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Lise Chartier, fondatrice de la Société d’histoire et de généalogie de l’île Perrot, nous offre un portrait fouillé des familles seigneuriales et roturières de cette seigneurie avant 1765. La recherche est impressionnante, basée sur un arsenal très complet de sources : état civil, actes notariés, archives judiciaires, cartes d’époque, correspondance officielle, données archéologiques et même un billet de concession provenant de la collection privée de l’auteure. Les lecteurs y découvriront une seigneurie méconnue de 33km2, située en amont de l’île de Montréal, à la jonction de la rivière des Outaouais et du fleuve Saint-Laurent.

L’ouvrage présente d’abord les lieux et les débuts de la seigneurie sous François-Marie Perrot, premier seigneur de 1672 à 1684. Trois chapitres sont ensuite consacrés à Joseph Trottier Desruisseaux, seigneur de 1703 à 1713 : sa famille, ses activités commerciales et sa gestion de la seigneurie. Le coeur de l’ouvrage, du chapitre six au chapitre onze, est dédié à Françoise Cuillerier, seigneuresse à partir de 1713 : sa famille, son « dynamisme », sa gestion seigneuriale, l’état de la seigneurie en 1724, le développement de 1725 à 1739 et enfin celui des années 1740. Les chapitres douze et treize décrivent les déboires d’un gendre de Cuillerier (Marin Hurtubise) et les succès d’un autre (Jean-Baptiste Leduc), ce qui permet de mieux comprendre le règlement de la succession Trottier-Cuillerier. En parallèle, l’auteure rappelle la participation soutenue des habitants au commerce des fourrures et leur enracinement sur le territoire. En guise de conclusion, l’auteure présente la seigneurie et ses habitants au début du régime britannique à partir du recensement de 1765 et de la carte dite de Murray.

Cet ouvrage reflète la passion de l’auteure pour l’île et ses habitants. Les descendants des premiers censitaires de la seigneurie (Lalonde, Hunault dit Deschamps, Daoust, Leduc, etc.) y retrouveront non seulement des données généalogiques, mais aussi des informations sur les propriétés et sur les activités professionnelles de leurs ancêtres. Du côté seigneurial, l’auteure décrit l’exploitation du domaine et du moulin, le développement des arrière-fiefs et la concession des censives. L’analyse très serrée de l’aveu et dénombrement de 1724 (chapitre 9) démontre que l’état du développement de plusieurs censives y est exagéré, ce qui vient confirmer une pratique que nous avions décrite pour la seigneurie voisine de Vaudreuil[1]. Parallèlement au développement de la terre, l’auteure ne néglige pas pour autant le commerce des fourrures, auquel sont associés pratiquement tous les membres du clan Trottier-Cuillerier ainsi que de nombreux censitaires.

Afin de mieux situer ses lecteurs, l’auteure consacre quelques pages aux patronymes, à la toponymie, aux unités de mesure et à la monnaie (p. 13-15). Rédigé dans un style clair et sobre, le texte est pratiquement exempt de coquilles sauf aux pages 22 et 23 où les années 1672, 1673 et 1674 ont été remplacées par 1772, 1773 et 1774. On peut toutefois regretter l’utilisation de l’anglicisme et de l’anachronisme « commuter » (p. 88) pour décrire les déplacements de la famille seigneuriale entre l’île Perrot et Lachine et quelques analogies abusives, notamment entre les cens et rentes seigneuriales et l’impôt foncier (p. 126), ou entre l’aveu et dénombrement et les recensements (chapitre 9).

Du côté événementiel, l’auteure maîtrise très bien ce qui est associé au développement de sa seigneurie. À titre d’exemple, la célèbre affaire Perrot et l’affaire Louvigny, auxquelles sont respectivement mêlés François-Marie Perrot et Joseph Trottier Desruisseaux, sont bien décrites. Le recours à quelques études anciennes contribue toutefois à la présence de quelques erreurs. Ainsi, se fiant au mémoire de maîtrise réalisé en 1931 par E. S. Wardleworth, l’auteure situe la mort de Perrot à la Martinique en 1689 (p. 30) alors que le Dictionnaire Biographique du Canada nous apprend qu’il est mort à Paris en 1691[2].

À la même page, l’auteure déclare que Frontenac cumulait les charges de gouverneur et d’intendant pendant son second mandat (1689-1698) alors qu’il a gouverné sans intendant de 1672 à 1675. Quelques autres erreurs se sont glissées dans le texte : référence à la date de la confirmation de concession (1716) au lieu de la date de concession initiale (1703) pour la seigneurie de Vaudreuil (p. 11), et une confusion entre l’intendant François de Beauharnois et son frère cadet Charles, qui sera gouverneur quelques années plus tard (p. 40). Enfin, s’appuyant sur des listes partielles disponibles sur le Web, l’auteure conclut qu’il n’y avait plus de gouverneur à Montréal après 1724 (p. 20), alors que cette charge a survécu jusqu’à la fin du Régime français.

En conclusion, cet ouvrage reflète les qualités et les faiblesses des bons ouvrages en histoire locale. L’auteure partage sa connaissance du lieu, sa passion pour le sujet et son intérêt pour tous les détails, mais on retrouve des erreurs relatives au contexte historique plus large auxquelles les éditeurs devraient porter plus d’attention. Néanmoins, que ce soit pour l’île Perrot, pour ses gens, pour la gestion seigneuriale, ou pour le rapport entre le peuplement et la traite des fourrures, ce livre vous apportera de précieuses informations.