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En étudiant des cartes de l’Amérique septentrionale, Louis de Phélypeaux de Pontchartrain, qui devint chancelier en septembre 1699, et son fils, Jérôme, qui lui succéda au ministère de la Marine, entrevirent un monde d’outre-mer. Ils n’y saisirent que la représentation confuse d’une réalité qui restait obscure. Mais la « lecture » des cartes, aussi bien que celle des dépêches, a néanmoins été fondamentale à leur connaissance des colonies. Que parmi les documents à partir desquels on calqua une politique coloniale se trouvent les représentations graphiques du Nouveau Monde ne fut pas sans conséquence pour le Nouveau Monde véritable. Le but de cet article est de mettre en valeur la preuve des cartes géographiques, qui se situent parmi une grande variété de représentations telles que les lettres, les dépêches et les rapports oraux, afin d’expliquer la politique américaine des deux Pontchartrain, avant et pendant la guerre de la Succession d’Espagne. Nous soutenons, d’une part, que la politique coloniale des Pontchartrain a subi l’influence des cartes faites spécialement pour les ministres et, d’autre part, que certaines cartes sont marquées par les idées, les espérances et les peurs ministérielles.

L’analyse des cartes de l’Amérique du Nord faites pour les Pontchartrain nous amène à réinterpréter la politique coloniale française à l’aube du xviiie siècle, quand, selon W. J. Eccles, « the history of New France began to flow in new channels[2] ». Selon la célèbre thèse de Eccles, la période comprise entre le traité de Ryswick, en 1697, et le traité d’Utrecht, en 1713, marque le grand tournant de l’histoire de la Nouvelle-France. En 1701, le roi accepte, au nom du duc d’Anjou, la Succession d’Espagne. Pour Eccles, les années qui suivent 1701 se déroulent, en Amérique du Nord, sous le signe d’un impérialisme continental inspiré par la nécessité de protéger le Mexique, devenu la possession d’un fils de France, contre les déprédations des Anglais[3]. La politique visant à empêcher la population de la colonie de se dissiper par des voyages de traite au Pays d’en Haut (baptisée par Eccles « the Compact Colony Policy[4] »), devint lettre morte. Elle remontait au temps de Colbert.

Depuis quelque temps, de nouvelles analyses des textes diplomatiques et ministériels français incitent à revenir sur cette question[5]. Les tâtonnements des ministres (la fondation des forts à Détroit, à Biloxi et à Mobile, la décision de ne pas abandonner le fort Frontenac et le traité de Montréal de 1701 qui engageait les alliés autochtones des Grands Lacs aussi bien que les Iroquois) s’accordent mal avec le refus de renoncer à la politique de resserrement de la colonie du Canada et le refus de rétablir au Pays d’en Haut les postes qui furent abandonnés à partir de 1696 pour des raisons économiques. Le tout aboutit à un impérialisme bon marché et minimal. L’historien trouve dans le Versailles de Louis XIV et des Pontchartrain un discours méfiant à l’égard du Canada – les vastes territoires que Vauban, le mentor de Jérôme de Pontchartrain, appelait avec enthousiasme « les colonies du Canada », mais que le jeune homme désignait en 1699, comme « La [sic] plus mauvaises de toutes[6] ». Rien ne laisse croire que Jérôme de Pontchartrain épousa des idées différentes dans les années suivantes. Il est donc permis d’être un peu sceptique devant la thèse de la naissance, au début du xviiie siècle, d’une politique impérialiste de grande envergure, sous l’impulsion du ministre de la Marine. La prise en compte des cartes historiques approfondit ici une analyse amorcée avec l’étude des documents écrits.

Les cartes : sources méconnues de l’histoire

Sur le petit rayon de la production savante relative à l’histoire de la cartographie, des livres et des articles de revue d’un esprit nouveau ainsi que des ouvrages traditionnels et positivistes se côtoient. Ces derniers prétendent que la carte est, par sa nature, un instrument pur, le reflet incontournable des faits géographiques. Par contre, les auteurs de la nouvelle école, qui s’inscrivent dans la mouvance des travaux du défunt Brian Harley, ne pensent plus qu’il suffise de résoudre tous les problèmes techniques pour obtenir la carte d’autorité. Pour les tenants de cette école, des conceptions esthétiques, l’usage envisagé, l’idéologie, les silences de « l’impensé » de Michel Foucault[7] donnent à la carte à la fois sa structure et son contenu. Harley s’inspire d’un essai épistémologique d’Arthur H. Robinson et Barbara Batz Petchenik, The Nature of Maps, qui s’appuie sur les oeuvres de maints philosophes et psychologues (Ernst Cassirer, Jean Piaget et A. Korzykski, entre autres). Selon Robinson et Petchenik, l’essentiel de la connaissance cartographique est la compréhension des relations entre les pointes figurant sur la carte, c’est-à-dire la compréhension d’une structure correspondant à une structure réelle sur le territoire. Cette connaissance structuraliste ressemble plus à une « gestalt[8] » qu’à la phrase linéaire des structures linguistiques. Harley trouve aussi dans les « icônes » d’Erwin Panofsky les « mots » d’une langue cartographique, au moins dans le sens métaphorique. Sa pensée s’est aussi enrichie au contact des oeuvres bien connues de Jacques Derrida, Roland Barthes, Michel Foucault, Marshall McLuhan et de leurs commentateurs. Ainsi, selon Harley, la carte est d’abord une structure indépendante conçue par le cartographe pour interpréter la nature (le stade structuraliste), puis un assemblage de symboles (le stade iconographique) et, enfin, un texte à décoder (le stade linguistique postmoderne). Harley incorpora à sa théorie chaque stade nouveau sans renoncer aux précédents. Contrairement aux positivistes, il refusait de voir la carte comme le miroir de la nature. Il rejetait aussi la prétention postmoderniste selon laquelle le document ou la carte n’est pas le signe d’un référent réel – c’est-à-dire, pour la carte, le territoire[9].

Brian Harley, ce primus inter pares, n’est pas le seul théoricien de l’histoire de la cartographie qui mérite notre attention. D’autres chercheurs pratiquent aussi cette nouvelle histoire de la cartographie. Pensons ici à David Wood, John Fels, Jeremy Black et Christian Jacob[10]. Ces travaux permettent d’interpréter la carte comme d’autres documents historiques. Comme l’écrit David Buisseret, « the powerful tendency among scholars [is] to reinsert maps into the societies and economies which generated them[11] ». Si l’on négligeait ces documents sauf quand il s’agit de trouver une rivière ou de vérifier le site d’un fort, on accepterait que la carte ne soit utile qu’en tant que miroir de la nature. On resterait à la surface des choses et on manquerait l’occasion de faire une analyse approfondie. En fait, l’examen des cartes du ministère de la Marine nous permet de proposer une interprétation des réactions psychologiques des ministres, à la fois émotionnelles et intellectuelles, devant l’image d’un nouveau monde. Les cartes, autrefois sur les bureaux des ministres, peuvent nous informer sur l’élaboration des politiques, sur la négociation des traités et, par la suite, sur la mentalité d’une époque.

La construction d’un nouveau monde

Au tournant du xviiie siècle, les Français connaissent le Nouveau Monde à travers plusieurs médias, dont la carte. On peut appliquer à ce propos l’aphorisme de Marshall McLuhan qui, inspiré par le travail de Harold Adams Innis, déclarait « the medium is the message[12] ». La carte nous transmet, par exemple, une Amérique que l’on peut avoir entre ses mains, une Amérique simple, claire, plus vide que pleine, que l’on peut circonscrire et même posséder par les traits d’une plume. La carte invite aux rêves de voyages et de conquêtes. On n’est donc pas surpris de voir les moyens et les réseaux de communication devenir le domaine des historiens[13].

Si la carte reflète le territoire avec une certaine fidélité – on se réfère ici aux pointes dans l’espace de Robinson et Petchenik –, elle est aussi une surface saturée de puissants symboles mis en place par le cartographe qui interprète les données. Elle fait également l’objet d’une interprétation dans l’esprit de celui qui la lit, à la lumière de ses « modèles », ses préjugés et des idées reçues. C’est ainsi que naît la connaissance. Comme nous l’enseigne Jean Piaget, toute connaissance est progressivement construite. « Il n’est donc pas exagéré de traiter de “mythique” […], écrit-il, l’opinion classique et certainement simpliste selon laquelle toutes nos connaissances, ou au minimum nos connaissances expérimentales, auraient une origine sensorielle. Le vice fondamental d’une telle interprétation empiriste est d’oublier l’activité du sujet[14]. » Piaget se sert souvent du verbe « enrichir ». Considérer un objet « revient, dès le départ, à enrichir l’objet de liaisons émanant du sujet [c’est-à-dire de lui-même, de sa connaissance][15] ». La science plus récente de la cybernétique parvient à la même conclusion : « The environment as we perceive it is our invention[16]. »

Certes, la connaissance de l’Amérique pour un Français au siècle de Louis XIV découle d’une « construction ». Déceler les structures d’un « Nouveau Monde » lointain représentait un défi qui se rapproche du travail de l’historien d’aujourd’hui qui cherche à construire une « représentation » des temps passés. Dans cette optique, notre problématique comprend trois niveaux de structuration : l’historien construit un monde hors d’atteinte (le passé) ; un « sujet » dans ce passé (un administrateur français à la fin du grand siècle) structure lui-même son propre monde ; ce même sujet structurant construit – le mot de Claude Lévi-Strauss, « bricole », est peut-être plus juste – un Nouveau Monde à perte de vue[17].

L’historien de la politique coloniale française cherche non seulement le continent américain comme il fut, mais aussi comme les Français l’imaginèrent à la fin du xviiie siècle. Un sujet des années 1690 se servit de multiples matières pour confectionner sa propre Amérique du Nord. Les cartes, les divers documents, les piètres images et les discussions personnelles donnèrent aux Européens de l’époque l’occasion de connaître l’Amérique, sans la voir, sans la sentir, sans l’écouter, sans la goûter, sans toucher son sol. Même la pensée idéologique s’imposa. Les formules colbertistes expliquèrent à l’avance ce que fut l’Amérique par nécessité. Il va sans dire que les théories de la connaissance, soit pagétienne soit cybernétique, s’appliquent également aux informations transmises par les différents médias. L’hypothèse que nous soumettons au lecteur est que l’effet gestalt de la carte impressionna les administrateurs et leur suggérèrent une conception de l’Amérique qui fut fondamentale à la politique coloniale de la France.

Les insuffisances techniques des cartes au temps de Louis XIV sont patentes. On trouve des espaces blancs, cachés par les cartouches et les symboles, même là où l’on n’avait pas la franchise d’écrire « terra incognita ». La méconnaissance des coordonnées géographiques explique les anomalies. Les bords ondulés des lacs, véritables « fioritures », ne correspondent pas à la nature. Quelques croquis de montagnes signifient que le terrain en général est montagneux. Cependant, la disposition est souvent irréaliste. On peut voir, par exemple, des chaînes de montagnes à angle droit. Même le grand géographe Guillaume de l’Isle nous présente des forêts près des côtes de la baie d’Hudson, où l’on trouve en fait la toundra. Certaines cartes, une fois gravées sur cuivre, furent réimprimées pendant quarante ans ou plus, comme celle de Guillaume Sanson (1669) réimprimée à Amsterdam en 1696, toujours sans le Mississippi. Les cartes portent une attention toute particulière à certains peuples considérés fascinants. Certaines nations autochtones continuèrent d’être représentées sur les cartes presque un siècle après leur disparition. La carte de Robert Morden, réalisée vers 1690, montre l’Huronie, qui s’écroula avant 1650[18]. Toutes ces déficiences nous rappellent que l’Amérique fut mal connue en Europe, même parmi ceux qui pensaient bien la connaître. Ce sont ces mêmes déficiences qui ont rendu plus difficile l’acte de construction d’une « Amérique de l’esprit ». Toutefois, ce ne sont pas les insuffisances techniques, mais le fait lui-même de la construction, d’abord par le cartographe, puis par le lecteur élaborant sa propre « carte mentale », qui est fondamental à notre analyse.

À la fin du xviie siècle, les cartographes produisent des cartes de plus en plus fidèles, bien que les grandes réussites de la cartographie de l’Ancien Régime appartiennent à une époque un peu plus tardive. Les rois, les ministres et les diplomates commencent à se fier aux cartes[19]. On négocie les traités « la carte à la main[20] », soit à Londres (1699) où une commission se rassemble pour discuter des détails laissés par le traité de Ryswick de 1697, soit à Utrecht (1712–1713). Louis XIV voulut ainsi garder aux archives un exemplaire de la carte anglaise indiquant les limites entre la Nouvelle-France et le Rupert’s Land. Toutefois, ces limites ne furent pas acceptées à Utrecht[21]. Le fait de se fier aux cartes censées être scientifiques, ou même, tout simplement, de songer à se fier aux cartes, signalait qu’un changement de mentalité était en train de se produire en Europe. Ce fut la naissance de la conception de la carte contre laquelle Brian Harley et ses camarades se battront au xxe siècle. Les cartes d’époque ainsi valorisées par les contemporains nous révèlent l’Amérique telle que la concevaient les Français à la fin du règne de Louis XIV et qui est l’arrière-plan de la politique coloniale française.

Louis de Pontchartrain et Jérôme de Maurepas se penchent sur des cartes de Franquelin, 1690 à 1699

C’est à Versailles qu’il convient de chercher l’influence de la carte sur la politique et, bien sûr, l’influence de la politique sur la carte. On n’est pas surpris de découvrir qu’au ministère de la Marine, on s’intéressait aux cartes : cartes de la mer, cartes des côtes et cartes des colonies. Jérôme de Phélypeaux de Maurepas (plus tard, de Pontchartrain) fut, selon John C. Roule, un amateur de cartes[22]. Les cartographes produisirent des cartes spécialement pour les ministres. Promenons notre regard d’aujourd’hui sur les cartes que virent les ministres il y a trois cents ans.

Le Service historique de la Marine à Vincennes conserve un recueil de cartes manuscrites de Jean-Baptiste-Louis Franquelin[23]. L’auteur de ces belles cartes arrive au Canada en 1671 pour s’occuper de la traite des fourrures. À partir de 1674, le jeune homme, dont la formation est inconnue, dessine des cartes envoyées en France avec les dépêches du gouverneur et de l’intendant. Après 1693, il réside en France, où il réalise des cartes pour le ministère de la Marine, tout en dessinant des plans pour le maréchal Vauban. En 1684, on demande à Franquelin, longtemps fidèle copiste des cartes de Louis Jolliet, de faire la carte des découvertes de Robert Cavelier de La Salle. Il dresse ensuite des cartes selon le brouillon et les idées de cet explorateur controversé. Pendant les dernières années du ministère de Seignelay et des ministères de Louis et de Jérôme de Pontchartrain, les cartes d’après La Salle, de la plume et du pinceau de Franquelin, remplissent les tiroirs à la Marine. On peut vérifier dans les fonds et les collections d’aujourd’hui l’importance des cartes de Franquelin pour la Marine des Pontchartrain[24].

On a maintes fois raconté l’histoire du voyage de La Salle à l’embouchure du Mississippi et de son retour en France, où il rencontra l’abbé Claude Bernou, célèbre pour sa culture géographique, et l’abbé Eusèbe Renaudot, le directeur de la Gazette de France. On connaît également la publicité et les pressions auprès du gouvernement que firent ces derniers de la part de La Salle[25]. Renaudot et Bernou, tous deux captivés par les propos de l’aventurier espagnol, Diego de Peñalosa, rêvaient de conquérir les mines d’argent espagnoles au Nouveau Mexique, replacées en « Nouvelle Biscaye », aujourd’hui le Texas. Bernou rêvait aussi d’être à la tête d’un évêché taillé dans une bonne partie de l’empire espagnol, en Nouvelle Biscaye. Bernou et Renaudot firent de La Salle un nouveau Cortes. Le trio plaça l’embouchure du Mississippi à environ six cents milles à l’ouest de son site réel dans le but de convaincre la Cour que ce fleuve était le chemin idéal vers les mines d’argent de Sainte-Barbe (Santa Barbara)[26]. Renaudot écrivait au ministre de la part de La Salle : « Les provinces dont on peut s’emparer sont très riches en mines d’argent, voisines du fleuve Colbert [le Mississippi], éloignées de secours[27]. » La singularité des cartes de Franquelin est, semble-t-il, de faire de l’embouchure du rio Grande, l’embouchure du Mississippi. Même le grand cartographe vénitien, Vincenzo Coronelli, suivit les conseils de Bernou pour placer le Mississippi trop à l’ouest, lors de la confection en 1688 de son globe et de sa carte[28].

Parmi les cartes de Franquelin conservées aux archives du Service historique de la Marine à Vincennes, on retrouve le fac-similé d’une carte de l’Amérique du Nord réalisée par Eugène de La Croix vers 1690. Ce fac-similé, mesurant 99 centimètres sur 179 centimètres, est dédié à Louis de Pontchartrain, qui fut nommé secrétaire d’État de la Marine après la mort de Seignelay. Une deuxième carte d’après la carte américaine de Franquelin (115 centimètres sur 183 centimètres, donc plus grande que la précédente) est dédiée au « Comte [Jérôme] de Maurepas, ministre et secrétaire de la Marine » et porte la date de 1699. La carte Franquelin/La Croix est immense, mais elle ne comporte aucune décoration. Même les armes de Pontchartrain n’y figurent pas. Toutefois, on y trouve une grande légende portant l’inscription « Explication de la Carte », qui est unique dans ce recueil. Tout donne l’impression qu’on fit le tracé de la carte de Franquelin pour informer un nouveau ministre qui connaissait très peu les affaires de la Marine. La seconde carte, celle de 1699, est gigantesque. Elle comprend la carte de l’Amérique du Nord, avec en bas une image de la ville de Québec, deux cartes des rives colonisées du Saint-Laurent, les armes de Maurepas et, en outre, deux caryatides. Elle est signée « Fonville », bien que la cartographie soit celle de Franquelin. Ainsi, l’Amérique connue par les deux ministres jusqu’à l’été 1699 est celle de Franquelin. L’historien peut-il, comme l’a si bien dit Collingwood, « repenser la pensée[29] » des ministres devant les diverses représentations de la carte de Franquelin ?

Le détail n’est pas apparent à l’échelle réduite, mais le coincement des colonies de peuplement à l’est, les vastes espaces blancs à l’ouest, et le faux cours du Mississippi vers l’ouest sont évidents. « Carte de l’Amérique septentrionale… » par Jean Baptiste Louis Franquelin ; dessignée et écrite par F. De la Croix».

© Service Historique de la Défense/Département Marine (France).

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Le lecteur d’aujourd’hui déplie la carte Franquelin/La Croix. Comment les Pontchartrain, eux, virent-ils la carte ? Sur une grande table ou accrochée au mur[30] ? Pour nous, l’immensité de la carte pliée se dévoile peu à peu, et c’est son échelle qui lui confère un pouvoir psychologique. Les colonies européennes sont coincées à droite, presque à la marge de la carte, et vers l’ouest, de grands espaces blancs se déploient. Une Amérique élastique s’étire d’est en ouest et se réduit du nord au sud. Au-dessous du lac Érié, des myriades de rivières affluent à l’ouest, pour se verser dans le Mississippi, qui continue à suivre cette trajectoire toujours vers l’ouest pour enfin (au dernier moment si on peut dire) bifurquer vers le sud et le golfe du Mexique. Le Saint-Laurent et le Mississippi s’alignent parfaitement du nord-est au sud-ouest, comme une seule route. Les fleuves et les rivières attirent tout vers le centre du continent. Près du Mississippi, l’auteur écrit que les « Indios Bravos » de la Nouvelle Biscaye font une guerre perpétuelle aux Espagnols, comme un écho des idées de Peñalosa ainsi que des mémoires de Renaudot et Bernou. À l’évidence, c’est facile, voire trop facile, et même inévitable, de voyager du Saint-Laurent au Mississippi. Les espaces blancs menacent d’avaler tout ce que la France peut envoyer ou créer au Canada. Si ce qu’on voit ici est le visage de l’Amérique reconnu au ministère à l’époque, les sentiments et la politique des Pontchartrain s’expliquent. C’est dans le contexte des documents écrits et surtout dans celui des actions ministérielles que la carte montre sa valeur. Pour nous, grâce à elle, les morceaux du puzzle se rassemblent : une conception des données géographiques, les prix à remporter et les risques à courir qui se sont présentés aux ministres. Sans trop insister sur la méthode de « repenser », nous suggérons que les Pontchartrain sentirent de loin les dangers d’une Amérique à la fois grande avaleuse d’hommes et de l’argent du roi et manifestèrent leur prudence face à cette image tentante, qui pouvait en effet évoquer une carte au trésor.

Comment les ministres, obligés par les circonstances à penser à l’échelle continentale, conçurent-ils le continent ? Presque au centre de la carte Franquelin/La Croix se trouve l’Iroquoisie. Est-ce un fait géographique ou une mesure de l’importance des Iroquois ? Sur la carte de Fonville, l’Iroquoisie est exactement au centre, ce qui est, suivant la tradition cartographique millénaire, l’omphalos, ou en français le « nombril du monde ». Pour les Pontchartrain, la souveraineté des Cinq Nations, ou au moins leur neutralité dans les guerres inévitables entre les Anglais et les Français, est essentielle. Pour eux, l’Iroquoisie est une frontière. Selon Hector de Callière, le gouverneur pro tempore du Canada, l’importance de la Grande Paix de Montréal de 1701 réside dans la stabilisation de cette frontière. « Je souhaite que la paix avec les Iroquois puisse servir a régleur [sic] a l’avantage du Roy les limites entre nous et les anglois[31] », écrivait-il au ministre. À l’ouest, on avait besoin des alliances autochtones, mais aussi d’un point d’appui pour remplacer tous les postes abandonnés. En 1701, Antoine Laumet dit de Lamothe Cadillac fonda Détroit pour sécuriser les Grands Lacs. À l’embouchure du Mississippi, Pierre Le Moyne d’Iberville établit une seconde pointe d’appui qui fut d’abord Biloxi (1700) et, par la suite, Mobile (1702) : ce n’était pas grand-chose, mais cela pouvait décourager les aventuriers anglais et ouvrir sur l’empire espagnol une fenêtre qui serait peut-être utile un jour. La carte de Franquelin donne à penser que les Autochtones haïssaient les Espagnols et qu’ils aideraient les Français.

La situation exacte de l’embouchure du fleuve ne fut connue des Pontchartrain qu’après le retour de d’Iberville du golfe du Mexique à l’été 1699. Les rapports viva voce de d’Iberville aux Pontchartrain brisèrent-ils à l’instant l’emprise psychologique de la carte de Franquelin ? On peut en douter. Ce fut l’apparition d’une meilleure grille cartographique, surtout sur la carte de Guillaume de Lisle de 1703, qui fit voir une Amérique aux proportions plus justes. Les cartes de Nicolas de Fer (1701) et de Guillaume de Lisle (1700 et 1703) furent les premières cartes françaises à représenter le Mississippi selon les données de d’Iberville[32]. Même la localisation exacte de l’embouchure du Mississippi par d’Iberville ne détourna pas Jérôme de Pontchartrain de son but original dans cette région qui l’intéressait en raison de sa proximité des mines. « La grande affaire est la découverte des mines[33] », écrivit-il à d’Iberville lors du second voyage de ce dernier en 1699.

Certes, l’échelle continentale s’imposa. Mais ce sont la fragmentation nord/sud, la méfiance envers les nouages continentaux, le sens d’économie et, sur le golfe, l’avarice qui caractérisèrent la politique des Pontchartrain au moment de la crise de la Succession d’Espagne. Est-ce la guerre elle-même qui engendra la politique agressive que croit discerner l’historiographie canadienne ? Que fit pendant la guerre Jérôme de Pontchartrain pour remplacer la politique prudente, même timide, que lui et son père avaient établie ?

Durant la guerre, les fameux congés de traite restèrent supprimés, les postes de traite abandonnés. Le nouveau fort Pontchartrain à Détroit fut le seul point d’appui français au Pays d’en Haut, « Sa Majesté le regardant comme un moyen de conserver la possession de Lamerique septentrionalle[,] d’empêcher que les anglois et les autres nations ne penetrent dans les terres[34]. » Il fallut attendre 1709 pour que Pontchartrain accepte enfin que le poste à rétablir à Michilimackinac soit plus important que Détroit. Mais l’essentiel de la politique du ministre ne fut ni Détroit ni Michilimackinac : ce fut plutôt la neutralité des Iroquois, une idée exprimée dans les dépêches de la Cour entre 1698 et 1703. De son avis, cette neutralité rendait le réseau de postes superflu. Il approuva la préservation du fort Frontenac pour alimenter les Cinq Nations[35].

Ainsi, selon Pontchartrain, un poste à l’embouchure du Mississippi était certes « d’une nécessité indispensable pour empeser le progrez que les anglois de la colonie de la nouvelle york ont commence de faire dans les terres qui sont entre eux et ce fleuve », mais un tel poste ne faisait pas partie d’un réseau continental. Une amnistie pour les coureurs de bois et le fait que Pontchartrain consentit à quelques projets qui ne furent que voyages de traite dissimulés, loin de fournir une structure solide à la présence française dans l’Ouest, laissèrent le Pays d’en Haut dans le chaos[36]. À la marge d’une constatation de Callière et de l’intendant Champigny « qu’il y a plus de commerceants dans les pais elognez que jamais », Jérôme de Pontchartrain écrivait « empecher sévèrement ». À la marge de leur demande pour une frontière canadienne à la rivière Wabash renforcée par une chaîne de postes, il nota « voir les cartes je n’entends pas bien », un aveu surprenant d’une ignorance encore plus surprenante. Par rapport aux « presents qu’on sera obligé de faire aux sauvages », Pontchartrain conseilla en marge, « bon avec économie[37] ». De toute évidence, il fit très peu d’efforts pour lier ses quelques initiatives pour l’établissement de la Louisiane avec ses quelques rares interventions au sujet des frontières du Canada.

Jérôme de Pontchartrain se penche sur des cartes de Couagne, 1711-1712

Mil sept cent onze : à Londres et à Versailles, on négocie déjà la paix qui sera signée à Utrecht, le 11 avril 1713. Jérôme de Pontchartrain, toujours secrétaire d’État de la Marine, a devant lui la carte toute neuve (1711) de Jean-Baptiste de Couagne[38]. On connaît peu de choses de cet officier canadien, arpenteur-assistant de Gédéon de Catalogne au Canada jusqu’à son départ en 1713 pour l’Île Royale, où la plus belle partie de sa carrière se déroula[39]. Mesurant 160 centimètres sur 109 centimètres, sa carte manuscrite est énorme comme celles de Franquelin/La Croix et de Franquelin/Fonville. Il dédia cette carte à Pontchartrain, et elle porte les armes du secrétaire d’État et le collier de l’ordre du Saint-Esprit. Le détail en est remarquable. La baie d’Hudson donne l’impression d’un drap suspendu sur une ligne et les Grands Lacs restent un défi pour le cartographe, mais tout est bien reconnaissable. On place les Iroquois à l’ouest des colonies anglaises de New York à la Pennsylvanie, où la carte se termine. L’échelle continentale des années 1690 est abandonnée.

La perte de Terre-Neuve, de la baie d’Hudson et de la péninsule acadienne paraît ici contournée en jaune, même avant le Traité d’Utrecht, mais l’auteur de cette carte situe les Iroquois en Nouvelle-France. « Carte du Canada ou les terres des Francois sont marquées de bleu et celle des Anglois de Jaune, 1712, d’après le Sieur Couagne en decembre 1712 ».

© Service Historique de la Défense/Département Marine (France).

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La carte de Couagne n’est pas une carte de l’Amérique, mais plutôt une carte du Canada et de ses voisins les plus proches. Cette carte, aujourd’hui dans la collection de la Bibliothèque nationale à Paris, enfanta une seconde carte « d’après le Sr. Couagne » qui se trouve depuis sa création à la Marine[40]. Cette carte de décembre 1712, calquée sur la carte de 1711, s’en différencie par sa taille plus réduite de 43 centimètres sur 63 centimètres et surtout par les limites en couleurs. La carte correspond largement aux interventions faites par Pontchartrain dans la correspondance entre Versailles et les plénipotentiaires français à Utrecht. C’est ce qui donne l’impression que Pontchartrain lui-même commanda ce tracé, fait environ seize mois avant la signature du traité d’Utrecht. Ici, le cartographe fait voir la Nouvelle-France comme Pontchartrain l’avait voulue[41]. On y trouve la limite de la Nouvelle-France vers le nord – ce qu’on n’accepta pas à Utrecht - qui commence au cap Enchanté (Labrador), passe au-dessous du lac Nemisco, qui est donc réservé aux Anglais, et continue en ligne droite vers l’ouest pour rejoindre le Mississippi. Terre-Neuve est aux Anglais, ainsi que la péninsule de la Nouvelle-Écosse. Mais l’île du Cap-Breton, où le futur site de Louisbourg est déjà indiqué, reste à la France ainsi que la terre des Malécites. La Nouvelle-Angleterre, qui englobe la colonie de New York, s’arrête à la rivière Saint-George au lieu de s’étendre jusqu’au fleuve Kennebec, une petite gracieuseté envers les Anglais. De là, la limite qui sépare les Français et les Anglais suit la hauteur des terres. Tout le pays des Iroquois est donc placé du côté français et fait partie du Pays d’en Haut canadien.

La carte « d’après le Sr. Couagne » manifeste une certaine idée du destin du Canada. Selon cette conception, le Pays d’en Haut canadien, c’est-à-dire la région des Grands Lacs, est le coeur stratégique de l’Amérique du Nord. L’alliance entre la France et les Autochtones des bassins des Grands Lacs et du Saint-Laurent assure une emprise à la France sur cette région clé. Une Iroquoisie sûre – neutre ou, comme sur la carte, plutôt française – en est le boulevard. Le Canada lui-même relie les Grands Lacs à l’Europe et protège les approches maritimes. La politique exprimée par la carte correspond à celle des gouverneurs du Canada avant la tentative des Pontchartrain d’abandonner les postes de l’Ouest en 1696. Pour un espace plus restreint, c’est-à-dire celui des bassins des Grands Lacs et du Saint-Laurent, l’impérialisme de la carte est plus sûr que celui des cartes taillées à la mesure du continent des années 1690.

L’écho de ce que fait voir la gestalt de la carte de Couagne nous vient d’une voix anonyme, mais bien connue des historiens de la Nouvelle-France, une voix qui nous parle à travers un document sans titre, sans signature, sans date précise, mais qui est probablement de 1712 :

Enfin, si les Anglois en possession du Canada nous avoient chassé de nos establissemens, ils feroient aisément la conqueste du Misisipi ce qu’ils ont jusqu’icy tenté inutilement, a cause des lacs qui sont au dessus de la riviere de St. Laurent dont nous sommes aujourd’huy les maitres, et qui seroient aux anglois quand nous leur aurions cedé le canada, dela il leur serait facile de passer au Mexique et de devenir peu a peu les maitres du nouveau monde[42].

C’était dès lors le Canada qui comptait. En 1712, Pontchartrain semble dégoûté par la politique continentale comme si c’était une folle aventure. Dans son mémoire de janvier 1712, il se tait au sujet des Iroquois. Il ne parle pas du long Mississippi et il suggère qu’on pourrait donner les forts de l’embouchure du fleuve aux Espagnols[43]. En effet, le 14 septembre 1712, le roi donne la colonie à un entrepreneur, Antoine Crozat. Lui et le ministre préfèreront une politique moins ambitieuse et, bien sûr, moins coûteuse. La politique impérialiste en Amérique du Nord au moment de la Succession d’Espagne, quand l’histoire commence à couler dans les nouveaux chenaux, est donc moins impressionnante, moins durable qu’on aurait pu le penser. Mais le règne de Louis XIV et le ministère de Pontchartrain rendaient leur dernier soupir. Tout devrait donc être repensé.

En principe, la carte ne présente que des faits indépendants de toutes valeurs. Mais par ce qu’elles incluent et par leurs « silences » (le mot est de Brian Harley[44]), les cartes expriment bien plus que du savoir géographique. Elles ne sont pas de simples miroirs de la géographie, mais des fenêtres ouvertes sur le passé. De plus, le lecteur de la carte n’est pas le récepteur passif de la connaissance qu’elle transmet. La carte elle-même et la relation entre la carte et le lecteur dévoilent des caractères bien plus complexes que ce qu’admet l’épistémologie positiviste.

Comprendre les cartes à travers une épistémologie qui est plus profonde que le modèle traditionnel permet ainsi de réviser la question des intentions impérialistes des administrateurs français entre la Paix de Ryswick et celle d’Utrecht. Les nombreuses cartes de Franquelin à partir de 1684 font voir, par leur échelle continentale, les interrogations impérialistes des Pontchartrain. C’est vrai surtout des cartes de 1690 (Franquelin/La Croix) et 1699 (Franquelin/Fonville), confectionnées chacune pour un nouveau ministre. L’axe nord-est/sud-ouest du Saint-Laurent et du Mississippi, très exagéré par Franquelin, donne l’impression d’un continent sans frontières naturelles. Par leur présentation du Mississippi comme un fleuve qui coule surtout vers les espaces blancs de l’Ouest, ces cartes indiquent la route à suivre, attirante et dangereuse à la fois. La carte de 1712, qui se veut pourtant faite « d’après le Sr. Couagne », est réalisée sur mesure pour Jérôme de Pontchartrain. Reflet de sa pensée, elle nous montre sa vision d’une Nouvelle-France plus restreinte dont le Canada est le centre et l’ancre. Parmi les colonies, le Canada de 1712 restait la plus mauvaise de toutes, peut-être, suivant l’expression du ministre, mais c’était néanmoins une colonie qui trouvait désormais son rôle et ses justes limites.