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Par petites touches, ce livre dévoile les multiples visages que la justice criminelle a revêtus pour la population du district de Niagara avant 1850. Délaissant les hautes sphères de l’appareil judiciaire et les causes à saveur politique, plus exceptionnelles, l’auteur se concentre sur les significations locales de l’activité régulière de la cour des sessions trimestrielles de la paix (Quarter Sessions of the Peace), particulièrement pour les années 1820 à 1840. De ce point de vue, la British justice en sol haut-canadien n’apparaît plus comme un objet de pouvoir aux mains de l’establishment colonial, mais comme une institution reproduite localement par les acteurs de la scène judiciaire, depuis les juges de paix jusqu’aux témoins en passant par les jurés et les constables. David Murray entend donc remettre en question l’historiographie qui véhicule ce « paradigme » de la corruption (Robert Fraser et Paul Romney sont particulièrement visés), tout en prônant une approche « from the bottom up » caractérisant les plus récents travaux sur le sujet (notamment ceux de Donald Fyson ou Susan Lewthwaite).

Après une description succincte du cadre socio-économique du district de Niagara (chapitre 1), l’ouvrage se divise en trois parties. La première partie présente en deux chapitres, principalement sous l’angle du pouvoir, les principaux responsables de l’activité des sessions trimestrielles. De tous ces personnages, seul le shérif représente clairement les intérêts de la couronne, alors que les juges de paix oscillent entre le pouvoir colonial et la communauté locale dont ils sont issus. Les jurés, ceux qui forment le grand jury, conservent leur allégeance à la population du district qu’ils représentent et défendent parfois. Selon Murray, ceux-ci permettent même de légitimer le processus judiciaire « for the local community » (p. 64). On aurait tout de même aimé en savoir plus sur l’identité sociale de ces derniers, tout comme sur celle des juges de paix dont le portrait est à peine esquissé. L’exercice s’imposait dans la mesure où l’auteur insiste pour faire du tribunal un lieu de tensions opposant parfois les grands jurés aux juges de paix. Le profil des constables est plus précis : appartenant à la communauté, sans distinction de classe semble-t-il, ils assument un service public efficace et apprécié de la population, ce qui diffère assez de la situation montréalaise à la même époque. Étant donné l’intérêt de l’auteur pour les rapports entre la justice et la population, d’autres « serviteurs » de la cour auraient pu être étudiés. Je pense ici au greffier de la paix et aux avocats dont on sait par ailleurs qu’ils sont bien présents. Dans ce dernier cas, l’oubli est d’autant plus remarquable que le livre conclut sur la profonde inégalité de la justice coloniale, notamment « [for] those too poor to employ lawyers to assist them » (p. 223).

La seconde partie de l’ouvrage, plus hétérogène, explore les liens entre la morale (morality) et la justice criminelle, les deux étant indissolublement liés dans l’esprit des contemporains. Sont tour à tour abordés les usages judiciaires de la loi du sabbat (chapitre 4), le traitement pénal des aliénés accusés de crime (chapitre 5) et la prise en charge des paupers par les sessions trimestrielles (chapitre 6), de loin le thème le plus intéressant à mon avis. Dans l’ensemble, D. Murray trace un portrait assez glauque de la justice en tant qu’outil de moralisation de la population. Ainsi, le tribunal parvient à faire respecter le sabbat uniquement dans les cas où l’immoralité « became blatant or caused offence ». Les aliénés, plutôt que de recevoir un traitement adéquat, croupissent en prison ou au pénitencier, la solution ne venant que bien tardivement (1855). Quant aux déshérités, et malgré la réponse originale du district de Niagara à l’absence d’un système de Poor Laws pour le Haut-Canada, peu d’argent public leur est alloué.

La régulation judiciaire du crime est l’objet de la dernière partie du livre. Le chapitre 7, sur la base de sources secondaires surtout, trace un rapide tableau statistique des crimes jugés par les sessions trimestrielles de 1828 à 1846. Puis l’auteur s’attarde aux femmes et aux « African Canadians », victimes d’actes criminels mais aussi victimes d’une justice injuste à leur égard (double jeopardy). Dans le cas de la violence conjugale, l’auteur remarque, comme bien d’autres, le faible taux de poursuites pour ce genre de crime et les solutions « administratives » (obligations de garder la paix) plutôt que pénales qui sont privilégiées par l’appareil judiciaire. Les Noirs auraient à faire face au racisme d’une justice qu’ils fréquentent beaucoup plus qu’ils ne le devraient, soit comme accusés, soit comme victimes, mais sans obtenir justice. Les deux derniers chapitres de l’ouvrage empruntent une avenue peu explorée jusqu’ici : l’importance de la frontière et des relations canado-américaines dans la gestion du crime. L’analyse minutieuse du cas Moseby (un esclave fugitif que les autorités haut-canadiennes veulent extrader) est sans conteste l’un des points forts du livre (chapitre 10). David Murray y présente une communauté noire, particulièrement les femmes, capable de revendiquer haut et fort la liberté acquise en sol britannique (Moseby parviendra ainsi à s’échapper). Malgré le racisme ambiant, même la communauté blanche aurait fait front commun pour préserver l’idéal libertaire de la British Justice.

Colonial Justice offre donc un panorama assez contrasté de l’appareil judiciaire et de son activité dans le contexte particulier de la région du Niagara. Puisant habilement aux sources secondaires, l’ouvrage offre des contributions à plusieurs questions, et ce, de façon parfois originale. Les rapports de force au sein de l’appareil judiciaire ou entre celui-ci et la population ne ressortent pas toujours clairement cependant (les Noirs, posés comme victimes, manifestent parfois énergiquement — au prix de leur vie, tout comme les femmes subissent la justice des hommes mais savent très bien en user en d’autres occasions). La part de l’économie comme déterminant des comportements judiciaires me semble également poser problème (ex. : les femmes victimes de violence conjugale ne poursuivraient pas en raison de leur pauvreté), tout comme l’interprétation donnée parfois aux poursuites abandonnées (échec du règlement des conflits). Cela dit, l’ouvrage constitue indéniablement une belle contribution à l’étude de la justice criminelle canadienne.