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Étienne Chartier (1798-1853) occupe une place bien à part dans l’histoire du clergé québécois : érudit, libre penseur, insoumis, mais aussi persécuté et humilié par ses supérieurs. Il était temps qu’une biographie importante permette de faire la lumière sur les diverses facettes de l’aumônier des patriotes.

Né près de Montmagny, Chartier fit ses études au Séminaire de Québec, puis fut reçu avocat en 1823. Il déchante cependant rapidement, incapable de se bâtir une clientèle et de payer des dettes, des dettes qui le suivront apparemment toute sa vie selon GillesBoileau. Apparemment doté d’une foi sincère, il entre en religion et est ordonné prêtre en 1828. D’abord vicaire à Saint-Gervais, mais aussi devancé par sa réputation d’érudit, il décroche, à seulement 31 ans, le poste de premier directeur du collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière (1829-1831). Immédiatement, il se fait remarquer pour son franc-parler, s’attire l’attention des journaux et l’opprobre de ses supérieurs. Son Planraisonné d’un Cours d’étude pour le Collège de Ste-Anne (1828) propose rien de moins que de renouveler de fond en comble le système d’éducation : « […] Accoutumé à ramper devant ses supérieurs, croit-on qu’un jeune homme ainsi formé sera un sujet bien propre à une société telle qu’elle existe aujourd’hui ? […] Je me vois [donc] obligé de détruire l’édifice gothique de notre ancienne éducation jusque dans ses fondements : il me faut entièrement bâtir en neuf ; les fondements de l’ancien ont été trop mal assis.«  (p. 35).

Déjà Chartier pose ce qui sera son moto, mais aussi sa pierre d’achoppement avec ses supérieurs, le lien qu’il établit entre son sacerdoce et le combat national et politique : « Qu’est-ce donc qui sauvera le Canada du mépris, de la dégradation, de l’esclavage politique ? L’éducation, l’éducation politique ; et si l’on fait réflexion que nos droits religieux reposent sur la même base que nos droits politiques, on ne devra pas trouver étranger que j’appuie, dans la chaire évangélique, sur des considérations politiques que la circonstance amenait nécessairement. » (p. 43).

Promptement écarté de la direction du nouveau collège, Chartier se voit ensuite attribuer une succession de charges paroissiales éprouvantes : à Sainte-Martine (1831-1833), à Saint-Pierre-les-Becquets (1833-1834), à Fraserville (1834-1835), à Saint-Benoît enfin, où il prend fait et cause pour les patriotes (1835-1837). Il donne alors toute sa mesure à sa critique de l’oligarchie religieuse : « Le clergé et les militaires sont les éternels ennemis de la liberté civile, c’est bien vrai du clergé canadien. Et puis j’ajoute que vous n’êtes que des aveugles : le pays gagnera dans la lutte et le clergé tombera avec l’oligarchie qu’il supporte de son impuissante influence. C’est Chartier qui te le dit, et Chartier malheureusement aura raison. » (p137)

Partout Chartier semble en butte à des difficultés sans nom, des périodes de dépressions alternant avec des moments frénétiques, ponctués de brusques colères dont sa correspondance fait largement étalage. S’étonnant à Saint-Pierre-les-Becquets du peu de soutien de son évêque, il écrit péremptoirement à Mgr Signay : « Oui, j’ai le droit de faire le reproche à Votre grandeur que c’est elle qui m’a poussé dans l’abîme où je me trouve aujourd’hui. » (p. 120). À Sainte-Martine, où on dénonce le fait qu’il choisisse de vivre à l’hôtel plutôt qu’au presbytère : « Je savais aussi que ni la fabrique ni la paroisse n’avaient le droit de me retenir au presbytère qui est pour mon usage et non pour mon esclavage, comme la pratique de bien d’autres curés l’a déjà démontré dans ce diocèse. » (p. 65)

À Saint-Grégoire-le-Grand, il demande désespérément un vicaire pour l’assister : « C’est un peu trop fort, Monseigneur, pour que je puisse digérer cela et me soumettre sans murmurer. Je m’y soumettrai, si vous me l’imposez forcément, mais je protesterai toujours dans mon coeur. » (p. 272). Impliqué dans les troubles politiques de 1837, il se réfugie dans le New Jersey à Madison (1837-1840), puis voyage en Europe où il rencontre Papineau (1840-1842). On le retrouve ensuite dans l’Indiana où il est supérieur du séminaire de Vincennes (1842-1844), puis jusqu’en Louisiane où il est curé aux Avoyelles (1844-1845).

Au terme d’un humiliant acte de contrition, Chartier est de retour dans le diocèse de Montréal maintenant sous la houlette de Mgr Bourget, dans les cures de Mont-Saint-Grégoire (1845-1849), puis de Sainte-Philomène-de-Châteauguay (1849-1850). Ce sera ensuite à nouveau l’exil à Arichat sur l’île du Cap-Breton (1850-1851), où il affronte un évêque irlandais raciste. À Saint-Gilles enfin, au sud de Québec, où il meurt épuisé en 1853.

Le parcours chaotique de Chartier a ceci d’extraordinaire qu’il permet de prendre la mesure des difficultés auxquelles fait face l’Église bas-canadienne avant 1840, elle qui doit alors compter avec une effroyable crise des effectifs et des cadres religieux de piètre qualité. Chartier ne se gêne pas pour dénoncer ces carences, lui qui affronte aussi les élites locales lors d’épiques querelles à propos du budget de la fabrique ou de l’emplacement de l’église à construire.

L’ouvrage de Gilles Boileau est absolument remarquable à de nombreux égards. Son premier mérite est certainement d’avoir mis au jour, avec la collaboration de Léo Chartier, la correspondance inédite du prêtre patriote : des textes décapants, portrait sans compromis de la triste condition d’un curé de campagne dans la première partie du XIXe siècle. Le résultat est non seulement instructif mais aussi absolument divertissant, en particulier sur les rapports orageux que Chartier entretient inlassablement avec ses évêques : Mgr Signay, Lartigue, puis Bourget.

Un autre de ses mérites est de ne pas avoir insisté sur l’épisode patriote de Chartier à Saint-Benoît, mais d’avoir jeté une nouvelle lumière sur les diverses cures où il exerce avant 1837, puis lors de ses longues traversées du désert aux États-Unis ou en Nouvelle-Écosse. Belle ouverture de la part de cet historien d’abord spécialiste du mouvement patriote dans Deux-Montagnes. Autre mérite, celui d’avoir su brosser un portrait psychologique sans complaisance. Chartier fut certes incompris et persécuté par ses supérieurs, mais était tout autant perclu d’incohérences proprement bipolaires, laissant le lecteur seul juge de la complexité de ce personnage atypique dans notre histoire religieuse.

Dernier mérite, Boileau brosse là une véritable fresque des conditions où se débattait alors le clergé catholique qui ferraillait encore pour prendre sa place entre l’élite anglo-protestante et les professions libérales porteuses d’un projet libéral et laïque. Nul doute que Boileau rend ici le grand livre que méritait ce fascinant curé de campagne.