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Parmi les fonctions scientifiquement attribuées à la langue, soit l’expression de l’émotion, l’interaction sociale, le pouvoir du mot, la maîtrise de la réalité, la mémoire du passé, l’instrument de la pensée, l’expression de l’identité, ce livre, sous la direction de Marcel Martel et Martin Pâquet, apporte un faisceau dirigé, comme un laser bien calibré. Il s’agit donc d’y analyser l’espace social par la voie historique des aménagements étatiques et communautaires (entendre particulièrement l’acte de légiférer) dans tous leurs aléas d’origine, développement et acceptation/rejet, comme l’expriment Martel et Pâquet dans leur introduction :

[la question linguistique] s’immisce dans toutes les facettes de la communauté, du développement économique aux diverses manifestations du social et du culturel, des divisions du politique aux règles instituant la vie dans la Cité. Elle suscite de vives prises de parole citoyennes qui, en retour, sont parfois canalisées par l’action des décideurs et responsables politiques. Son aménagement renvoie dès lors aux représentations mêmes de la communauté politique : celles du bien commun comme mémoire, acquis et projet légitimes – les politiques de l’identité –, celles des divisions du social dans tous leurs embranchements – les politiques de la reconnaissance. (p. 2)

Les dix-huit analyses qui composent ce recueil ont « d’abord été présentées dans le cadre du séminaire de la CEFAN [Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d’expression française en Amérique du Nord] tenu à l’Université Laval à l’automne 2006, puis au colloque marquant le 40e anniversaire du dépôt du premier tome du rapport de la Commission Laurendeau-Dunton en mars 2007 au Collège Glendon de l’Université York [Ontario] » (p. 2). Ce double mouvement de développement apporte aux contributions une dimension nettement intégrée de la réflexion sur le thème général de la législation linguistique comme événement politique, en aval tout comme en amont.

Les contributions de la première partie, la plus volumineuse, tentent historiquement de circonscrire le lieu politique comme espace d’aménagement linguistique canadien : « Commission royale d’enquête : la Commission Laurendeau-Dunton depuis 1963 » par Graham Fraser (p. 17-28) ; « Individu poète et avocat : l’influence de Frank R. Scott dans l’élaboration des politiques linguistiques entre 1960 et 1984 » par Valérie Lapointe-Gagnon (p. 29-58) ; « Groupes d’intérêts de communauté minoritaire ; les Ukrainiens-Canadiens des années 1960 » par Julia Lalande (p. 60-76) ; « Association d’une communauté francophone et son lobby : la SANB entre 1973 et 1987 » par Patrick-Michel Noël (p. 77-106) ; « Organisme gouvernemental : le Commissariat aux langues officielles entre 1969 et 2006 » par Sabrina Dumoulin (p. 107-126) ; « Experts et divers scientifiques : leur rôle dans l’évolution de l’éducation des minorités francophones depuis 1963 » par Stacey Churchill (p. 129-156) ; « Juristes et planificateurs étatiques : l’élaboration des politiques canadiennes et québécoises depuis 1963 » par Joseph Turi (p. 183-189).

La question de modèles y est omniprésente, malgré les certitudes historiques : Quelle voie suivre ? Quels choix faire ? Quelle politique adapter/adopter ? Et avec raison puisqu’un geste politique et social est un geste qui, à l’échelle de l’histoire, engagera de nombreuses générations.

La seconde partie, « Mobiliser un savoir », oriente résolument l’analyse vers l’identification et le développement de concepts clés qui ont marqué l’évolution des politiques linguistiques et leurs législations, ou encore, qui en ont amorcé la concrétisation, soit les concepts de statistiques et dénombrements de populations, ce que Jean-Pierre Beaud et Jean-Guy Prévost appellent une « nouvelle économie statistique » depuis la Charte canadienne de 1981 (p. 193-216) ; concepts scientifiques de « langues », « communauté » et « identité ». Ces trois concepts marquent les choix que font les collectivités dans la compréhension de ces choix et que trace Monica Heller (p. 217-235) ; concept d’insécurité linguistique par les traits définitoires que leur donne Anne-Sophie Fournier-Plamondon dans les écrits littéraires entre 1957 et 1965 : ceux de qualité du français, les dangers qui menacent le français et les solutions d’aménagement pour la qualité de la langue française (p. 237-266) ; concept de district bilingue analysé du point de vue de l’hypothèse territoriale de l’aménagement linguistique : proposé par les traits définitoires que leur fournit Daniel Bourgeois, à savoir, le genre de conflit, le type de services, le type de minorité, le type de gestion (p. 267-294) : concept d’éducation francophone en milieu minoritaire entre 1960 et 1965 et les divers acteurs communautaires et politiques appelés à sa transformation : Matthew Hayday le décrit par le thème transversal de l’expertise (p. 295-316) ; concept de diversité linguistique : décrit par une analyse comparative entre le Canada et le Cameroun sur une période historique beaucoup plus large que les autres analyses de ce volume, soit des origines étatiques à aujourd’hui par Nathalie Courcy (p. 317-336).

De cette partie, on pourrait conclure à la prégnance d’un développement conceptuel dans une situation historique particulière ; diversité de situations, diversités d’évolution conceptuelle. Pourtant, en ressort également une valeur incontournable : le choix de pérennité d’une langue, entériné par divers acteurs individuels et collectifs.

Enfin, la troisième partie, « Énoncer le droit », contient quatre contributions. Celles-ci s’avèrent des réflexions sur la nature et la place du droit (loi et jurisprudence) dans la société canadienne et québécoise, tout en utilisant le matériau historique des Chartes édictées depuis, grosso modo, la Charte de la langue française du Québec de 1977 : l’idéal de sécurité linguistique comme modus operandi des politiques linguistiques canadiennes. C’est sous cet angle que Michel Bastarache décrit la praxis obligatoire qui émerge entre le social/communautaire et le législatif (p. 339-358). On y voit aussi la conciliation des logiques minoritaires et majoritaires à travers les Chartes : Eugénie Brouillet apporte une nouvelle version au célèbre « choc des Chartes » en interrogeant la faisabilité d’une telle conciliation (p. 359-388) ; l’empowerment apporté par la jurisprudence aux moins politiquement nantis de nos sociétés. C’est par ce thème que Pierre Foucher analyse à son tour la praxis obligatoire qui émerge entre le social/communautaire et le législatif (p. 389-422). Enfin la conciliation impossible entre les Chartes canadienne et québécoise : c’est là le constat que tire Michel Seymour du « choc des Chartes », n’étant plus question ici d’interroger mais bien d’affirmer sur la foi d’un paradoxe fondamental, celui que l’état fédéral favorisant le multiculturalisme inclut « la non-reconnaissance du peuple québécois et de ses droits collectifs » (p. 423-446).

Martel et Pâquet ont certainement choisi de terminer ce recueil par un texte expliquant un paradoxe.

Nous voici donc au coeur de l’acte de légiférer : la mise en principe collective de choix sociaux/communautaires/politiques/individuels/historiques/étatiques, etc. Les conditions d’émergence et d’édiction du droit étant ancrées profondément dans des valeurs multiples aux conditions diverses, il devient difficile, sur une période historique courte, d’en bien comprendre l’impact. Ce sera sûrement l’objet d’un autre recueil collectif sur le thème de « Légiférer en matière linguistique : quelques siècles et valeurs diverses ». Et pour résoudre le choc des Chartes, peut-être devrons-nous inventer le concept de « démocratie accueillante », et chercher derrière les paradoxes que l’histoire longue nous montrera ?

Pour le moment, le recueil sous la direction de Marcel Martel et Martin Pâquet réunit en une praxis collective de nombreux acteurs et scientifiques qui ont participé aux premières loges de l’acte de légiférer canadien et québécois depuis 1963.