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Le livre intelligent et bien argumenté de Thierry Nootens, Fous, prodigues et ivrognes, explore les défis et les recherches de solutions de familles montréalaises aux prises avec des membres atteints de problèmes psychiatriques, buvant à l’excès ou dépensant inconsidérément. En tant qu’historienne féministe de la famille, je pense que l’auteur a produit un excellent travail d’interprétation des relations de pouvoir, des négociations et des réalités concrètes que ces désordres perturbaient au sein des familles. Il démontre clairement que le sexe et d’autres traits de l’identité du « déviant » modifiaient l’impact que son problème avait sur la parenté, sur les revenus, la propriété et la réputation de la famille. En retraçant le processus qui menait à une procédure d’interdiction ou à l’internement de ces individus, Nootens esquisse adroitement les négociations complexes au sein de la parenté mais aussi entre les membres de la famille et les médecins, le système judiciaire et les ordres religieux qui géraient les asiles. Ayant moi-même eu des proches souffrant de maladie mentale, d’alcoolisme et de libéralité excessive, j’ai trouvé son argumentation nuancée aussi irréfutable qu’humaine. Il insiste sur le fait que ni le contrôle social ni l’attention portée à l’étiquetage ne rendent compte suffisamment de la perturbation des relations sociales et de la sécurité économique des familles de toutes classes sociales, qui, de plus, diffèrent selon leurs enjeux respectifs. Nootens contribue à l’histoire de la famille, à celle de la déviance et plus largement à celle de la réglementation tant dans son étude des interdictions à Montréal que, plus généralement, dans l’ouverture d’un dialogue consciencieux et critique avec les arguments principaux de leurs historiographies respectives.

Le livre s’appuie sur les documents déposés à la cour pour faire déclarer quelqu’un incapable de gérer ses propriétés et de le faire placer sous curatelle. Le code civil du Bas-Canada – du Québec – autorisait cette procédure pour ceux qui étaient considérés comme fous ou dépensiers à l’excès ; après 1870, la législation y assujettit également les ivrognes (p. 9). Nootens a analysé environ 500 cas montréalais entre 1820 et 1895, trouvés dans le fonds des tutelles et curatelles de la Cour supérieure du district judiciaire de Montréal. Il a reconstitué les trajectoires de ces incapables majeurs à partir de ces documents et d’autres du même fonds (p. 221). Ce corpus documentaire fournit, selon lui, « l’un des plus importants dépôts d’actes de régulation judiciaire des affaires familiales et patrimoniales » (p. 222). Il a aussi suivi les pistes menant vers des causes judiciaires mentionnées dans les dossiers et il a puisé dans la jurisprudence et les traités de droit qui évoquent l’interdiction. Ces sources fournissent une vision dynamique et mouvante des dilemmes et des tragédies des individus souffrant de ces désordres et de ceux qui partageaient leur vie et s’efforçaient d’en prendre soin et de les contrôler.

Le livre s’ouvre avec les familles où des parents séniles, des enfants « imbéciles » de naissance, des épouses ou des maris alcooliques ou des fils prodigues désorganisaient les relations sociales, remettaient en cause les stratégies de reproduction sociale et poussaient les ressources humaines et financières jusqu’à leurs limites. Le deuxième chapitre explore les caractéristiques démographiques des incapables majeurs et suit le processus d’interdiction. Au stade de la demande, la personne à l’origine de la démarche présentait sa propre version détaillée des problèmes de l’intimé. On convoquait alors un conseil de famille, en l’absence de ce dernier. Les personnes sélectionnées étaient libres d’y participer. Nootens insiste pour repenser les interactions entre les familles et la loi « comme la rencontre structurée à la fois réglée et partiellement flexible de résolution juridique des aléas et tensions de cette existence » (p. 101). Dans le troisième chapitre, l’auteur examine le rôle des magistrats, des officiers de justice et plus généralement de la loi, en présentant les définitions juridiques de « fous, prodigues et ivrognes ». Il analyse également la façon dont les juges interrogeaient ceux qui étaient réputés fous, pour déterminer s’ils l’étaient vraiment, et examine également quelques-unes des réponses des personnes interrogées. Les juges, soutient-il, avaient peu d’influence sur les décisions quand les conseils de famille étaient unis, davantage lorsqu’ils étaient divisés. L’interdiction enlevait aux individus la capacité civile de gérer leur propriété, mais elle ne réglait pas entièrement le problème du point de vue des familles. C’est le placement en institution et la croissance rapide de l’espace dans les asiles qui ont le plus changé durant la longue période étudiée ici, altérant la gamme des solutions possibles. C’est le sujet du quatrième chapitre.

Nootens consacre peu de place aux débats sur la médicalisation de la folie au xixe siècle. Il montre que les aliénistes et les médecins étaient de plus en plus souvent appelés à certifier que des individus étaient des ivrognes ou des fous, mais il souligne que leur influence était marginale quand il était question de décider d’un traitement ou de l’interdiction. En accord avec James Moran, il soutient que les institutions s’ajoutaient aux autres réponses à la maladie mentale sans remplacer la famille comme principal lieu on l’on prend soin des fous. « L’institutionnalisation de la déviance connaît beaucoup plus de succès que sa médicalisation » (p. 198). Les établissements disposaient d’une « efficacité thérapeutique » limitée mais détenaient « un pouvoir brut. Ils soulagent la famille, au moins temporairement, du fardeau et des conflits qui accompagnent la cohabitation avec une personne incapable. » (p. 206)

La conclusion identifie de main de maître les continuités et les changements durant toute cette période. Tout au long de Fous, prodigues et ivrognes, Nootens combine avec brio la narration détaillée de cas individuels « dans laquelle le droit et les gestes posés par les acteurs sont analysés simultanément » (p. 59), avec son traitement critique de l’historiographie relative à Montréal au xixe siècle, à l’histoire de la famille et à celle de la déviance et de la réglementation. Cet ouvrage, écrit avec art, mérite l’attention de nombreux lecteurs, qu’ils s’intéressent ou non à l’histoire du Québec.