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Issu des recherches doctorales de l’historienne Karine Hébert, Impatient d’être soi-même retrace le processus de construction de l’identité étudiante dans l’espace sociopolitique québécois et canadien depuis la fin du xixe siècle jusqu’à l’orée des années 1960, en prenant comme poste d’observation deux importants campus montréalais : celui de l’Université de Montréal et celui de l’Université McGill.
Après un premier chapitre qui dresse le portrait sociodémographique de la population étudiée et qui fait état du développement diachronique des principales tribunes d’expressions étudiantes (associations et revues), la démonstration s’organise autour d’une trame essentiellement chronologique. L’auteure examine comment le petit groupe de jeunes universitaires de la fin du xixe siècle, se concevant essentiellement comme « l’élite de demain », cède progressivement la place à des cohortes d’étudiants beaucoup plus décidés à s’affirmer comme force sociale cohérente et agissante. Réclamant leur légitimité à prendre part aux débats, non seulement scolaires mais sociopolitiques au sens large, les porte-parole du groupe réussissent partiellement, à la veille des mythiques années 1960 qui porteront la jeunesse à l’avant-scène, à promouvoir le statut étudiant dans l’espace public, bien que des lignes de partage – religieuses, culturelles, linguistiques – en affaiblissent encore la solidité.
Les discours d’affirmation des deux communautés étudiantes, de même que les actions qui favorisent leur visibilité sont bien mises en lumière dans l’ouvrage. Consacré au tournant du siècle, le deuxième chapitre montre l’éveil d’un esprit étudiant sur les campus. Cette conscience naissante est toutefois fortement enchâssée dans la rhétorique nationaliste propre aux deux solitudes, tout en étant imprégnée de la culture universitaire de l’Alma Mater de référence : plus libérale à McGill, humaniste et catholique à l’Université de Montréal. Dans les deux institutions universitaires, alors en plein développement, s’exprime pourtant une même volonté de voir les étudiants reconnus comme des membres de la société à part entière : « Students are not puppets but men and women who are capable of thinking for themselves and taking an intelligent part in outside affairs », peut-on lire dans le McGill Daily. Le chapitre qui suit met l’accent sur l’entre-deux-guerres, période qu’une historiographie déjà abondante a identifiée comme un moment fort de tensions intergénérationnelles propice à l’affirmation de la jeunesse comme groupe distinct. Se montrant solidaires de toute une jeunesse aux prises avec les mêmes horizons bouchés par la Grande Dépression et, éventuellement, par le déclenchement de la guerre, les étudiants de l’Université de Montréal, surtout, revendiquent une voix au chapitre en se disant porteurs de solutions pour sortir de l’impasse. Une chronologie différente de l’affirmation générationnelle est toutefois mise en lumière, celle-ci étant plus vive à McGill dans les années 1920, alors qu’elle explose au cours de la décennie suivante sur le campus francophone. Le quatrième et dernier chapitre porte sur les années 1940-1960 qui sont, à plusieurs égards, marquantes dans l’histoire des deux communautés étudiantes. Celles-ci commencent à s’élargir et à se diversifier en faisant, non sans difficulté, une place plus importante aux femmes. À l’Université de Montréal, c’est entre autres autour du concept européen de « jeune travailleur intellectuel » que s’organise le travail de mise en valeur du statut d’étudiant. Dans un contexte de lutte antiduplessiste, qu’avait déjà bien exploré Nicole Neatby, les étudiants de l’Université sur la montagne se montrent alors plus combatifs que leurs confrères de McGill.
L’un des grands intérêts de l’étude de Karine Hébert est, bien entendu, ce récit comparé et contrasté des trames de la vie étudiante franco-catholique et anglo-protestante. Ces histoires, en bonne partie parallèles, sont néanmoins ponctuées par quelques moments de rencontre. Pour mettre en évidence les différentes stratégies d’affirmation identitaire auxquelles les deux groupes étudiants ont recours, durant les 75 années que couvre l’étude, Hébert mobilise un certain nombre de notions – « groupe social », « génération singulière », « classe sociale », « groupe de pression », etc. – dont on comprend qu’elles renvoient à des systèmes idéologiques distincts. Si certaines d’entre elles s’avèrent efficientes, d’autres souffrent d’une définition moins solide, leur arrimage aux idéologies en circulation étant insuffisamment exposé. Pour les décennies 1930 et 1940, par exemple, l’identité de « génération victime » et celle de « groupe social » n’ont rien, à notre sens, de mutuellement exclusif. Malgré le paradoxe apparent, il semble que ce soit par son recours à une rhétorique générationnelle conflictuelle que la jeunesse justifie sa participation, à titre de groupe distinct, à l’ensemble sociétal alors représenté selon un modèle organiciste et consensuel, propre à l’esprit d’entre-deux-guerres.
L’historiographie du mouvement étudiant au Québec se voit grandement enrichie par cette étude qui est la première de cette envergure à porter sur une période aussi étendue. S’appuyant sur un large corpus, composé en majeure partie des archives des associations et de la presse étudiantes, Impatient d’être soi-même s’impose comme une référence dans ce champ de recherche, mais aussi comme un stimulus pour la poursuite de travaux sur l’associationnisme étudiant, le monde universitaire et l’histoire de la jeunesse. Parmi les pistes qui pourraient avantageusement être approfondies, il y a celle reliée aux épisodes de violence étudiante qui ponctuent la vie des campus et de l’espace urbain plus étendu. On pense, entre autres, aux cérémonies d’enterrement du béret dont parle brièvement l’auteure et qui ont cours dans le Quartier latin, au début du xxe siècle, débouchant plus souvent qu’autrement sur des affrontements avec la police. Expressions brutales d’une jeunesse ayant atteint la majorité légale, mais néanmoins maintenue, de par son inscription tardive dans le système scolaire, en état de minorité, voire de groupe sous tutelle, ces violences ritualisées ne sont-elles pas à intégrer dans la longue histoire de la régulation des âges de la vie et des institutions qui, depuis les compagnies et bachelleries d’Ancien Régime, analysées par les Duby, Davies et Aghulon, ont servi à contenir des héritiers impatients, piaffant aux portes du monde adulte ? Elles donnent en tout cas à réfléchir sur la nature d’une identité sociale qui, malgré les efforts d’« empowerment » qui marquent son histoire récente, demeure systémiquement en position subordonnée dans la hiérarchie des rapports d’âge.
Adoptant la posture constructiviste aujourd’hui dominante dans les travaux portant sur l’identité, l’auteure apporte aussi une riche contribution à ce chantier contemporain de réflexion. La problématique identitaire a fait florès dans les sciences humaines ces dernières années, à tel point que le temps semble désormais venu de pousser d’un cran l’analyse. Le travail ne consiste-t-il pas, désormais, à mieux distinguer les formes, mais aussi la profondeur des différentes adhésions et appartenances, regroupées encore trop indistinctement sous la bannière d’identité ? Il semble, en tout cas, nécessaire de comprendre davantage la manière dont ces divers modes d’autoreprésentation, d’affiliation et de regroupement sociaux se coordonnent entre eux dans l’écheveau complexe de rapports de pouvoir. Critiquant l’usage extensif et parfois abusif du concept d’identité, le sociologue Rogers Brubaker (1996) invitait, par exemple, les chercheurs à se méfier du réflexe à brasser trop rapidement dans la marmite identitaire la « sainte-trinité » des cultural studies (race, classe, sexe) – un peu de ceci, un peu de cela –, rendant invisibles la nature particulière et la puissance de chaque « ingrédient ». Ses remarques incitaient aussi à prendre acte du principe de permanence auquel est sémantiquement relié le terme identité. En ce sens, penser des identités reliées à l’âge – précaires et transitoires, par leur nature – impose une précaution particulière. À tel point qu’on se demande si les solidarités ponctuelles, qui fondent certains mouvements collectifs comme le mouvement étudiant, doivent nécessairement être vues et pensées comme des « identités » ? La question mérite d’être posée et le travail de Karine Hébert nous fournit une excellente base pour poursuivre cette réflexion.