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Grasset, Fayard, Stock, Calmann-Lévy, Le Livre de Poche, les Éditions Albert René (la franchise Astérix), Dunod, Armand Colin, Bibliothèques Rose et Verte, Larousse, Harrap’s, saga Twilight, chaîne Relay (aéroports, gares…), Maison de la Presse Internationale. Voilà quelques exemples de maisons d’édition, de livres, de magazines et de lieux de vente associés aujourd’hui au groupe Hachette Livre, fondé en 1826 par Louis Hachette et maintenant propriété du puissant conglomérat médiatique Lagardère. Hachette est actuellement le premier éditeur de livres (grand public et éducation) en France, et constitue un leader de l’édition en Angleterre, en Espagne et aux États-Unis. Il est, selon le Publishers Weekly (19 juillet 2013), le sixième plus important conglomérat d’édition du monde. Ce géant de l’édition est pourtant plutôt méconnu, les sociétés et produits culturels qui lui appartiennent ou qu’il diffuse retenant davantage l’attention. Encore plus méconnue (du moins à l’extérieur du cercle des acteurs du milieu du livre et des spécialistes) est l’histoire particulièrement passionnante de Hachette au Québec. L’ouvrage de Frédéric Brisson apporte à cet égard un éclairage très pertinent concernant l’inscription québécoise de la « pieuvre verte », surnom qui lui est donné en France en raison de ses nombreux « tentacules » dans le secteur de l’édition.

Version remaniée d’une thèse de doctorat, cet ouvrage composé de cinq chapitres adopte une perspective chronologique, allant des années 1950 aux années 2000, se concentrant principalement sur la période 1950-1980. L’auteur a procédé à une étude minutieuse des archives de Hachette à Paris (Institut Mémoires de l’édition contemporaine), classées « archives historiques » depuis 2002, et réalisé quelques entretiens semi-dirigés. L’apport principal de ce livre est double. Il permet d’abord, bien entendu, de décrire et d’analyser de façon détaillée la présence de Hachette au Québec, en évoquant les différents rôles (distributeur de livres et de magazines, libraire, etc.) exercés par l’entreprise. L’aspect le plus fascinant réside cependant dans les effets durables des activités de Hachette sur l’ensemble de l’écosystème du livre au Québec. Hachette est ainsi « à la fois catalyseur de changement et menace à juguler » (p. 216).

Les « effets » de l’entreprise française sont aussi bien négatifs que positifs. Au rang des premiers, mentionnons la faible distribution d’oeuvres québécoises, le court-circuitage des libraires (les institutions scolaires et les bibliothèques s’approvisionnent auprès de grossistes européens, le plus important étant Hachette, et ce, à des prix inférieurs), les sollicitations auprès des supermarchés, l’achat de librairies locales, la présence active dans l’édition scolaire, entre autres. Ce contexte conduit à la fin des années 1960 à l’« affaire Hachette » qui témoigne des craintes de la part des acteurs locaux. Le Conseil supérieur du livre conclut d’ailleurs que Hachette souhaite obtenir le monopole sur le marché français au Québec. Hachette devient de la sorte un « révélateur » du colonialisme culturel des Québécois, en pleine période mondiale de décolonisation. Mais globalement la désorganisation du marché local permet à Hachette de s’implanter.

L’analyse a par ailleurs le mérite de souligner le rôle actif joué par les acteurs québécois dans l’implantation de Hachette au Québec, notamment des éditeurs et des libraires qui vont créer des partenariats. Mais le plus étonnant (c’est un aspect particulièrement intéressant de l’ouvrage) concerne le rôle du gouvernement du Québec dans l’expansion même de Hachette. Ainsi, le premier gouvernement de Robert Bourassa souhaite accroître la coopération économique entre la France et le Québec ; il entend donc maintenir de bonnes relations et ne pas froisser le Quai d’Orsay. Qui plus est, le gouvernement français effectue des pressions soutenues afin de favoriser le maintien et le développement de Hachette. La description de toutes ces tractations politiques est particulièrement bien menée tout en inscrivant l’étude de cas dans une contextualisation plus générale. La Société générale de financement (SGF) va même investir dans le Centre éducatif et culturel (édition scolaire) en partenariat avec Hachette, laissant de plus à la société la gestion de l’entreprise.

La présence de Hachette aura toutefois des effets positifs sur le milieu local du livre. Le système de l’office pratiqué par Hachette, soit l’envoi automatique des nouveautés, les librairies retournant les invendus, est implanté au Québec et se généralise. Les grossistes sont remplacés par un dispositif basé sur la distribution-diffusion avec ententes exclusives avec les éditeurs. Cela bénéficie à Hachette comme aux entreprises québécoises, incluant les éditeurs qui n’ont plus à se préoccuper des aspects associés à la commercialisation : « Somme toute, cette adoption des méthodes françaises s’avère bénéfique pour l’industrie du livre québécoise puisque la diffusion-distribution en exclusivité favorise une meilleure promotion des ouvrages, une distribution plus efficace et une accessibilité pour le public à un plus large éventail de titres » (p. 217). Ces paramètres sont toujours présents aujourd’hui. Toutefois, dans les années 1970, de nombreux problèmes subsistent, notamment l’absence de stabilisation des prix.

Les activités de Hachette permettent donc d’appréhender l’évolution des réflexions portant sur le livre au Québec. La présence de Hachette a notamment été un facteur de mobilisation du milieu. Certains recommandent dès les années 1960-1970 l’accréditation des libraires et l’obligation concomitante pour les collectivités (institutions scolaires et bibliothèques) de s’approvisionner auprès d’eux, des remises fixes aux libraires et l’instauration d’un prix unique. On souhaite que le système soit fondé sur l’agrément des acteurs, lequel serait associé à une limite de la propriété étrangère. Plusieurs propositions sont faites en ce sens mais le gouvernement tarde à légiférer.

Le basculement a lieu d’abord en 1974 avec la Loi [fédérale] sur l’examen de l’investissement étranger qui interdit la création d’une nouvelle entreprise ou l’acquisition d’une entreprise existante par des entités étrangères. Mais c’est surtout après 1976 que les transformations s’opèrent. L’arrivée au pouvoir du Parti Québécois ne modifie d’abord pas fondamentalement l’approche gouvernementale ; le PQ sait pertinemment que l’appui de la France sera nécessaire dans la perspective d’une accession à la souveraineté. Le gouvernement entend cependant exercer un nationalisme culturel fort et adopte un projet de loi en décembre 1979 qui répond aux principaux problèmes « structurels », qu’il s’agisse de la propriété, de l’approvisionnement auprès des librairies de sa région ou du nombre de titres (diversité) que les libraires doivent posséder. La Loi va ainsi structurer de façon fondamentale et pérenne le milieu du livre. Un prix unique ne sera cependant pas inclus, ce qui explique la résurgence récurrente de cette question.

Au même moment, et pour des raisons qui ne sont pas nécessairement liées à la loi, Hachette se retire progressivement de ses diverses activités au Québec. Brisson pose l’hypothèse que Hachette n’a pas suffisamment laissé d’indépendance à sa filiale québécoise, ni envoyé au Québec des cadres supérieurs compétents susceptibles de mieux développer ce marché. Les nouveaux propriétaires (Lagardère) opéreront une rationalisation qui touchera considérablement l’entreprise. Hachette n’est aujourd’hui présent que dans l’édition scolaire, la distribution de périodiques (volet demeuré très important) et la Maison de la Presse Internationale, devenue une véritable institution à Montréal. En 2010, l’industrie québécoise du livre occupe environ 50 % de son propre marché tandis qu’en Belgique, en Suisse et en Afrique francophone Hachette est toujours dominant. Il n’y a pratiquement qu’au Québec que Hachette est absent de la distribution du livre en langue française.

Au final, l’auteur souligne de façon très pertinente que Hachette soulève plus globalement des enjeux importants – et d’actualité en 2014 – associés aux industries culturelles, en lien notamment avec les phénomènes de concentration et de convergence des entreprises culturelles et médiatiques. De fait, Hachette a en bonne partie été remplacé par Quebecor Media, présent (outre ses nombreux autres domaines médiatiques) dans les secteurs des journaux, des magazines, de l’imprimerie, de la distribution et de l’édition. Brisson montre bien à cet égard les diverses relations qui se tissent entre les deux entreprises à compter des années 1980, lesquelles se concentreront d’ailleurs toutes deux aujourd’hui sur les activités liées aux médias, à la distribution de périodiques (Quebecor est numéro un pour les périodiques québécois, Hachette pour les périodiques français) et à l’édition. De la Librairie Beauchemin au début du XXe siècle, une des premières entreprises locales effectuant de la convergence (grossiste, libraire, éditeur scolaire et généraliste, imprimeur du très populaire Almanach du peuple) à Quebecor Media en passant par Hachette, Brisson dévoile une trame historique et contemporaine particulièrement éclairante.

Plus d’extraits d’entretiens et de références journalistiques aurait toutefois été pertinent, en synthétisant un peu plus les nombreuses données statistiques présentes. Il aurait aussi été approprié d’expliquer certains termes pour les lecteurs non avertis (par exemple, les « collectivités », p. 51 ou l’« office », p. 52). Qui plus est, le premier chapitre aurait sans doute gagné à être scindé en deux, comportant pas moins de 62 pages, causant de la sorte un déséquilibre avec les autres chapitres, nettement plus courts. Ces aspects n’enlèvent toutefois rien à la grande qualité scientifique, descriptive et historique d’un livre particulièrement intéressant.