Corps de l’article

Fort Rosalie. C’est autour de ce poste français fondé en 1716 à proximité des villages autochtones Natchez, dans la basse vallée du Mississippi, que se déroule l’intrigue du livre écrit par Arnaud Balvay. Auteur d’une thèse publiée aux Presses de l’Université Laval, intitulée L’épée et la plume : Amérindiens et soldats des troupes de la marine en Louisiane et au Pays d’en Haut (1683-1763), l’auteur signe ici son deuxième ouvrage.

Le nom de ce fort français, situé à environ 150 kilomètres en amont de la Nouvelle-Orléans, dans la colonie du Mississippi, pourrait prêter à sourire. Après tout, le prénom Rosalie, choisi en l’honneur de la femme du secrétaire d’État français à la Marine, Louis de Pontchartrain, n’est pas sans évoquer une certaine légèreté, en tout cas, un décalage presque pastoral. Et pourtant l’histoire qui nous est contée dans La révolte des Natchez est tout sauf légère. Le 28 novembre 1729, le Fort Rosalie, et ses environs, furent le théâtre d’un drame particulièrement complexe qui allait sceller le sort de la Compagnie des Indes, cette compagnie commerciale alors en charge de la Louisiane. Drame complexe qui mit aux prises Amérindiens, Noirs (libres et esclaves) et Blancs et qui marqua un temps d’arrêt prolongé dans la poursuite du peuplement de cette lointaine colonie française.

Le 28 novembre, plusieurs centaines de Natchez, guidés par leurs chefs, appelés Soleils, décidèrent d’en finir avec leurs voisins français. Plus de deux cents colons furent tués au terme d’une attaque parfaitement coordonnée, et autant à peu près de femmes et d’enfants furent pris en otages. Fin tragique pour les colons (rares furent ceux qui en réchappèrent) mais aussi prélude d’une fin annoncée pour les Natchez. Après plusieurs expéditions punitives en 1730 et 1731, ces derniers, dont les ancêtres appartenaient aux grandes civilisations Coles Creek et Plaquemine, furent soit exterminés, soit irrémédiablement dispersés. Certains iront jusqu’à trouver refuge sur la côte atlantique, d’autres seront plus tard les victimes du tristement célèbre Sentier des Larmes de 1838, qui mena des milliers d’Amérindiens du Sud-Est des États-Unis vers ce qui allait devenir plus tard l’Oklahoma. D’autres Natchez enfin, comme le dernier Grand Soleil, finirent leur vie à Saint-Domingue, dans l’enfer esclavagiste.

In fine, ce livre nous raconte l’histoire d’une grande disparition, une de plus parmi toutes celles qui forment le tissu colonial des Amériques : de la rencontre des Natchez avec les troupes d’Hernando de Soto en 1542 aux tentatives d’extermination menées par les Français un peu moins de deux cents ans plus tard.

La Révolte des Natchez est un livre de 246 pages (183 pages de texte et le reste d’annexes) publié aux Éditions le félin. Moment clé dans l’histoire de l’Amérique française, de la Louisiane (ou colonie du Mississippi, comme on l’appelait alors) et de l’Amérique coloniale plus généralement, la révolte des populations Natchez contre les colons français installés autour du Fort Rosalie fait l’objet ici pour la première fois d’une tentative de récit en français.

Arnaud Balvay présente au lecteur les différentes étapes qui menèrent selon lui à la révolte. Après une très (trop) brève introduction, l’auteur nous présente « Les ancêtres des Natchez » et certains traits de leur culture (notamment la construction de tertres pyramidaux caractéristiques de la civilisation Plaquemines) (chapitre I). Il relate ensuite les « premiers contacts » entre Natchez et Français lors de l’expédition de René-Robert Cavelier de la Salle en 1682 et fait état des expéditions subséquentes menées sous la houlette de Pierre Lemoyne d’Iberville et des premiers efforts d’évangélisation (chapitre II). Il décrit, dans un troisième temps, les « débuts de la colonisation de la Louisiane » et les raisons qui menèrent à la construction d’un fort aux Natchez en 1716 (chapitre III). Un nombre grandissant de colons s’installèrent autour de ce fort au début des années 1720 ; ils y pratiquèrent une culture intensive (indigo et tabac surtout) grâce à l’exploitation d’esclaves africains (chapitre IV). Les années 1722 et 1723 sont marquées par les premières fortes tensions entre Natchez et colons français ; en cause, notamment, la pression démographique et sociale exercée par ces derniers (chapitre V) sur les modes de vie traditionnels autochtones. Ces tensions furent suivies par une période de calme relatif, calme qui masquait en vérité une cassure importante entre Français et Natchez à la suite de la « guerre » de 1723 (chapitre VI). La « révolte » proprement dite, qui suit la mort de deux chefs proches des Français, le Serpent Piqué, en 1725, et le Grand Soleil en 1728, est abordée au chapitre suivant (chapitre VII). On y apprend que la révolte des Natchez fit craindre aux habitants un autre complot, encore plus terrifiant, peut-être, à leurs yeux, celui des esclaves. Dans les deux derniers chapitres (VIII et IX), l’auteur évalue la pertinence de la théorie du complot selon laquelle un complot généralisé aurait existé parmi les populations autochtones de la région. Il relate enfin les conséquences des expéditions punitives menées contre les Natchez. Selon Arnaud Balvay, la thèse du complot n’aurait servi qu’à disculper le principal coupable, le commandant d’Etcheparre du Fort Rosalie, qui voulait chasser les Natchez de leurs terres ancestrales. Le livre se clôt sur deux récits relatifs à cette révolte, celui du père le Petit, d’abord, et celui d’Antoine-Simon Le Page du Pratz ensuite.

Tout au long de ces chapitres, Arnaud Balvay décrypte les rapports entre Français, Natchez et autres nations autochtones dans la région. Il donne également de longues descriptions concernant, notamment, le personnel colonial, les pratiques religieuses des Natchez (et notamment leurs pratiques sacrificielles à la suite de la mort des chefs), leur organisation sociale (théocratie, mariages et successions, fonctionnement des villages dispersés), la complexité des alliances amérindiennes, les dissensions au sein des Natchez entre ceux favorables aux Français et ceux enclins à soutenir les Britanniques.

Le récit est agréable à lire et l’on apprécie la multiplicité et la richesse des sources, manuscrites ou imprimées, que l’auteur maîtrise parfaitement. On pourrait, cependant, reprocher à Arnaud Balvay d’avoir sacrifié dans son introduction (à peine six pages) la complexité de cet événement au profit d’une description très factuelle. On regrettera de ne pas y lire, notamment, d’aperçu historiographique, et l’on aurait probablement aimé y trouver un questionnement théorique et méthodologique plus poussé sur le concept de « révolte » amérindienne et la possibilité de penser et d’écrire sur ce genre d’événement en ethnohistoire. Le point de vue du livre reste finalement celui des colons français – et ce point de vue est d’ailleurs mis en valeur par l’ajout à la fin des annexes de la « liste des victimes de la révolte des Natchez » [mes italiques]. On pourrait s’interroger sur la pertinence d’un tel document en l’absence d’une liste parallèle faisant état des « victimes » Natchez. Autre point : le livre présente finalement une perspective très régionale. La discussion et l’analyse auraient probablement pu bénéficier d’une approche comparative ou croisée (au moins en introduction ou en conclusion, également très lapidaire). On pense notamment aux conflits entre colons britanniques et Indiens Powhatans dans les années qui suivirent l’installation de la colonie de Jamestown en Virginie, ou encore au soulèvement des Yamasees en Caroline du Sud.

L’aspect très descriptif du livre ne va pas sans créer, parfois, une certaine monotonie. L’auteur aurait peut-être pu concentrer plus d’attention sur l’aspect littéraire des textes qu’il cite abondamment, en particulier les récits de la révolte des Natchez, du père Charlevoix au père Mathurin Petit, en passant par Le Page du Pratz ou Benjamin Dumont de Montigny. Le texte de ces témoins n’est jamais vraiment déconstruit d’un point de vue narratif ; or la révolte des Natchez est probablement autant une succession de faits qu’une construction mythologique, de part et d’autre des camps en présence.

En dépit de ces quelques remarques, La révolte des Natchez reste une synthèse tout à fait plaisante à lire pour un public averti ou non. On peut remercier l’auteur d’avoir tiré cette histoire d’un relatif oubli en dépit de toute la fascination exercée par les Natchez sur l’imagination européenne, aux xviiie et xixe siècles notamment.