponse des Français aux actions violentes des Innus témoigne certainement, comme l’ont souligné certains chercheurs, de leur incapacité à établir pleinement leur autorité sur les Autochtones. Ils ne parviennent pas, en effet, à imposer leurs lois et à châtier les coupables comme s’il s’agissait de véritables sujets de la France. Les mesures conciliantes — où s’entremêlent les modèles de justice français et amérindien — s’imposent rapidement et resteront de mise pendant tout le Régime français[37]. Cela indique bien les limites de l’autorité française à cette époque. Cependant, la perspective judiciaire ne donne qu’une vue partielle du processus par lequel les Français parviennent à effriter la souveraineté autochtone. Les mécanismes à l’oeuvre dans la constitution du rapport colonial apparaissent plus clairement lorsqu’on porte attention aux facteurs qui ont engendré cette poussée de violence plutôt qu’à la portée de leurs interventions judiciaires.

Monopole et contrôle politique

Comment expliquer la dégradation rapide des relations franco-innues dans les années qui suivent la fondation de Québec et quel sens lui donner ? Dans son article consacré à la politique indienne de Champlain, Bruce G. Trigger fut le premier à établir un lien direct entre ce phénomène et l’instauration d’un monopole commercial, qui eut pour effet de faire monter les prix des marchandises vendues aux Innus[38]. Bien que l’idée d’établir un tel monopole remonte aux dernières décennies du xvie siècle, il faut attendre le milieu des années 1610 pour qu’une politique vraiment cohérente soit mise en place par l’État français. La formation de la Compagnie de Canada en 1614[39] marque à cet égard une étape décisive. Par la suite, d’autres compagnies prendront le relais, la plus connue étant celle des Cent-Associés, créée par le cardinal de Richelieu, en 1627.

Théoriquement, avec l’introduction du monopole, les Autochtones ne peuvent plus négocier qu’avec un seul groupe de marchands, qui fixe ses tarifs à l’abri de la concurrence[40]. La hausse des prix qui en découle contribue certainement à la détérioration des relations avec les Français de l’Habitation de Québec, responsables de cette situation. Une question reste malgré tout en suspens : pourquoi les Innus sont-ils les seuls, dans les années 1610 et 1620, à réagir aussi vivement à l’instauration du monopole ? Après tout, la hausse des prix affecte l’ensemble des Autochtones et pas seulement un groupe. Pourquoi les autres alliés des Français, Algonquins et Hurons, ne protestent-ils pas[41] ? D’un strict point de vue économique, ils subissent pourtant plus systématiquement les impacts de cette nouvelle réglementation, le monopole n’étant pleinement efficace qu’à la hauteur de Québec. En aval, surtout dans la région du Saguenay, la présence de contrebandiers est attestée à de nombreuses reprises. Des marchands, Basques et Rochelais notamment, rôdent chaque année aux environs de Tadoussac et traitent avec les Innus, qui obtiennent ainsi de meilleurs prix pour leurs fourrures que les nations vivant à l’ouest de Québec[42].

Certaines hypothèses ont déjà été avancées pour expliquer cette différence de réaction à l’égard du monopole. L’une d’elles concerne les changements introduits chez les Innus par quelques décennies d’échanges avec les marchands européens, qui les auraient initiés — directement ou indirectement — à une autre logique commerciale, fondée sur le marchandage. Pour Denys Delâge, qui soutient cet argument, les échanges commerciaux possédaient chez les Autochtones une forme hautement ritualisée, où le don et le contre-don jouaient un rôle déterminant. Cette ritualisation tendrait à disparaître à la suite des échanges réguliers avec les Européens. Le processus serait déjà achevé chez les Innus au début du xviie siècle, ce qui expliquerait leurs vives réactions à la disparition de la concurrence, alors qu’il ne serait pas encore vraiment amorcé chez des nations de l’intérieur. Les Hurons et les Algonquins, « habitués aux échanges quasi rituels dépourvus de tout marchandage et pratiqués dans un contexte de fêtes, de discours et de danses », ne seraient « pas encore conscients du lien qui existe entre monopole et prix[43] ».

L’argument paraît mieux convenir aux Hurons, qui ne participent activement à la traite qu’à partir de 1614-1615, qu’aux Algonquins, dont les premiers contacts avec les marchands français remontent sans doute à la fin du xvie siècle[44]. Cependant, dans leur cas, d’autres facteurs ont pu atténuer les effets de la hausse des prix découlant du monopole, notamment le déplacement vers l’ouest des lieux de rencontre annuels pour la traite. Non seulement les Algonquins n’ont-ils plus à faire le long voyage jusqu’à Tadoussac, mais une fois la traite annuelle fixée à Trois-Rivières, ce qui se fait vers 1615-1616, ils ne dépendent plus de la bonne volonté des Innus pour commercer avec les marchands français. À la même époque, le nombre de Hurons qui empruntent la rivière des Outaouais pour venir commercer dans la vallée du Saint-Laurent s’accroît de manière significative, ce qui permet aux Algonquins, qui leur imposent des droits de passage, d’accroître indirectement les bénéfices découlant de cette activité commerciale[45].

Toutefois, en se focalisant essentiellement sur la hausse des prix engendrée par le monopole et sur les éléments qui permettent de comprendre la variabilité de ses impacts, on néglige un aspect fondamental, d’ordre politique, qui semble plus déterminant pour comprendre ce qui se passe vraiment dans les relations franco-innues. Tenter d’établir un monopole commercial dans une région, ce n’est pas seulement faire un geste économique : c’est aussi affirmer ses droits sur un territoire, en prétendant y fonder ses propres règles. Cela renvoie à la question de la souveraineté, à la capacité d’un groupe, d’une communauté ou d’un État colonial, aussi embryonnaire soit-il, d’établir des contrôles sur un espace donné et de les faire respecter.

Pour les Français du xviie siècle, la légitimité d’une telle intervention va de soi et n’a pas à être questionnée. La situation est évidemment fort différente pour les Innus, qui passent subitement du statut d’acteurs autonomes dans la traite des fourrures à celui d’objets d’un monopole commercial. Jusqu’au milieu des années 1610, ils avaient été au coeur d’une intense activité commerciale, accueillant chaque année un grand nombre de marchands à Tadoussac et jouant librement sur la concurrence pour se tailler une position avantageuse dans la traite[46]. Mais du jour au lendemain, quelques étrangers, qui avaient commencé à se fortifier sur leur territoire, décrétaient qu’eux seuls auraient dorénavant le droit d’acheter leurs pelleteries. Pour les Innus, la mesure ne pouvait manquer d’apparaître comme une contrainte extérieure, comme une tentative manifeste de les inscrire dans une relation de dépendance.

La mise en oeuvre d’un monopole commercial implique toujours une perte de liberté pour ceux qui en deviennent les objets. Cette perte peut rester abstraite, si le monopole n’a pas été précédé d’une période de libre concurrence ou si les mesures mises en place pour l’instaurer restent dissimulées au regard de ceux qui le subissent. Elle peut au contraire être ressentie de manière très concrète, si le monopole met un terme — ou tente de le faire — à une liberté commerciale préexistante et si les principaux concernés peuvent constater de visu les agissements des détenteurs du monopole pour écarter les concurrents. Dans les années 1616 et 1620, ce genre de manoeuvres n’est guère visible en amont de Québec, où ne s’aventurent pas les contrebandiers, mais il l’est par contre en aval, en particulier dans la région de Tadoussac, où les Innus constatent régulièrement les actions des Français de l’Habitation pour empêcher d’autres navires de venir commercer avec eux. Cela explique sans doute pourquoi ils réagissent si vivement à l’instauration de cette nouvelle réglementation, qu’ils ne subissent pas plus intensément que les autres nations, mais qu’ils ressentent plus vivement.

On en trouve une confirmation dans les événements qui surviennent en 1633, un an après le retour des Français dans la vallée du Saint-Laurent, les Anglais leur ayant rendu la place en vertu du traité de Saint-Germain-en-Laye (1632). Au coeur du problème figure toujours la volonté des Français d’instaurer leur monopole commercial, en l’occurrence à l’égard des Anglais, revenus pour commercer dans la vallée du Saint-Laurent. Champlain, qui ne dispose pas des moyens pour les chasser par la force, doit se contenter d’une sommation à quitter les lieux, qui ne donne aucun résultat[47]. Après avoir commercé à Tadoussac, les Anglais, qui affirment détenir une commission du roi d’Angleterre, envoient deux barques vers une île située à environ quinze lieues en aval de Québec, « pour attendre que les Sauvages allassent traiter avec eux[48] ».

Pour limiter les effets de cette concurrence, Champlain annonce aux Amérindiens présents à Québec au mois de mai, qu’il leur interdisait de descendre plus bas, plaçant « des chaloupes armées[49] », pour leur bloquer le passage : « si aucun y alloit » aurait-il affirmé, « il se saisiroit de leurs canots et marchandises[50] ». Un chef innu, Capitanal, accepte publiquement de se plier à cette interdiction, tout en laissant la porte ouverte à la contestation : « je te promets que ni moi, ni ceux qui ont de l’esprit n’iront pas : que s’il y a quelque jeune homme qui fasse un saut jusques là sans être vu, je n’y saurais que faire[51] ». Au mois de juin, alors qu’il se trouve sur l’île Richelieu, Champlain cherche une nouvelle fois à interdire aux Amérindiens de descendre plus bas. Le même chef innu le prévient de ne pas leur bloquer le passage[52], mais, pour leur montrer qu’il « ne se souciait pas beaucoup de leurs menaces », Champlain leur ordonne de « traiter sans passer plus outre[53] ».

Les Innus ne sont toutefois plus les seuls à observer directement les agissements des Français. Les Algonquins, qui avaient commercé avec les Anglais entre 1629 et 1632 et qui voulaient certainement avoir la possibilité de poursuivre dans cette voie, se trouvent aussi aux premières loges. Peu de temps après, un des leurs sera impliqué dans le meurtre d’un Français[54], ce qui ouvrira une période de crise dans les relations franco-algonquines[55]. Cet exemple tend à confirmer que le monopole, lorsqu’il apparaît au grand jour pour ce qu’il est, à savoir la mise en oeuvre d’une contrainte visant à priver les Autochtones de la possibilité de choisir avec qui ils veulent commercer, appelle des réactions d’opposition, parfois violentes. Plus que la simple hausse des prix, il semble bien que ce soit la limite extérieure imposée à la liberté des Autochtones qui agit comme un ferment dans la détérioration des relations franco-innues.

Reste cependant à établir ce que ce monopole signifie réellement dans le processus qui conduit à l’établissement d’une nouvelle souveraineté sur le territoire. Il serait facile d’insister essentiellement sur les faiblesses du monopole, qui ressortent d’emblée de la documentation, et d’en conclure à l’absence d’emprise politique des Français. Malgré leurs prétentions à l’exclusivité, les détenteurs du privilège commercial ne parviennent pas en effet à stopper les incursions des contrebandiers sur le Saint-Laurent. Pourtant, même imparfait, le monopole traduit bien l’instauration d’un nouvel ordre juridique et l’émergence d’un nouveau pouvoir colonial, aussi embryonnaire soit-il. Certes, la venue régulière des contrebandiers confirme la porosité du dispositif de surveillance des détenteurs du monopole, mais elle atteste aussi, par son caractère clandestin, de la reconnaissance, par les acteurs français en présence, du caractère illicite de ces actions. Les stratégies d’évitement, les manoeuvres de dissimulation, la fuite sont autant d’admissions de l’existence d’un nouvel ordre juridique, imposé du dehors. Si les Français de l’Habitation arrivent à repousser les autres marchands dans le domaine de la clandestinité, c’est qu’ils tirent leur autorité d’une source extérieure, qui dispose de moyens de répression reconnus par ceux qui contournent ces règles. Tous savent en effet que les détenteurs du monopole bénéficient du soutien de l’appareil judiciaire français et qu’ils ont les pouvoirs légaux d’intercepter les navires qui contreviennent à la réglementation royale et de saisir leurs marchandises.

Pour comprendre le rôle du monopole dans le processus de constitution d’une nouvelle autorité politique dans la vallée du Saint-Laurent, il faut aussi prendre en considération les limites du contrôle exercé par les Innus dans cette région, limites qui se présentent comme autant de failles par lesquelles peut s’infiltrer le pouvoir colonial. En affirmant que les Français de l’Habitation étaient « en trop petit nombre pour tenir la rivière [le Saint-Laurent] serrée[56] », les Innus mettaient en évidence une lacune manifeste dans les prétentions des Français de Québec. Mais l’affirmation en dissimulait une autre, tout aussi fondamentale, à savoir l’incapacité des Innus à mettre par eux-mêmes un terme à ces prétentions pour rétablir la libre circulation des navires sur le fleuve. Pleinement conscients de la précarité des moyens mis à la disposition des Français, ils ne pouvaient pourtant pas les forcer à faire marche arrière. La contrebande offrait un moyen de contourner le monopole, mais en s’engageant dans cette voie, les Innus subissaient la nouvelle réglementation tout autant qu’ils y résistaient, entrant à leur tour dans le domaine de la clandestinité sur leur propre territoire, comme l’indiquent leurs efforts pour dissimuler les informations sur la présence des contrebandiers[57]. Cela traduit bien leur habileté à ruser avec les représentants du pouvoir colonial, mais la dissimulation constitue aussi l’admission d’une faiblesse : malgré leur frustration manifeste, les Innus ne pouvaient imposer aux étrangers implantés sur leur territoire leurs propres règles, leur propre ordre.

Cette incapacité s’explique en partie par les appuis extérieurs dont disposaient les Français de l’Habitation, qui n’étaient pas si isolés qu’il y paraît de prime abord. Chaque année, des navires, bien armés et bien équipés, venaient les approvisionner et leur fournir des hommes qui remplaçaient une partie des hivernants. Attaquer Québec et tuer les Français de l’Habitation n’aurait finalement rien réglé, car d’autres auraient sans doute pris leur place. Auraient-ils accepté de commercer à nouveau avec les Innus ? N’auraient-ils pas plutôt cherché à exercer des représailles contre eux ? La dépendance à l’égard des marchandises européennes limitait aussi considérablement la marge de manoeuvre des Innus. Ils pouvaient affirmer, par bravade, que d’autres marchands viendraient commercer avec eux, même s’ils tuaient tous les Français de Québec[58], mais comment en être sûr ? Les marchands exclus de l’association exprimaient certes leur mécontentement et, comme le croyait Champlain, alimentaient peut-être l’animosité des Innus par leurs propos[59], mais ils n’avaient pas l’intention d’utiliser la force pour contester les droits des Français de Québec.

Les limites du pouvoir des Innus tiennent enfin au lieu où s’exercent les manoeuvres pour instaurer le monopole, à savoir le Saint-Laurent. Principale voie d’accès au territoire des Innus, cet immense cours d’eau était aussi le lieu où leur mainmise était la plus faible. Pour des raisons qui tiennent à la géographie — l’immensité du cours d’eau —, à la démographie et à la technologie maritime et militaire des Innus, il leur était impossible de contrôler la circulation des Européens sur cette voie d’accès[60]. Il s’agit certainement du maillon le plus faible du contrôle qu’ils exerçaient sur leur territoire. La comparaison avec l’intérieur des terres est, à cet égard, révélatrice. Sur le fleuve, les navires européens pouvaient circuler librement, sans recourir à l’aide des Autochtones. La situation était fort différente sur le Saguenay, les Innus s’assurant que personne ne remonte ce cours d’eau, afin de protéger efficacement leur propre monopole dans cette région. Champlain s’était buté à leur refus de le conduire vers l’intérieur des terres par cette rivière[61]. Au début des années 1640, les Innus exerçaient encore une surveillance sur les allées et venues le long du Saguenay, s’assurant que les Français ne remontent pas vers le nord pour entrer en contact avec les nations de l’intérieur : « ils ne veulent pas, écrit Paul Lejeune, en 1641, que les Français aient connaissance de leur commerce, ni de ce qu’ils donnent à ces autres Sauvages pour leurs pelleteries ; et cela se garde si bien que personne ne le saurait découvrir[62] ». Un tel contrôle était impensable sur le Saint-Laurent, qui n’était pas seulement une porte d’entrée vers l’intérieur du continent, mais aussi une des failles où le pouvoir colonial pouvait trouver un premier lieu d’exercice[63].

Ingérences diplomatiques

L’invasion anglaise de 1628-1629 avait offert aux Innus une occasion de contourner le contrôle imposé par les Français en s’associant à des concurrents, qui avaient les moyens et surtout la volonté politique de les chasser des lieux. L’alliance tactique avec les frères Kirke représentait l’une des tentatives les plus manifestes des Innus pour déjouer le contrôle des Français sur le commerce dans la vallée du Saint-Laurent. Ce n’était toutefois pas la première. Les années 1610 et 1620 sont en effet marquées par des manoeuvres diplomatiques qui participent de la même volonté. Ces démarches, qui vont déboucher sur un intermède de paix avec les Agniers, la nation la plus orientale de la ligue iroquoise, prennent tout leur sens dans le cadre d’une ouverture commerciale vers le sud, avec les Hollandais de la vallée de l’Hudson. Par ce qu’elles provoquent, ces démarches éclairent un autre mécanisme de constitution d’un rapport de domination colonial.

À l’installation des Français dans la vallée du Saint-Laurent, au début du xviie siècle, les Innus et les Algonquins sont en guerre depuis quelques décennies au moins contre les Iroquois, et plus particulièrement contre les Agniers, dont le territoire jouxtait l’Hudson. En 1603, les Français avaient annoncé l’intention du roi de France de jouer un rôle de médiateur dans les conflits avec les Iroquois. Cet engagement était évidemment prématuré. Il faut attendre l’année 1622 pour que Champlain rencontre pour la première fois des Iroquois dans un cadre partiellement diplomatique. Venus de « leur propre mouvement », pour voir des « parens & amis », captifs chez les Algonquins et les Innus, deux Agniers s’étaient alors aventurés jusqu’à Trois-Rivières et Québec, ayant bon espoir que les négociations de paix ouvertes depuis quelque temps garantissaient leur sécurité[64]. Champlain ne précise pas depuis combien de temps durait la trêve avec les Agniers[65], mais plusieurs indices dans la documentation permettent de la faire remonter aux années 1616-1618[66].

Du côté iroquois, cet intermède pacifique s’explique en grande partie par un conflit qui les opposait aux Mahicans pour le contrôle de la vallée de l’Hudson, où les Hollandais s’étaient installés à partir de 1614-1615[67]. Selon toute vraisemblance, les Agniers avaient choisi de diminuer leurs pressions militaires vers le nord, pour éviter, selon une stratégie qui leur était habituelle, d’avoir à combattre simultanément sur plusieurs fronts[68].

Chez les Innus, la volonté de trouver une solution de rechange au commerce avec les Français semble avoir joué un rôle déterminant dans leur décision de s’engager dans un processus de paix avec les Agniers. Les premières manifestations d’un apaisement avec les Iroquois surviennent en effet à l’époque où les Français instaurent leur monopole commercial dans la vallée du Saint-Laurent et où la tension dans les relations franco-innues atteint un premier sommet (vers 1615-1618). En ouvrant une route commerciale vers les comptoirs hollandais de l’Hudson, la paix avec les Agniers permettrait d’atténuer le rapport de dépendance à l’égard des Français. Des Innus se retrouvent ainsi dans la vallée de l’Hudson dès la fin des années 1610, phénomène qui s’intensifie après la conclusion de la paix en 1624, les risques d’attaques-surprises sur la route ayant alors considérablement diminué[69].

Après la fondation de fort Orange, en 1624, les Hollandais manoeuvrèrent d’ailleurs pour inciter les nations algonquiennes du nord, dont les Innus, à venir commercer dans la vallée de l’Hudson[70]. À la même époque, ils étaient tentés par une alliance avec les Mahicans contre les Agniers. En 1626, le commandant de fort Orange, Van Krieckenbeeck, participa même avec quelques hommes à une expédition des Mahicans contre les Agniers. Le résultat fut désastreux[71], mais cela anima pendant quelque temps un courant en faveur de représailles contre les Agniers. Le secrétaire provincial de la Nouvelle-Hollande, Isaack de Rasieres, souhaitait notamment une intervention militaire plus musclée contre les Agniers, afin de les forcer à autoriser les Amérindiens du Saint-Laurent à franchir librement leur territoire pour venir commercer jusqu’à fort Orange[72].

La nouvelle orientation de la politique hollandaise fut éphémère. Plaçant à l’avant-scène l’idée d’une alliance avec les Mahicans et les Hollandais, elle donna cependant une forte impulsion au courant qui, parmi les Innus, préconisait la reprise de la guerre contre les Agniers. Le projet germait sans doute depuis quelque temps déjà. Cela permettrait de mieux comprendre les actions de certains Innus, qui, en 1624, s’opposaient à la conclusion du traité de paix avec les Agniers. Ce courant, minoritaire, risquait malgré tout, par des coups d’éclat, de faire avorter les pourparlers. Pour contrer cette menace, des Innus avaient demandé à Champlain d’intervenir auprès d’un des leurs, surnommé Simon, qui se proposait de monter une expédition pour faire des captifs chez les Agniers[73]. Répondant favorablement à cette requête, Champlain avait proféré « quelques menaces[74] » à l’égard de cet Innu pour le forcer à renoncer à son entreprise, apparemment avec un certain succès.

Dans un étrange paradoxe, révélateur des mécanismes de constitution d’un rapport de domination, les Innus recouraient au pouvoir colonial dans le cadre de manoeuvres destinées à contourner certaines manifestations de ce même pouvoir. Ils le faisaient essentiellement parce que l’organisation politique de leur société ne permettait pas aux chefs de recourir à des mécanismes de coercition, comme la menace, pour forcer certains individus à se rallier au courant majoritaire. Dans la société innue, la persuasion constituait le seul moyen d’arriver à des consensus, même sur des sujets aussi délicats que la guerre et la paix avec d’autres nations. La fragmentation du pouvoir politique autochtone offrait une autre faille, qui allait permettre au pouvoir colonial français de faire sa première véritable incursion dans la politique interne des Innus, en intervenant auprès des adversaires de la paix pour qu’ils y consentent malgré tout. Que la demande d’intervention adressée à Champlain laisse deviner la capacité des Innus à manipuler le pouvoir colonial afin de le déjouer n’enlève rien à l’ambiguïté de la démarche. Cela ne change rien au fait que ce pouvoir, encore embryonnaire, trouvait là un premier lieu d’exercice dans le monde politique et diplomatique autochtone.

En 1624, l’intervention de Champlain contribua à lever les obstacles à la paix avec les Iroquois. Deux ans plus tard, le paysage politique avait toutefois radicalement changé en raison des développements dans la vallée de l’Hudson, dont nous avons parlé plus haut. Au cours de l’hiver 1626-1627, les Mahicans avaient formellement invité les Innus, en visite chez les Hollandais[75], à renier le traité de 1624 et à s’unir à eux contre les Agniers[76]. Le projet suscita d’emblée beaucoup d’intérêt, sans doute parce que les Hollandais semblaient prêts à s’engager dans ce conflit au côté des Mahicans, laissant entrevoir la possibilité d’une défaite des Agniers.

Porteurs de l’invitation des Mahicans, les Innus cherchèrent d’abord à ne pas ébruiter ces négociations. Cela suggère qu’ils avaient probablement réussi à faire un certain consensus autour d’un projet d’alliance avec les Mahicans ou que la question méritait d’être examinée sérieusement, en dehors de l’intervention des Français. C’est un Innu, Mahigan-Aticq, que Champlain appuyait dans ses prétentions à devenir l’un des chefs de sa nation, qui lui fit part de ces développements[77]. Mis au courant des conséquences de l’alliance en train de s’esquisser entre les Innus, les Algonquins, les Mahicans et les Hollandais[78], Champlain décida d’intervenir. Trouvant « fort mauvais » qu’on ait « deliberé ceste guerre[79] » sans l’avertir, il prit très fermement position en faveur du maintien de la paix avec les Agniers. Il invoqua différents arguments, allant jusqu’à menacer ses alliés d’assister les Agniers dans leur guerre contre les Mahicans et de les considérer comme des ennemis s’ils rejetaient le traité de 1624[80].

Cette menace, qui traduit bien l’ampleur des craintes suscitées par le projet, eut été difficile, voire impossible, à mettre alors en application. Elle ne pouvait cependant manquer de faire réfléchir les Innus, qui risquaient de voir des étrangers, qui s’étaient fortifiés au coeur de leur territoire, chercher à s’allier à leurs ennemis traditionnels. Si la menace d’une alliance avec les Iroquois eut autant de poids, c’est aussi que les Innus étaient conscients qu’elle pouvait susciter l’intérêt de leurs ennemis. Comme le montrent les développements subséquents, notamment les tentatives de rapprochement franco-iroquois[81], les Innus pouvaient craindre que les Iroquois répondent favorablement à des invitations qui leur seraient faites par les Français. N’avaient-ils pas eux-mêmes répondu favorablement à celles des Hollandais, rivaux des Français ?

La menace de Champlain donna certains résultats, mais des divisions importantes subsistaient parmi les alliés des Français. Au mois de juin, une dizaine d’Innus décidèrent d’aller « à la guerre » et capturèrent deux Agniers[82]. Ramenés à Trois-Rivières, les prisonniers furent torturés, mais l’intervention des Français empêcha qu’ils ne soient exécutés. Champlain réussit à convaincre les Autochtones de libérer ces prisonniers et d’envoyer une ambassade chez les Agniers[83]. Composée de deux Innus et d’un Français, cette ambassade connut une fin funeste. Un mois après son départ, les Français apprirent que les trois ambassadeurs avaient été tués, ce qui mettait un terme officiel à la paix de 1624[84]. Malheureusement pour les Innus et heureusement pour les Français, la perspective d’une alliance avec les Mahicans s’évapora presque aussitôt, les Agniers remportant vers 1628 une victoire décisive sur les Mahicans, ce qui leur permit de prendre le contrôle de la partie supérieure de la vallée de l’Hudson.

L’échec ultime des manoeuvres des Français pour maintenir en vie la paix de 1624 importe moins ici que la nature de leur intervention. En imposant sa voix dans les débats qui divisaient les Innus sur la nécessité de maintenir la paix avec les Agniers ou de s’allier aux Mahicans contre eux, Champlain intervenait de manière directe et intrusive dans le monde de la diplomatie innue, une intervention qui servait d’abord et avant tout les intérêts de ceux qu’il représentait. Ainsi, une démarche des Innus, pour se libérer de l’emprise que les Français de l’Habitation cherchaient à instaurer, finit par se retourner contre eux. En 1624, ils avaient eux-mêmes entrouvert la porte à l’ingérence française, sollicitant l’intervention de Champlain pour contrer les manoeuvres des adversaires de la paix ; en 1626, Champlain utilisa le même moyen, avec apparemment le même dessein, c’est-à-dire favoriser la paix avec les Agniers, mais dans un contexte radicalement différent cette fois, la paix étant devenue garante des intérêts français.

L’annonce de la mort des ambassadeurs envoyés auprès des Agniers, en 1627, fut suivie, quelques jours plus tard, par le meurtre de deux Français, dont nous avons parlé plus haut. Simple coïncidence ? L’action a plutôt les allures d’une riposte des Innus aux pressions exercées par les Français et qui avaient conduit ultimement à la mort de deux des leurs. L’hypothèse d’une vengeance est renforcée par le fait que les deux Innus qui faisaient partie de l’ambassade figuraient parmi les ardents défenseurs de la reprise de la guerre contre les Agniers[85].

Marginalisation et normalisation

On sait peu de choses au sujet des relations anglo-innues durant l’intermède anglais[86]. Une chose est assurée cependant : le retour des Français ne provoqua pas la joie des Innus. À peine était-il débarqué à Québec, à l’été 1632, que le jésuite Paul Lejeune tenait des propos alarmistes : « je m’attend bien qu’ils [les Innus] tueront l’un de ces jours quelques François, ce qu’ils ont déjà pensé faire[87] ». En 1633, un chef innu faisait aussi part de ses appréhensions à Champlain : « je n’ay qu’une crainte, c’est qu’en ce commerce des François avec nos gens, il n’y ait quelqu’un de tué, & alors nous serions perdus[88] ».

Ces sombres prévisions ne se réaliseront pas. Si les décennies 1610 et 1620 constituent la période la plus troublée de l’alliance franco-innue, les années suivantes sont caractérisées par un processus de normalisation. Jusqu’à la fin des années 1630, les Innus de Tadoussac figurent toujours parmi les moins réceptifs au discours français, qu’il soit politique ou religieux, mais leur résistance s’effrite rapidement par la suite. Comment expliquer ce phénomène ? La réponse se trouve en partie dans l’affermissement du pouvoir français[89], mais surtout dans l’affaiblissement de celui des Innus, résultat de la conjonction de deux facteurs déterminants : les guerres iroquoises et les épidémies.

Les années 1630 correspondent à une intensification des attaques menées par les Iroquois dans la vallée du Saint-Laurent. Leur pression militaire se fait encore plus forte dans les années 1640 : armés par les Hollandais de la vallée de l’Hudson, ils lancent alors une série d’attaques contre les alliés autochtones des Français. Les guerriers des Cinq-Nations n’attaquent plus seulement durant l’été, mais organisent aussi des expéditions hivernales, à la recherche d’Amérindiens dispersés à l’intérieur des terres[90]. Comme le rapportent les Jésuites, en 1644, ils obligent ainsi plusieurs groupes à abandonner leur territoire[91]. Au cours de l’hiver 1646-1647, une centaine d’Innus et d’Algonquins sont ainsi capturés par les Iroquois. La plupart des femmes et des enfants sont épargnés et « adoptés » par les Agniers, mais tous les hommes sont tués[92].

Si on ne peut établir avec précision l’impact démographique des incursions iroquoises sur les Innus, du moins sait-on qu’elles créaient un climat de terreur, qui nuisait considérablement aux activités de subsistance. Les Amérindiens hésitaient, en effet, à quitter les environs des postes de traite pour rejoindre leurs territoires de chasse, ce qui accroissait leur dépendance à l’égard des Français, dont les quelques forts assuraient une certaine protection contre les Iroquois. Déjà considérablement affaiblis depuis la fin des années 1630, les Innus ne forment plus, par la suite, qu’une force marginale dans l’alliance franco-amérindienne.

Les épidémies sont sans doute encore plus déterminantes dans l’affaiblissement des Innus. En s’installant en Amérique, les Européens transportaient avec eux les maladies de l’Ancien Monde, contre lesquelles les Amérindiens n’étaient pas immunisés. Même des maladies relativement bénignes, comme la rougeole, la variole ou la grippe, font des ravages considérables[93]. La première épidémie bien documentée dans le nord-est de l’Amérique date de 1634. Dans la première moitié du xviie siècle, trois autres épidémies, en 1636, 1637 et 1639, déciment les communautés autochtones de cette région[94]. On ne peut pas évaluer précisément l’impact de ces épidémies sur les Innus ou les autres Amérindiens nomades de la vallée du Saint-Laurent, mais les propos du jésuite Vimont, en 1644, donnent une idée approximative des dégâts :

là où l’on voyoit il y a huict ans, quatre-vingt & cent cabanes, à peine en voit-on maintenant cinq ou six : & tel Capitaine qui commandoit pour lors à huict cents guerriers, n’en compte plus à present que trente ou quarante, & au lieu des flottes de trois ou quatre cents Canots, nous n’en voyons plus que de vingt à trente ; & ce qui est pitoyable, c’est que ces restes de Nations consistent quasi toutes en des femmes veufves, ou des filles[95].

La fragilisation du pouvoir des Innus devient perceptible dès le début des années 1640, notamment à travers le fléchissement de leur résistance face à l’offensive missionnaire. Au printemps 1640, ceux de Tadoussac suspendent ainsi leur opposition ouverte à l’égard des jésuites et délèguent un des leurs à Québec pour demander un missionnaire[96]. Les circonstances exactes de cette requête restent mystérieuses, mais notons qu’elle survient peu après l’épidémie de l’automne 1639, qui avait semé la mort tout l’hiver suivant. À la même époque, les Innus de Tadoussac relâchent leur contrôle sur les relations avec les nations de l’intérieur des terres. Le père Paul Lejeune, qui se rend à Tadoussac au printemps 1641, y rencontre de jeunes Innus du « Sagné », qui n’ont encore « jamais vu de François[97] ». Compte tenu de l’ancienneté des relations franco-innues à l’embouchure du Saguenay, cette remarque porte à croire que les Innus de Tadoussac venaient à peine d’ouvrir cette porte. Dans les années suivantes, l’accès au port de Tadoussac sera définitivement ouvert aux bandes du nord, du moins à celle du lac Saint-Jean. Les jésuites y constateront un « mélange des nations » et noteront la présence de plusieurs « Sauvages étrangers » qui abordaient « en ce port malgré les épouvantes » créées par les nouvelles maladies[98].

À la fin des années 1640, les Français eux-mêmes pourront pénétrer à l’intérieur des terres, en remontant le Saguenay. En 1641, le jésuite Paul Lejeune avait encore pu constater les grandes réticences des Innus, lorsqu’il avait fait part de son intention de remonter vers le nord pour aller à la rencontre des nations qui y vivaient[99]. Insistant sur les difficultés du voyage, les Innus avaient cherché à décourager le missionnaire, avant de promettre de l’y conduire… l’année suivante. Les Innus vont résister encore quelques années. Ce n’est qu’à l’été 1647 que Jean de Quen, accompagné de deux Innus, pénètre jusqu’au lac Saint-Jean. Il y retournera à deux reprises, en 1650 et 1652[100].

La brèche dans le monopole que les Innus de Tadoussac exerçaient sur le commerce avec les nations de l’intérieur est élargie en 1650, lorsque trois Français — Louis Couillart de Lespinay, Courville et Simon Guion — se rendent dans cette région pour y traiter directement avec les Innus[101]. Une telle démarche commerciale, impensable quelques décennies, voire quelques années plus tôt, clôt une première période dans l’histoire des relations commerciales franco-innues et prépare en quelque sorte le terrain à une nouvelle phase, qui sera marquée par l’implantation sur ce territoire d’un nouveau monopole commercial, créé cette fois par l’État colonial. Ce monopole — la Traite de Tadoussac ou Postes du roi — finit par recouvrir un vaste territoire, dont notamment le secteur du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Cette vaste région était considérée comme une partie du domaine du roi de France, qui, moyennant le paiement d’un droit annuel, obtenait le monopole du commerce avec les Autochtones sur toute la région. Le premier bail fut accordé le 30 septembre 1653, date à laquelle le Conseil de Québec confie l’exploitation de la traite à Louis Couillard de Lespinay[102].

Exactement un demi-siècle après l’alliance de 1603, les Français franchissaient donc une autre étape significative dans la structuration des échanges commerciaux avec les Innus. D’abord limité à la mer, aux navires à qui le roi octroyait le droit de commercer avec les Autochtones, le monopole s’étendit à la terre ferme, sur le territoire occupé et contrôlé jusque-là par les Innus. Jusqu’au début des années 1640, ceux-ci avaient fait respecter des règles concernant la circulation des hommes et des marchandises sur le territoire, maintenant leur propre monopole sur les secteurs situés au nord de Tadoussac. Tout cela bascule définitivement à la fin des années 1640 et au début des années 1650. De ce point de vue, la mise en place, même rudimentaire, de la Traite de Tadoussac marque une étape révélatrice de la constitution d’une emprise coloniale sur le territoire des Innus.

À l’époque où ils créent la traite de Tadoussac, les Français font un autre geste hautement symbolique : la concession d’une seigneurie aux environs de Québec, celle de Sillery, pour l’établissement des « peuples errants de la Nouvelle-France », dont les Innus faisaient partie[103]. Dans le préambule de l’acte de ratification, Louis XIII affirmait qu’il était « tres raisonnable » que ces « Sauvages » conservent « dans leur pais l’estendue de terre » qui leur était « necessaire pour vivre en commun et mener une vie sedentaire aupres des François ». Par un étrange retournement de l’histoire, les Innus, qui avaient accueilli les Français sur leur territoire en 1603, devenaient, moins d’un demi-siècle plus tard, les bénéficiaires de la « générosité » des Français, qui les plaçaient simultanément dans un état de tutelle à l’égard des missionnaires jésuites, véritables gestionnaires de la terre. À lui seul, cet exemple suffirait à établir que quelque chose de fondamental avait changé en l’espace de quelques décennies, qu’un nouveau rapport de force s’était instauré.

Des changements similaires sont aussi perceptibles sur les plans politique et diplomatique, où l’État colonial s’impose comme le nouveau pôle dans les relations avec les Cinq-Nations iroquoises. Cette question mériterait à elle seule de longs développements. Soulignons simplement ici qu’en 1641, les Iroquois font pour la première fois une ouverture diplomatique essentiellement destinée aux Français. Rejetée par les autorités coloniales, parce qu’elle supposait l’abandon des alliés autochtones, la démarche sera suivie par d’autres dans les années subséquentes. Un traité de paix éphémère sera ainsi conclu en 1645, suivi d’intenses négociations diplomatiques à partir de 1653, les Iroquois affirmant vouloir ne faire qu’un seul peuple avec les Français[104]. Que ces démarches n’aient pas abouti à une véritable alliance franco-iroquoise compte peu ici ; qu’elles aient existé suffit à montrer comment, en quelques décennies, les Français avaient réussi à matérialiser un objectif politique énoncé dès 1603, à savoir s’imposer comme des intermédiaires dans les relations avec les Iroquois[105].

Conclusion

Par les crises qu’elle recèle, la première phase des relations franco-innues éclaire certains des mécanismes à l’oeuvre dans la constitution d’un rapport de domination colonial. Il est évident que les Français n’ont, durant toute la première moitié du xviie siècle, qu’un contrôle limité sur le territoire de la vallée du Saint-Laurent, ne serait-ce qu’en raison de leur nombre restreint et du fait que le poste de Québec dépend pendant quelques décennies de la France pour ses approvisionnements. Les prétentions françaises dans cette région sont facilement sujettes à contestation, comme le montre la prise de Québec par les Anglais, en 1629.

À ne retenir que la fragilité des assises coloniales et à insister essentiellement, comme y invitent les tribunaux depuis quelques années, sur la notion de contrôle effectif du territoire par les puissances coloniales, on néglige cependant certains phénomènes, qui témoignent de la constitution d’une nouvelle souveraineté sur le territoire. Il y a certes un écart entre les prétentions coloniales françaises et la réalité sur le terrain. Les Innus ne sont pas devenus subitement des sujets de la France au lendemain de la fondation de Québec. Mais constater cet écart et en conclure au maintien de l’autonomie autochtone ne suffit pas. Prendre au sérieux la souveraineté autochtone implique aussi, dans une perspective historique, que l’on étudie les mécanismes par lesquels elle se désagrège.

En accueillant les Français, en leur permettant de construire un petit poste de traite à Tadoussac, puis une Habitation à Québec, les Innus ont affirmé leur souveraineté, mais ils ont aussi ouvert, par la même occasion, la voie à son effritement, car les nouveaux venus avaient des ambitions bien précises sur ce nouveau territoire. Les limites du contrôle exercé par les Innus sur leurs terres deviennent manifestes après la fondation de Québec. L’instauration d’un monopole commercial sur la traite est un premier geste par lequel les Français s’immiscent dans ce domaine, en déterminant qui aura droit de se rendre jusqu’à Tadoussac ou au-delà pour traiter avec les Autochtones. La question de ce monopole est généralement abordée sans référence directe à la souveraineté des Innus, à leur mainmise sur le territoire, comme si cela allait de soi qu’une poignée de Français pouvaient imposer ce genre de règle, comme si la seule frustration possible des Autochtones était liée à la hausse des prix des marchandises européennes qui en découlait.

Pour saisir correctement la portée du phénomène, il faut aller au-delà de la simple question commerciale et voir les implications politiques de l’instauration de ce monopole. Il s’agit d’une intrusion directe dans la vie politique des Autochtones, une contestation ouverte de leur droit à accueillir qui ils veulent sur leur territoire. Si le monopole ne les vise pas formellement, puisqu’ils en sont d’une certaine façon les objets — c’est la possibilité de commercer avec eux qui fait l’objet du monopole — il les touche directement, en limitant leur possibilité de choisir avec qui ils peuvent commercer. Ce sont d’autres — des étrangers — qui déterminent qui aura le droit ou non d’acheter leurs fourrures. Le geste possède une dimension politique certaine, puisque les Français imposent des règles et des conditions précises aux échanges.

Cette première atteinte à la souveraineté des Innus s’effectue par le maillon le plus faible de leur mainmise sur la région, c’est-à-dire par le Saint-Laurent, cette immense voie de pénétration vers l’intérieur du continent. Les Innus ne peuvent pas vraiment empêcher les navires européens d’y circuler. Par son immensité, il ouvre toute grande la porte à la contestation de la souveraineté des Innus. Si ceux-ci avaient la possibilité d’attaquer avec succès l’Habitation de Québec après le départ des navires, ils ne pouvaient pas fermer le Saint-Laurent à la navigation européenne. Grâce à leurs navires, manifestation concrète de la supériorité technologique européenne, les Français pouvaient donc contourner, en les ignorant, les règles d’accès au territoire que les Innus auraient pu vouloir établir.

Le monopole opère ainsi un renversement partiel de la logique qui a conduit à l’installation des Français dans la vallée du Saint-Laurent : les marchands qui ont été accueillis par les Innus s’arrogent le pouvoir de déterminer qui pourra à l’avenir commercer avec eux. Il faut absolument prendre en considération cet élément pour juger de la réaction des Innus. Une puissance étrangère décidait dorénavant qui aurait le droit de remonter le Saint-Laurent jusqu’à Tadoussac et au-delà pour commercer avec eux.

Considérablement affaiblis par les épidémies et par les guerres, les Innus ne sont pas en mesure de résister à l’extension du monopole commercial des Français, lorsque ceux-ci décident de la création de la Traite de Tadoussac, au milieu du xviie siècle. Certes, la création de ce monopole n’a pas pour effet — ni pour but — d’entraver les Innus dans l’exercice de leurs activités traditionnelles : ils peuvent continuer à chasser comme ils le faisaient auparavant, à choisir les lieux de leurs campements, à récolter les peaux nécessaires à l’acquisition des marchandises européennes… De prime abord, on pourrait donc croire que l’intervention de l’État colonial n’a guère eu d’impacts significatifs sur la vie des Innus. Si on s’en tient aux activités quotidiennes, cela est vrai ; mais l’autonomie politique d’un groupe ou d’une nation ne se mesure pas d’abord aux gestes du quotidien. Elle s’exprime notamment dans la capacité d’imposer ses choix à des nations étrangères ou de résister à l’imposition de décisions venant de l’extérieur. La création de la Traite de Tadoussac affecte un aspect fondamental de l’autonomie des Innus du Saguenay—Lac-Saint-Jean, à savoir la capacité d’édicter par eux-mêmes les règles concernant l’installation et la fréquentation de leur territoire par des groupes étrangers et de les faire respecter. Dorénavant, c’est l’État français qui fixe ses normes. Les activités commerciales des Innus se situent à partir de ce moment dans un cadre qu’ils n’ont pas défini eux-mêmes, un cadre qui ne change que peu de choses à leur vie de tous les jours, mais qui les prive d’un attribut politique important, à savoir le contrôle de l’accès à leur propre territoire.

L’effritement de la souveraineté innue se manifeste aussi dans le domaine de la politique extérieure, qui fait l’objet d’interventions très directes de la part des Français à partir des années 1620. L’instauration d’un monopole commercial par les Français appelait des stratégies d’évitement, de contournement, qui structurent en grande partie la diplomatie innue entre 1615 et 1629. Dans leurs diverses modalités, les négociations entreprises avec les Agniers, les Mahicans et les Hollandais, semblent bien participer d’une même volonté de sortir du rapport de dépendance commercial instauré par les Français.

Ces démarches s’inscrivent — et ce n’est pas un hasard — dans le prolongement du premier épisode de tensions très vives entre Français et Innus, résultat des meurtres de 1617. Elles déboucheront — et là non plus ce n’est probablement pas fortuit — sur le deuxième épisode de tensions ouvertes, conséquence du meurtre de deux autres Français, en 1627. Si les meurtres de quelques Français sont les manifestations individuelles d’une frustration collective, les pourparlers de paix avec les Agniers et les projets d’alliance avec les Mahicans figurent comme des expressions d’une volonté politique plus structurée pour déjouer le pouvoir colonial français. Dans leur mise en oeuvre, ces démarches dévoilent toutefois une autre faille — la fragmentation du pouvoir politique autochtone — par où le pouvoir colonial allait pouvoir s’infiltrer et, ultimement, torpiller ceux qui voulaient le déjouer.

Par le simple fait de s’installer en des endroits stratégiques, comme Québec, les Européens se constituent ainsi en nouveaux pôles politiques et acquièrent une importance qui dépasse de loin leur simple poids démographique. Par leur supériorité technologique, par les produits qu’ils offrent, ils suscitent la convoitise parmi les nations autochtones ; ils attisent la concurrence et deviennent des acteurs incontournables, leur installation engendrant chez les Autochtones le désir de nouer des liens particuliers avec eux et de les maintenir. Les interventions de Champlain en 1624 et en 1627 préfigurent déjà la place centrale que les Français vont occuper dans les décennies suivantes sur la scène diplomatique, principalement dans les relations entre les Iroquois et les nations alliées à la colonie française. L’histoire de ces relations permet de suivre la progression du rôle politique des Français, qui glissent d’un statut d’invités dans les discussions à celui d’acteurs politiques centraux, dont les actions influencent de plus en plus celles des Innus, qui voient leur position politique se marginaliser.