Tant par sa critique de la « nouvelle sensibilité historique » (NSH) – dont je laisserai aux principaux concernés le soin d’apprécier la justesse – que par sa proposition d’une histoire sociale critique, Martin Petitclerc soulève l’enjeu du rapport histoire/société : quelle devrait être la nature de ce rapport ? Cet enjeu a donné lieu, depuis une quinzaine d’années au Québec, à plusieurs réflexions, notamment issues des critiques de l’histoire sociale dont Petitclerc dresse un bon portrait. Je voudrais soulever une question que ces réflexions ont souvent négligée, celle des conditions disciplinaires de la connaissance historique. Le rapport historiens-société ne peut, en effet, être compris sans considérer que l’histoire est une communauté de pairs régie par un savoir, ce que semble oublier Martin Petitclerc dans son appel au renouvellement de l’histoire sociale. Aussi, est-il impératif de réaffirmer l’importance de l’autonomie disciplinaire de ce savoir en réponse à ceux voulant le soumettre à une fin « imposée du dehors », que cela soit la résolution de la crise mémorielle-identitaire ou la critique des inégalités socio-économiques. Les historiens de la NSH ont, selon Petitclerc, contre l’histoire sociale ayant mythifié la Révolution tranquille et méprisé la tradition, programmé une « nouvelle histoire des idées » pour « fonder un nouveau rapport au passé » qui permettraient aux historiens de remédier à « la crise de conscience historique des Québécois francophones ». Répliquant à ce programme remettant en « question la pertinence même de l’histoire sociale pour comprendre le passé québécois » et « porteu[r] d’une conception appauvrie de la fonction sociale de la discipline historique », Petitclerc défend l’histoire sociale dont la récente critique aurait été « profondément réductrice ». Il revendique une histoire sociale critique grâce à laquelle les historiens ne courent pas le risque d’« avoir peu de chose à dire sur les grands enjeux collectifs du passé, du présent et de l’avenir ». Devant cette inquiétude d’une histoire qui serait inutile socialement, il est peut-être nécessaire de rappeler que le rapport des historiens au présent et à la société est médiatisé par une discipline qui limite en droit tant l’emprise de la société sur les historiens que l’intervention des historiens dans la société. En médiatisant le rapport historiens-société/présent, la discipline permet la production d’une connaissance scientifique du passé. Elle procure en effet aux historiens un espace d’autodétermination où ils se constituent en communauté régie par un savoir intersubjectif en fonction duquel ils sont en mesure de valider et de hiérarchiser ce qu’ils disent du passé. L’engagement historien, comme le « projet critique » de Petitclerc, soumet l’histoire à un autre nomos que celui du savoir disciplinaire, accroissant ainsi son hétéronomie et la rendant plus vulnérable aux instrumentalisations. La première victime de celles-ci est la vérité qui est précisément ce que la société espère obtenir de ceux qu’elle finance par le biais de l’État, à savoir les historiens universitaires. La responsabilité (déjà) « redoutable » des historiens, comme le dit Pierre Trépanier, ne consiste-t-elle pas à prioriser « la fonction théorique de la connaissance » sur une « fonction pratique ou militante » d’engagement social qui risque de menacer leur autonomie, première et principale condition disciplinaire de l’histoire ? En valorisant l’engagement historien dans la société, Petitclerc oublie-t-il que la communauté de pairs disciplinaire est la première et seule communauté à laquelle tous les historiens appartiennent ? Ce n’est que cette appartenance qui assure une juste concurrence entre les pairs. Comme le soulignait l’historien américain Jack Hexter, « the fact that preeminently the society which all professional historians are members of, belong to, work in, is the society of professional historians …
Le projet d’une histoire autonome[Notice]
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Patrick-Michel Noël
Département d’histoire, Université Laval