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Harold Innis est probablement l’historien canadien le plus influent du xxe siècle. Principal apôtre de l’interprétation de l’histoire canadienne par le staple, ou produit générateur, Innis a également été un artisan du développement des sciences sociales au Canada. Il a contribué à la fondation du Canadian Journal of Economics and Political Science et à la formation du Canadian Social Science Research Council, l’ancêtre de l’actuel Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Il a été l’architecte des volumes canadiens de l’importante série Carnegie sur les relations entre le Canada et les États-Unis. Pilier des sciences sociales à l’Université de Toronto, Innis en a dirigé le département d’économie politique ainsi que l’École des études supérieures. Chercheur reconnu à l’échelle internationale, Innis participe au lancement du Journal of Economic History aux États-Unis et sera président de la Economic History Association. Au Canada, il collabore à trois commissions royales d’enquête. Au faîte de sa carrière, Innis entreprend, dans les années 1940, un ambitieux projet d’analyse de l’histoire des empires à travers les siècles en s’appuyant sur des concepts phares comme l’équilibre entre les forces du savoir et celles du pouvoir, et l’importance relative du temps et de l’espace dans chaque empire. Méfiant envers les idéologies importées de l’étranger et les discours convenus, Innis voit dans le développement de modèles d’analyse sociale tirés de l’expérience canadienne non seulement le salut des sciences sociales au Canada, mais également la seule manière de préserver la civilisation occidentale du déséquilibre entre savoir et pouvoir qui marque l’extension de l’empire américain au début de la guerre froide.

L’imposante et fascinante biographie que consacre Alexander John Watson à Innis nous fait découvrir non seulement un chercheur remarquable, mais un homme passionné au destin tragique. Le marginal man du titre renvoie à la fois aux origines modestes de Innis, à sa situation de chercheur aux marges de la vie intellectuelle occidentale et à l’aliénation ressentie par Innis tout au long de sa vie face aux institutions et au pouvoir établi. Né dans le sud de l’Ontario d’une famille rurale d’origine écossaise et de confession baptiste, Innis a été poussé aux études par ses parents, qui voulaient susciter chez lui une vocation religieuse. Innis se sent marginalisé au cours de ses études secondaires et universitaires en raison de ses origines modestes et de la minceur de ses ressources financières. Il est par la suite marqué par la vie de soldat en France de 1916 à 1917 : un éclat d’obus lui inflige des blessures dont il gardera longtemps des séquelles physiques. Les séquelles psychologiques, selon Watson, hanteront Innis le reste de sa vie : l’absurdité de la guerre lui fait découvrir l’indécence de la propagande religieuse et impériale utilisée pour la justifier.

Watson présente la carrière de Innis comme la poursuite d’un ambitieux projet, conçu dès le début de ses études. Ce projet, à la fois personnel, scientifique et politique, comporte trois phases. La première, celle de la formation personnelle, va des études secondaires à l’obtention d’un doctorat de l’Université de Chicago en 1921. Pendant cette phase Innis acquiert des outils intellectuels et prend conscience du statut colonial du Canada à l’échelle du monde intellectuel occidental. Sur le plan scientifique, Innis contribue au développement des institutions scolaires canadiennes et de la formation continue, notamment celle des anciens combattants.

Dans la deuxième phase de son projet, Innis contribue au développement des connaissances sur le Canada par la recherche empirique, par l’expérience physique du terrain (les fameuses expéditions en canot le long des rivières de l’Ouest, reprenant le parcours des explorateurs et des commerçants de fourrures), et par des travaux d’enquête orale auprès des Canadiens « ordinaires ». Innis qualifie cette recherche méticuleuse de dirt research. C’est l’époque de l’élaboration du modèle du staple, interprétation souvent mal comprise, selon Watson, parce que perçue comme mécaniquement matérialiste. Après une thèse de doctorat assez conventionnelle sur l’histoire du CPR, Innis s’intéresse à d’autres systèmes de communication (le transport fluvial qui sous-tend le commerce des fourrures, le transport maritime qui relie le Canada à l’Europe pour l’exploitation de la morue, la grande presse quotidienne qui s’alimente du papier journal tiré des ressources forestières canadiennes). Ses travaux fouillés sur le commerce des fourrures et sur la pêche à la morue produisent chez Innis un sens encore plus aigu de la situation marginale du Canada au sein de la civilisation occidentale ; en même temps, ces études établissent sa réputation scientifique. Sur le plan institutionnel, cette deuxième phase comprend le développement et la maturation d’un système de production intellectuelle canadien affranchi de ceux de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Cet affranchissement, selon Innis, exige l’abandon des idées toutes faites provenant des métropoles ainsi que la défense et l’affirmation d’une autonomie intellectuelle par rapport au pouvoir politique.

Cette deuxième phase du projet d’Innis amène à la fois le triomphe et le début des déceptions. L’économie politique canadienne prend de l’ampleur. Innis découvre une jeune étudiante brillante, Irene Biss, qu’il veut former comme relève en histoire économique du Canada. Mais Biss, immigrée britannique qui a côtoyé les Fabiens, est révoltée par la Grande Dépression et le militantisme politique l’attire davantage que la recherche. Biss suspend sa carrière universitaire pour épouser le journaliste et militant de gauche Graham Spry. Watson voit dans la déception éprouvée par Innis à la suite de la décision de Biss, déception affective autant qu’intellectuelle, un des éléments qui déclencheront chez lui une dépression nerveuse en 1937.

La troisième et la plus ambitieuse phase du projet innisien consiste à élaborer des principes de base du développement des civilisations. Les travaux de Innis sur les communications débordent largement le cadre canadien. Il se plonge dans l’histoire des empires depuis les débuts de la civilisation occidentale. La recherche empirique approfondie qui l’a rendu célèbre n’est alors plus praticable comme méthode scientifique. Innis se base plutôt sur les spécialistes du monde antique, qu’il lit fébrilement. Watson consacre un chapitre fascinant à l’analyse de la méthode de travail de Innis durant cette troisième phase de sa carrière. Pressé par le temps, Innis lit, annote, résume, copie et rédige. Il prend de copieuses notes et transcrit des citations qui se retrouveront souvent telles quelles dans ses propres ouvrages, mais pas toujours accompagnées de références (Watson qualifie carrément le procédé de plagiat). Ses textes sont souvent des assemblages de notes de lecture présentées sans transition ni développement. Innis devient un spécialiste des communications qui ne sait plus communiquer.

Innis se retrouve isolé dans sa démarche. Les spécialistes d’histoire économique ne le suivent plus, et les chercheurs en communications ne saisissent pas toute la profondeur de ses intuitions. Sa contribution essentielle, selon Watson, a été de proposer non pas des idées nouvelles, mais des combinaisons nouvelles d’idées exprimées ailleurs par des historiens, des littéraires ou des philosophes. Watson consacre trois gros chapitres à une relecture féconde des thèses de Innis sur les empires. Ainsi, les différences entre les empires à travers les âges sont symbolisées, plutôt qu’expliquées, par la nature des supports d’information qui servent à la gouverne impériale. C’est la dialectique entre pouvoir et savoir, et non les aspects matériels de la transmission de l’information, qui forme le coeur de l’analyse innisienne des communications. Innis, en fait, travaille à une théorie des mentalités (collective consciousness) sur laquelle échafauder un renouvellement de l’idéologie libérale pluraliste. Dans ce cadre théorique, l’intellectuel périphérique, en dehors des réseaux de pouvoir, se voit attribuer un rôle déterminant d’innovateur. Innis lui-même se donne ce rôle, après la Deuxième Guerre, dans ses analyses critiques des empires américain et soviétique, analyses de plus en plus empreintes de la « sombre vision » du sous-titre.

Biographie intellectuelle, Marginal Man met en évidence l’influence du parcours personnel de Innis sur son parcours intellectuel. Cet ouvrage majeur renouvelle à la fois l’histoire intellectuelle du Canada anglais de la première moitié du xxe siècle et le domaine des communications studies. L’auteur se permet parfois des généralisations abusives dans les premiers chapitres (par exemple, sur la correction des travaux scolaires, p. 55, ou sur la recherche en sciences sociales, p. 124), et n’élucide pas véritablement comment un spécialiste des communications pouvait se permettre d’être aussi mauvais communicateur. Faute de documentation, l’auteur n’analyse pas la méthode du Innis des staples de manière aussi approfondie que celle du Innis des communications, et un examen attentif des notes de bas de page de The Fur Trade in Canada ferait peut-être ressortir davantage de continuité dans la méthode (les notes renvoient surtout à des sources imprimées). Le lecteur attentif sera par ailleurs surpris par le nombre de coquilles qui déparent l’ouvrage. Mais ce sont là des critiques mineures à l’endroit d’un ouvrage dont l’auteur a appliqué la méthode dirt research (recherche fouillée dans les archives et enquêtes orales auprès de contemporains du personnage) à l’étude de Innis lui-même. Cette méthode a porté fruit.