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Le milieu du XIXe siècle marque, en Occident, le point de départ d’une volonté de sortir les mineurs de la prison commune pour offrir à ces âmes encore malléables un traitement de réforme mieux approprié à leur âge[2]. Ce jalon important de l’histoire de l’enfance difficile ne signifie pas, loin s’en faut, la fin de toute procédure d’enfermement comprise au sens de « mise à l’écart en institution de segments de la population aux prises avec des problèmes sociaux ou de santé, ou constituant une menace potentielle pour l’ordre social », selon la définition de Jean-Marie Fecteau[3]. Le cas québécois en démontre la permanence car, depuis l’éphémère « prison de réforme », établie à l’Île-aux-Noix en 1858, jusqu’aux actuels Centres jeunesse, un trait caractérise l’effort social de régulation de la délinquance juvénile : la mise en institution des plus récalcitrants. Même lorsque la célébration de la famille sera à son pinacle et que le vent de désinstitutionnalisation soufflera le plus fort, il restera toujours un contingent de trouble-fêtes, réagissant mal aux mesures de probation et aux foyers d’accueil, avec lesquels il faut bien faire quelque chose, ne serait-ce que par mesure de protection sociale.

Or dans la seconde moitié du XXe siècle, l’internement de jeunes, même dans les centres de rééducation spécialisés les plus éloignés du style carcéral, ne va plus de soi. D’abord imperceptiblement puis de manière franche, la critique s’élève contre des méthodes pourtant au coeur de la logique québécoise d’assistance depuis plus d’un siècle[4]. Le procès d’individualisation, caractéristique de la période, fait son oeuvre et vient éroder jusqu’aux fondements éthiques du traitement résidentiel[5]. Déjà dans les années 1920 et 1930, on avait commencé à reprocher aux institutions pour mineurs – crèches, orphelinats, écoles de réforme – de « comprimer l’individu », en provoquant des carences affectives durables et d’autres problèmes de développement[6]. La critique explose toutefois dans l’après-guerre et culmine avec les années 1960 : plus que jamais, hébergement rime avec emprisonnement. Dès lors, il faudra bien du courage ou de l’obstination pour faire valoir la relation d’aide là où l’on ne voit plus que coercition…

La réponse d’une institution de rééducation québécoise à cette pression individualisante sera au coeur du présent article. Pour illustrer la mutation qu’incarne le centre de rééducation de Boscoville dans cette trame ininterrompue de l’institutionnalisation des mineurs, nous évoquerons comment le paradigme de réadaptation qui s’y met en place au cours de la période des Trente Glorieuses rompt avec les régimes disciplinaires qui prévalaient auparavant dans les internats pour délinquants[7]. D’une thérapie qui invite à l’abolition de soi à une autre qui valorise son expression salutaire, le renversement normatif sera majeur et les effets partout visibles dans les programmes d’activités, les règlements disciplinaires, les approches pédagogiques, jusque dans l’architecture institutionnelle. L’emprise de ces différents cadres thérapeutiques sur les garçons qui y sont soumis retiendra notre attention. Qu’ils y adhèrent ou qu’ils y résistent, la vie en institution rejoint ces jeunes dans leur être tout entier. Elle investit leur voix, travaille leur corps au point où l’on peut lire l’histoire de leur passage en internat à la manière d’une partition ou d’une chorégraphie dont l’exécution n’est jamais, toutefois, parfaitement réalisée[8].

L’Institut Saint-Antoine. Une première école de réforme pour garçons à Montréal

Au terme de quelques expérimentations préalables, le Québec se dote en 1869 d’un système organisé de protection de l’enfance dite « délinquante et en danger », constitué d’institutions spécialisées, financées par l’État, mais gérées « au privé » par un personnel religieux[9]. C’est dans ce contexte législatif que les premières écoles de réforme ouvrent officiellement leurs portes à Montréal, soit l’institution pour filles dirigée par les soeurs du Bon-Pasteur d’Angers et celle destinée aux garçons : l’Institut St-Antoine[10]. Malgré des variantes relatives au sexe des populations internées, les approches curatives mises en oeuvre dans ces établissements, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, comportent bien des similitudes. On y mise sur une discipline rigoureuse, la pratique régulière d’exercices religieux, l’apprentissage d’un travail manuel et l’isolement des milieux de contamination[11].

Des voix

Pour saisir l’atmosphère qui régnait en ces lieux, on sera d’abord tenté, à la façon d’Alain Corbin, de prêter oreille aux signaux sonores qui « rythment le temps, […] préservent le territoire, […] disent les hiérarchies[12] ». Or les sources disponibles pour recomposer un tel paysage sensible sont, en réalité, plutôt rares : des règlements, des horaires d’activités, quelques prospectus et des photos, qui nous trompent peut-être, d’ailleurs, en laissant croire à une scansion des sons qui soit, elle aussi, en noir et blanc : il y aurait des moments pour parler, de manière ordonnée, selon des temps et des figures imposés, mais surtout de longues heures pour se taire, le silence étant une vertu cardinale dans la conversion de l’enfant voyou en adulte respectable. La voix des jeunes, du moins celle qui est autorisée, on l’imagine rarement individuelle : leçons récitées par les groupes d’élèves durant les rares heures de classes, chapelets en commun et autres oraisons plurielles au moment des offices religieux. Mais ces voix accordées des chants religieux ou patriotiques ne doivent pas faire oublier toutes les fausses notes qui ne figurent pas à la partition : fous rires, bavardages coupables, chuchotements intempestifs et cris de révoltes lors d’inévitables tempêtes[13]

C’est en 1873 que les Frères de la Charité de Saint-Vincent de Paul ouvrent officiellement à Montréal leur école de réforme destinée aux garçons. Le programme de redressement vigoureux qu’ils y instaurent ressemble, en bien des points, à celui, déjà en place, réservé aux filles. Comme chez les soeurs du Bon Pasteur, on insiste lourdement sur l’observance du silence le plus absolu à l’Institut Saint-Antoine[14] ; l’endiguement des propos « coupables et dangereux » est conçu comme excellent moyen de moralisation[15].

Les exercices de piété font aussi belle figure au sein de l’internat, ainsi qu’en témoigne l’habitude du rosaire récité en commun, les soirs après le repas[16]. Un an à peine après l’ouverture, l’inspecteur des écoles de réforme de la province se félicite de l’atmosphère de soumission qui règne en ces lieux. Dans son rapport annuel, il souligne avec admiration le mutisme des jeunes pensionnaires qui s’initient aux rudiments d’un métier :

Je ne pensais pas qu’il fût possible de donner à cette école en aussi peu de temps, ce cachet d’ordre, d’activité et de soumission que l’on voit dans les boutiques les mieux réglées et les plus prospères. Le seul bruit que l’on entend, dans les ateliers, est celui des machines. Il n’y a ni discours, ni dissipations, ni amusements. Tous travaillent avec entrain et attention[17].

Débordant le XIXe siècle, ce régime sec de la parole perdure pendant de longues décennies. Le règlement de 1934 indique encore qu’on ne s’exprime pas selon son bon vouloir au sein du Mont-Saint-Antoine[18]. L’article 2, par exemple, stipule que « [h]ors de la récréation, le silence doit être gardé en tout temps en tout lieu ». L’article 6, quant à lui, précise que « [l]es lettres que les élèves reçoivent ou qu’ils envoient doivent passer par les mains du directeur. Les billets d’élève à élève sont sévèrement interdits. » Dans le même esprit, l’article 11, mentionne que « […] les élèves ne se rendront au parloir que lorsqu’ils y seront appelés par le directeur ou son remplaçant. Ils ne parleront pas au téléphone sans la permission du directeur »[19].

Une telle discipline relève, on s’en doute, de la nécessaire gestion du bruit dans la vie des grands groupes. À quelques nuances près, on retrouve les mêmes instructions dans les couvents et pensionnats du système scolaire régulier[20]. Ces consignes destinées à limiter le chaos réaffirment aussi, au passage, une hiérarchie des âges de la vie qui reconnaît, pendant la majeure partie de la période étudiée, le privilège de la classe adulte à la parole[21]. Mais en contexte de réforme, la démarche d’hygiène sonore se double d’une autre intention qui consiste à faire taire les pensées désordonnées et malsaines qui s’agitent dans le for intérieur des adolescents déviants. Faire silence est, en réalité, une façon d’annihiler en soi l’identité déviante qui s’y est jusqu’alors exprimée dans des débordements coupables et bruyants.

Le statut du silence dans l’idéal de réforme trouve certainement un ancrage profond dans une tradition catholique et monacale qui insiste sur le recueillement et suggère que, pour rencontrer Dieu, il faut d’abord faire le vide en soi[22]. Mais de telles racines religieuses ne doivent pas cacher le fait que la valeur du silence, dans ces programmes rééducatifs, participe aussi étroitement d’une éthique libérale et industrielle alors en plein épanouissement[23]. Au sein des institutions pour jeunes délinquants, la régulation de la parole va toujours de pair avec cet autre dispositif essentiel à la réforme : la mise au travail du corps dans une lutte constante contre l’oisiveté.

Des corps

Pour épuiser l’énergie négative des corps adolescents et contrer le désoeuvrement, l’Institut Saint-Antoine compte essentiellement sur le labeur des garçons qui lui sont confiés par le tribunal. On leur apprend un métier : imprimerie, typographie, cordonnerie, ferblanterie, menuiserie, etc.[24]. L’austérité du climat institutionnel n’empêche pas, cependant, qu’une variété d’activités sportives et récréatives soit également proposée aux garçons. Au début du XXe siècle, les frères constatent d’ailleurs que les exercices physiques sont « de plus en plus à l’honneur dans le pays ». Portés par cette vague d’enthousiasme, ils consentent à débourser des sommes importantes pour installer de nouveaux équipements[25]. Prise en 1901, la photo d’une classe de callisthénie – « l’art de faire de beaux corps par une gymnastique adaptée[26] » – trahit un goût évident pour l’ordonnancement des corps et pour la symétrie, comme si leur distribution rationnelle dans le temps et l’espace était susceptible d’instiller, par effet de parallélisme, une même droiture à l’âme (figure 1).

Dans le respect d’une hiérarchie catholique qui subordonne le corps à l’âme, l’Institut valorise donc une saine dépense physique[27]. En 1932, l’aumônier du Mont-Saint-Antoine, l’abbé Edmond Langevin-Lacroix, résume ainsi les vertus de l’activité physique dans la réforme des garçons :

Grâce aux jeux au grand air, aux exercices physiques réguliers, à une nourriture saine, aux douches hebdomadaires, etc., nous avons peu de malades.

Nous croyons aux sports maintenus dans une certaine limite. Ils développent le corps, entretiennent la santé, reposent l’esprit, fournissent au caractère l’occasion de se former, de se polir, invitent à se surveiller soi-même pour bien faire ce que l’on fait, donnent du nerf à la volonté[28].

Source : Archives des Frères de la Charité. « Classe de callisthéine », école de réforme de Montréal, 1901, publié dans Sylvie Ménard, Des enfants sous surveillance, Montréal, Vlb éditeur, n.p.

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Tout se passe comme si l’approche développée à l’école de réforme de Montréal participait d’une démarche systématique du redressement des délinquants misant en partie sur le corps. Observant se développer, dès le XVIIe siècle, une passion des « corps dociles », Michel Foucault y voyait un des signes de l’avènement d’une ère disciplinaire destinée à investir l’anatomie humaine de manière inédite. C’est ainsi qu’aux châtiments corporels très violents de la justice médiévale aurait succédé, selon la thèse bien connue du philosophe, une ère de la contrainte plus douce, mais plus généralisée et calculée. À l’école, à l’armée, comme dans les institutions d’assistance publique et les prisons, le pouvoir s’inscrirait désormais jusque « dans l’automatisme des habitudes », parcourant chaque partie du corps des internés[29]. Une telle manière d’appréhender le corps implique qu’on s’abstienne de distribuer des châtiments trop brutaux ou impulsifs. Sur le plan théorique du moins, c’est aussi la ligne de conduite adoptée à l’Institut Saint-Antoine et, cela, dès les débuts, alors que les directives de l’évêque sont formulées clairement : « Je défends également de frapper les enfants et je veux que si un frère se rend coupable de cette faute, il soit immédiatement retiré de son emploi[30]… »

En somme, dans l’esprit des pionniers montréalais du traitement des garçons difficiles, le corps réformé est celui dont les gestes savamment prescrits permettent une sorte d’abolition de la pensée dans l’action répétitive. L’esprit concentré, absorbé par le labeur du corps, assourdi par le bruit des machines, devient une sorte de page blanche, un espace vide et sans passé. Le corps occupé, discipliné aura, pour ainsi dire, absorbé l’esprit. Il l’aura, du moins, réduit à sa plus simple expression : un faisceau de pensée canalisée sur l’action. L’esprit – ou l’âme ? – fusionné au corps, voilà, peut-être, une virginité refaite ? Du voyou peut désormais émerger l’honnête citoyen, à la fois bon chrétien et ouvrier laborieux.

Les années 1940 : une période transitoire au camp de Boscoville

Une flambée de délinquance juvénile accompagne au Québec les années de la Seconde Guerre mondiale[31]. Plurivoque, ce phénomène statistique indique dans son interprétation la plus sommaire l’insuffisance des ressources destinées à la réforme des mineurs au sein de la province. Bientôt, les sciences humaines en plein développement seront mobilisées dans un travail de révision en profondeur des modalités de rééducation des garçons jugés déviants. Boscoville, berceau de la psychoéducation, pourra émerger comme institution emblématique d’un tournant dans l’encadrement de la délinquance. Mais avant de devenir ce symbole de la modernité thérapeutique, l’institution connaît des débuts modestes qu’il convient d’étudier pour ce qu’ils révèlent, dans leur spontanéité, des sensibilités en mutation.

Fondée en 1941 par Albert Roger, aspirant à la prêtrise au sein de la communauté de Sainte-Croix, l’oeuvre se présente à ses premiers balbutiements comme un simple « camp d’été » destiné aux garçons ayant comparu devant le tribunal de la jeunesse[32]. Au cours des premières années, le traitement des jeunes s’organise dans un esprit d’humanisme chrétien axé sur la vie communautaire, le contact avec la nature et la chaleur du lien partagé. L’approche mise en place se présente comme une réponse directe à la culture des écoles de réforme. Pour les fondateurs de Boscoville, le Mont-Saint-Antoine est le contre-modèle par excellence, une véritable « prison d’État[33] ».

Des voix

Au son de l’accordéon du père Roger, les garçons confiés par la Cour des jeunes délinquants de Montréal se réunissent le soir autour du feu lors des premières saisons estivales consacrées à l’oeuvre rééducative. La note est ainsi donnée de ce qui se voudra un air plus vibrant et chaleureux. Le jour, l’atmosphère est bruyante et joyeusement désordonnée[34]. Les chants en choeur à la levée du drapeau, les cris de garçons au moment des jeux forains et des baignades réconfortent les visiteurs philanthropes, émus à la vision d’une jeunesse des ruelles initiée aux plaisirs simples[35]. Par plusieurs de ses traits, ce Boscoville « première manière » affiche les caractéristiques typiques des colonies de vacances qui fleurissent à travers l’Occident à la faveur des années 1930 et 1940[36].

La parole des jeunes qui émerge dans ce décor champêtre est d’abord celle de la troupe, tonitruante et gaie. Dans cette atmosphère, les voix individuelles sont comme enterrées par le bruit inexorablement joyeux, volontaire et bon enfant du groupe. Mais un changement en sourdine se trame, repérable dans l’installation progressive de nouveaux rituels. Par exemple, au camp de Boscoville, on prend l’habitude de tenir des annales. Un grand livre de comptabilité, converti en journal des campeurs, est utilisé à cette fin. Tour à tour, au terme de chaque journée passée au grand air, un garçon de la troupe est chargé de mettre en mots le récit des événements quotidiens. On semble se plaire à mandater directement les jeunes dans cette fonction de mémorialiste, plutôt que de la réserver au père Roger ou aux moniteurs du camp. Écrite bien souvent d’une main maladroite, cette prose stéréotypée, prévisible, reproduit immanquablement le discours philanthropique officiel de l’institution naissante. Truffés d’erreurs de grammaire et d’orthographe, les propos des garçons relatent encore et toujours que le plein air fait du bien, que les activités sont amusantes et que les bons pères sont attentionnés. Rien de vraiment original, donc, dans cette parole d’adulte relayée par des jeunes si ce n’est, précisément, la nouveauté d’une prise de la plume et d’une signature individualisée. René Caron, Claude Bolduc, Marcel Allard : le discours reste commun, certes, mais le porte-parole, lui, ne l’est plus, émergeant furtivement du groupe l’espace de quelques paragraphes[37].

Des corps

Comme le grand livre de Boscoville en témoigne, le programme d’activité du camp est chargé et laisse peu de répit aux garçons qui s’initient à ce camping frugal. L’horaire est ponctué de jeux en plein air, de sports d’équipe et d’activités aquatiques destinés à fortifier le corps malingre de ces jeunes urbains. Tout comme les voix, les corps se meuvent d’une manière grégaire, en meute si on peut dire, à la façon scoute. Mais on les veut désormais dorés par le soleil et dynamisés par une énergie joyeuse. En ce début des années 1940, le projet d’épuiser les corps par des activités récréatives n’a plus rien de neuf dans l’histoire du traitement des mineurs contrevenants, pas plus d’ailleurs que les croyances en les vertus de la campagne pour développer le goût d’une vie saine, au service du collectif[38]. Derrière ses atours modernes et décontractés, la philosophie rééducative du camp de Boscoville reste encore bien sommaire, on le constate, tout au cours de la décennie.

Le centre permanent de rééducation de Boscoville (1954-1977)

C’est au coeur des années 1950 que l’approche boscovillienne se précise, malgré la présence évidente de vents contraires. Si l’heure de la désinstitutionnalisation n’a pas encore sonné, certaines élites intellectuelles et scientifiques n’hésitent plus à condamner sévèrement les traditions résidentielles de prise en charge des populations fragilisées dans la province, même au risque d’écorcher des autorités cléricales toujours en contrôle de larges secteurs des services sociaux. Ce sont prioritairement les jeunes et les personnes souffrant de maladie mentale qu’on souhaite « libérer » des grandes enceintes de pierres grises incarnant des méthodes d’assistance jugées désuètes[39]. Cependant, de l’idéal émancipatoire à une réalité forcément plus prosaïque il y a loin. Et les « gars » de Boscoville, ces grands enfants de justice ayant déjà, pour plusieurs, une longue expérience des tribunaux et des institutions d’enfermement, posent de sérieux défis aux normes émergentes d’intervention hors les murs. Pour eux, on tentera plutôt de faire entrer la liberté « en dedans », en formulant une sorte de pari : l’accroc au principe nouveau de l’aide à domicile sera conçu comme la condition nécessaire pour assurer, à long terme, une réinsertion sociale réussie[40].

À partir de 1954, l’équipe de Boscoville s’affaire avec enthousiasme à mettre au point cette ultime expérience thérapeutique institutionnelle[41]. Cette année-là, l’oeuvre précaire, fondée douze années auparavant et menée à bout de bras depuis lors par des bénévoles convaincus, devient une grande institution permanente, résolument moderne, et généreusement financée par le gouvernement. Une jeune équipe d’éducateurs laïques, confiants d’incarner une révolution thérapeutique en matière de délinquance, s’évertue à développer un système rééducatif complexe qui mobilise de manière inédite les sciences de la psyché et de la pédagogie moderne.

Les pionniers de Boscoville, il faut le préciser, n’adhèrent pas du bout des lèvres à la solution institutionnelle. Au contraire, le principe même de « rééducation totale » qu’ils mettent en place exige un retrait à long terme du jeune de son milieu d’origine[42]. En exprimant une foi renouvelée dans les mesures institutionnelles, Boscoville ne les juge toutefois pertinentes que pour certains individus au profil bien singulier. Des arguments scientifiques sont avancés par l’équipe pionnière pour faire valoir que le cadre institutionnel est essentiel à la cure mise en place. C’est par la présence quasi permanente d’un éducateur auprès des jeunes que la restructuration de la personnalité endommagée du délinquant s’avère possible, soutient-on avec force conviction[43]. Secondés par des éminences grises comme le dominicain Noël Mailloux, fondateur de l’Institut de psychologie de l’Université de Montréal, et la psychologue Jeannine Guindon, ces éducateurs de la première heure, avec à leur tête Gilles Gendreau, sont ainsi à l’origine d’une nouvelle discipline universitaire et d’une nouvelle profession : la psychoéducation[44].

Le centre est installé sur un site champêtre à Rivière-des-Prairies. Au milieu des années 1950, il revêt l’allure d’une cité pavillonnaire moderne, capable d’accueillir plus d’une centaine de jeunes. L’espace thérapeutique, qui allie travail clinique et réflexion théorique, s’impose bientôt à l’international comme un chantier important de réinterprétation du phénomène délinquant[45]. À Boscoville, on perçoit essentiellement les actes antisociaux comme des manifestations d’un problème intérieur[46]. Une telle représentation de la délinquance, associée à une blessure psychique, engendrent un traitement centré sur la personnalité. Dans ce cadre, le rôle de l’éducateur consiste à aider le jeune inadapté à raffermir et à actualiser les forces de son Moi. C’est ainsi que la question de l’expression de soi devient centrale dans une démarche rééducative qui se veut à « l’heure et à la minute de chacun[47] ».

Des voix

Au centre de la Rivière-des-Prairies, la règle du silence absolu ne tient plus. La parole des jeunes est, à l’inverse, sollicitée puisque désormais enchâssée dans le parcours rééducatif même. Les entretiens individuels réguliers de chaque adolescent avec son éducateur de référence constituent l’un des ressorts essentiels de la cure. Par ailleurs, les lieux et les occasions où les jeunes prennent la parole se multiplient, entre autres grâce au modèle de citoyenneté participative qui est implanté à Boscoville[48].

L’économie du silence et de la parole est donc entièrement redéployée au sein de cet internat moderne. Les thérapies de groupe expérimentales, menées au centre par le dominicain Noël Mailloux et son équipe de l’Université de Montréal à partir de 1958, complètent le travail régulier des éducateurs[49]. Ces thérapies offrent une vitrine sur l’ampleur des changements à l’oeuvre. Elles révèlent entre autres les écueils de la nouvelle doxa de l’expression de soi.

Le psychologue Mailloux et ses émules font certainement figure de pionniers au Québec à s’intéresser de manière systématique aux dynamiques des « gangs » d’adolescents. Puissamment inspirée par une théorie psychanalytique mâtinée de catholicisme, leur démarche consiste à faire émerger la « parole vraie » chez les jeunes déviants, empêtrés dans des scénarios mensongers et fabulateurs. Examinant les solidarités contribuant à consolider l’identité délinquante, Mailloux et son élève Pier Angelo Achille mettent en place des stratégies destinées à neutraliser les mécanismes de défense qui freinent l’avancement des candidats à la rééducation. Les chercheurs s’intéressent particulièrement au rôle de leaders négatifs joué par certains individus qui incarnent, au sein de la bande, les « représentants de l’instinct » vis-à-vis des « représentants du moi »[50].

Les psychologues de l’Université de Montréal assimilent le phénomène délinquant à un long processus de désocialisation au terme duquel « la fonction du langage, en tant qu’instrument de communication sociale, semble avoir été abolie[51] ». Dans un tel contexte, faire émerger la parole chez les adolescents n’a rien de simple, tel que le relatent les psychologues dans leurs communications scientifiques. Cette démarche prend parfois même l’allure d’un corps à corps entre jeunes et adultes. En effet, lorsque les psychologues proposent aux garçons de Boscoville d’étudier les difficultés personnelles qui les ont amenés à la délinquance, ceux-ci refusent obstinément de parler : « Ils se dérobent aussi longtemps qu’ils le peuvent à nos instances, expliquent Mailloux et Achille, en nous répétant que “ces choses-là ne les intéressent pas le moins du monde”[52]… ». C’est ainsi que, le plus souvent, les premières approches thérapeutiques sont marquées par l’échec : « À notre proposition de leur venir en aide, ils opposent longtemps un scepticisme persifleur, une méfiance explicite, une hostilité qu’exacerbe rapidement la persévérance résolue et tenace avec laquelle nous continuons à les affronter en dépit de tout[53]. »

Devant la persistance du duo de l’Institut de psychologie, les jeunes pensionnaires de Boscoville se concertent pour conserver leur mutisme ; les uns font mine de dormir ou de regarder par la fenêtre, alors que les autres s’adonnent à des mots croisés. Cependant, poursuivent Mailloux et Achille, « [i]ls s’aperçoivent très vite […] que le silence leur pèse et qu’il est difficile de le maintenir une heure durant ». L’inconfort pousse alors l’un des garçons à nouer une conversation avec les adultes ce qui rend, pour les autres, « le silence encore plus insupportable ». Le groupe cherche, dans les circonstances, à « recourir systématiquement au brouhaha » pour empêcher toute communication avec les experts : « Des conversations se poursuivent à l’intérieur de petits groupes […] comme si nous n’étions pas là. On nous ignore complètement… ». La situation se prolonge « jusqu’à ce qu’il devienne impossible de s’entendre parler et qu’il faille clore la réunion[54] ».

Les psychologues expliquent ensuite comment ils réussissent, lors de séances subséquentes, à contourner la résistance ouverte de certains membres du gang qui cherchent à maintenir, coûte que coûte, une cohésion devenue précaire[55]. Il suffit, précisent-ils, de leur faire comprendre que « nous n’avons pas du tout peur de leur accorder audience jusqu’au bout, pourvu qu’ils consentent à s’entretenir avec nous de façon suffisamment […] disciplinée ». La technique consiste, en fait, à laisser d’abord les jeunes s’exprimer sur leur sujet préféré : leurs exploits en matière criminelle. Saisissant l’invitation, certains adolescents entreprennent alors des récits délirants, dont l’invraisemblance indispose les autres plus avancés dans la cure. Ne souhaitant guère « passer pour stupides ou crédules », ces derniers se dissocient du groupe des « durs » et c’est ainsi que la fracture du gang est consommée. C’est une étape décisive du processus thérapeutique, soulignent Mailloux et Achille, « il ne reste qu’à en tirer insensiblement parti[56] ».

Une fois la base d’une prise de parole individuelle et honnête établie, néanmoins, le démarrage reste souvent pénible : « Pendant de long mois, les questions soulevées apparaissent plutôt superficielles […] la discussion avorte lamentablement » ; « […] nul n’ose exprimer son point de vue d’une façon explicite[57]… » Si la timidité, la pauvreté du vocabulaire, la crainte de se confier, de même qu’un sentiment d’infériorité sont autant de raisons qui collaborent au blocage de la parole, le motif plus profond de cette inhibition s’avère le rapport trouble que les délinquants entretiennent avec la vérité. Ils ont le sentiment « qu’on risque beaucoup à s’exprimer avec une entière sincérité[58] ». Pour eux, toute intimité qui consiste à révéler quelque chose de personnel risque de les entraîner sur une pente dangereuse. Tôt ou tard, ils pourraient être confrontés à la honte de raconter leur passé.

La troisième et ultime étape du processus de neutralisation des résistances est nommée, par l’équipe de l’Université de Montréal, le « recouvrement du langage ». Sortant de la solitude dans laquelle il s’était emmuré, l’adolescent se rend compte « qu’il est capable de donner une expression à sa vie intérieure [et] qu’il peut désormais en partager toute la richesse avec ceux qu’il aime[59]… ». Recouvrer le langage, selon le postulat des chercheurs, c’est prendre conscience de ses ressources créatrices et s’en servir pour établir une relation profonde avec d’autres, « pour se préparer à une carrière laborieuse, pour mener une existence honnête, pour fonder un foyer[60] ».

L’invitation pressante à l’intimité et à l’expression de soi, que révèlent les efforts de Mailloux et Achille dans leurs thérapies expérimentales réalisées à Boscoville, donne à réfléchir sur la nature des rapports intergénérationnels en train de se redéployer à la faveur des innovations thérapeutiques d’après-guerre. La démarche curative mise en oeuvre pour permettre l’affranchissement de l’identité délinquante semble paradoxalement invasive : la quête de l’autonomie se paye au prix d’un abandon temporaire, mais total, du jeune à la démarche thérapeutique et à ceux qui l’incarnent, soit les adultes éducateurs[61]. S’il y a une réelle horizontalisation des rapports entre jeunes et adultes dans l’assouplissement disciplinaire à l’oeuvre, il reste de toute évidence des sphères où les mineurs sont sous écoute.

Des corps

Puisque certains jeunes de Boscoville peinent à parler d’abondance, leur langage non verbal intéressera d’autant plus le personnel de l’internat. Les limites des thérapies de la parole auprès des enfants et adolescents[62] s’inscrivent au nombre des facteurs qui font en sorte d’infléchir la cure psychoéducative vers une prise en compte du « moi corporel », comme on dit alors dans le jargon institutionnel. Afin de percer la muraille silencieuse des adolescents délinquants, on met ainsi le cap sur des formes alternatives d’expression de soi, comme les arts et les sports[63]. Certains éducateurs, parmi les plus enthousiastes en regard du potentiel thérapeutique de l’activité physique, iront même jusqu’à dire qu’il faut « [r]ééduquer l’individu d’abord par son corps[64] ». En 1962, un étudiant-stagiaire témoigne de cette observation :

J’ai toujours été intrigué de constater que, lorsqu’un nouveau sujet arrive à l’institution, c’est à travers les jeux, les sports, qu’il prend ses premiers contacts avec l’adulte ou les autres sujets. Il évolue à travers une série de tentatives, d’expériences où son corps s’engage plus que le reste[65]

La mise en exergue du corps dans le traitement de la délinquance à Boscoville s’explique aussi, de manière plus incidente, par la composition même des équipes d’éducateurs formées au cours des années étudiées. Parmi les jeunes qui sont alors embauchés par l’institution, certains se présentent avec une formation universitaire en éducation physique[66]. Cette nouvelle culture de l’activité sportive favorisera un développement exceptionnel de l’offre présentée aux garçons, qu’il s’agisse de sports d’équipe – hockey, football, tennis, soccer, basket-ball, balle-molle – ou d’activités individuelles comme la natation, sans parler des loisirs comme les quilles, l’escalade, le canot, le cyclotourisme et le tir à l’arc. L’importance de prime abord insoupçonnée accordée au corps à Boscoville, compte tenu d’une approche axée essentiellement sur la psyché, se révèle aussi par la richesse des installations mises à la disposition des jeunes : gymnase, piste d’athlétisme, piscine intérieure, vestiaires, salle pour les quilles, terrain de football, etc.

À mille lieues de l’improvisation, l’équipe de Boscoville consent aussi de lourds efforts pour penser le rôle de l’activité physique dans la démarche psychoéducative. On tient mordicus à se distancier des croyances naïves en les vertus disciplinaires du sport[67]. Le coordonnateur de l’activité physique, Pierre Potvin, s’insurge d’ailleurs contre certains lieux communs voulant que le sport développe l’esprit d’équipe et la sociabilité, le sens de la règle et de la coopération : « il peut tout aussi bien engendrer l’esprit individualiste, le sens de la fraude, et la malhonnêteté ». « Le sport n’est ni nocif ni vertueux en soi[68]… », insistait-il.

Dans leur quête d’outils théoriques pour penser rigoureusement le développement du moi corporel, certains éducateurs s’enthousiasment pour le concept de psychomotricité, mis en vogue dans les années 1960 et 1970 par des écoles européennes[69]. Selon cette approche, « [l]e mouvement et la vie mentale ne sont pas deux réalités ayant des existences séparées » ; « Même la pensée la plus abstraite implique […] une posture, des mouvements corporels, un certain état de la tonicité musculaire[70]. » De tels principes guident le travail d’intégration clinique du sport dans la cure[71] et donnent d’ailleurs naissance à des recherches, souvent menées dans le cadre de mémoires de licence ou de maîtrise[72]. Le corps de l’adolescent délinquant devient ainsi, avec une intensité nouvelle, un objet d’observation, d’auscultation et de mesure[73].

De l’ensemble de ces études se dégage un portrait psychomoteur du délinquant. Si on a encore tendance à dépeindre ce dernier de manière classique, comme ayant un taux plus élevé d’anomalies physiques, de carences alimentaires et de problèmes d’hygiène, on insiste surtout sur le fait, désormais, que l’adolescent méconnaît son propre corps et le déprécie. Ce manque corporel de confiance se traduirait par des attitudes défensives et des difficultés à établir des relations interpersonnelles[74].

Les recherches menées à Boscoville postulent donc que le conflit psychique qui habite l’adolescent est incarné, au sens propre, et qu’il se manifeste par des problèmes divers, comme des troubles de la structuration spatiale. Lorsqu’ils arrivent à Boscoville, nombreux sont les adolescents qui éprouveraient de véritables retards de développement, « plusieurs schèmes psycho-moteurs, normalement acquis à 12 ans, n’ont pas été totalement maîtrisés[75] », observe-t-on. De toute évidence, le corps du délinquant, tel que se le représente l’équipe de Boscoville, est avant tout un corps déficitaire.

Au rang des troubles du schéma corporel étudiés se trouve entre autres tout ce qui concerne l’apparence physique. C’est ainsi que des questions qui semblent anodines à première vue, comme la longueur de la barbe et des cheveux, engendrent de longues et d’intenses discussions[76]. À cet égard, les règles de l’institution évoluent rapidement. Alors qu’on avait été plutôt strict dans les années 1950 en exigeant des jeunes qui entraient à Boscoville de se dépouiller des signes physiques associés au folklore délinquant – vêtements de bums, chaînes, cheveux longs –, les décennies suivantes entraînent d’importants changements. Accompagnant certes une mode changeante, l’équipe d’éducateurs devient surtout plus instruite de l’importance des marqueurs identitaires physiques qui sont autant d’extensions du moi chez les adolescents fragilisés[77].

Les éducateurs de Boscoville sont donc convaincus du potentiel de l’éducation physique dans la reconstruction d’un moi affaibli[78]. Mais l’approche rééducative, à ce chapitre, n’en est pas moins traversée d’une tension. En effet, malgré ses ambitions modernes et non disciplinaires, l’internat n’est pas exempt des vieux réflexes orthopédiques visant à redresser le corps crochu et malsain du délinquant. Le style de la maison s’oppose bien sûr à toute intention punitive. En effet, la pédagogie officielle de Boscoville est pratiquement muette sur tout ce qui concerne la contrainte physique puisque l’idéal institutionnel cherche, à l’inverse, à neutraliser la violence par le travail introspectif de chacun sur lui-même. Il est néanmoins évident que l’on souhaite en découdre avec la nonchalance affichée de certains délinquants. Maîtrise du corps et réintégration sociale continuent d’aller de pair et, dans plusieurs sports, on valorise tout comme autrefois la précision du geste et le développement du tonus[79]. Dans le même esprit, le sport, par les règlements qu’il contient, se présente aussi, à Boscoville, comme un véhicule d’acceptation des lois sociales qui rebutent tant le délinquant[80].

On reconnaît aussi d’autres vertus à la pratique des activités physiques et récréatives, comme celles de mieux saisir son rôle au sein d’un collectif et de faciliter la création d’un réseau social sain, en dehors des milieux criminels[81]. Qui dit sport, dit par ailleurs hygiène et, à cet égard, Boscoville émet des règles claires concernant, par exemple, les douches régulières qu’il faut prendre après l’activité[82]. On espère toujours, par de telles règles, permettre aux garçons de regagner confiance en leur corps et favoriser ainsi leur insertion sociale. L’abondance d’instructions relatives à l’hygiène fait contraste, cependant, avec le lourd silence qui entoure la sexualité à Boscoville, un centre qui accueille pourtant une centaine d’adolescents d’âge pubère[83]. Considérant la modernité dont se revendique l’institution et le développement d’un discours éducatif sur la sexualité dans l’après-guerre[84], il est étonnant de n’y retrouver aucune pensée structurée en la matière. Sans doute était-on incapable d’imaginer une issue socialement acceptable au « problème » de la gestion des pulsions sexuelles adolescentes dans un tel milieu institutionnel[85].

Faute d’aborder le sujet de front, on se contente de reproduire les normes sociales en vigueur concernant la masculinité et l’hétérosexualité. Les éducateurs se félicitent, par exemple, de ce que des sports comme le football permettent de faire vivre aux garçons une expérience virile, un contact physique robuste impliquant la douleur physique, qui favorise l’organisation de leur agressivité[86]. Par ailleurs, au cours de la période étudiée, on refuse d’admettre les garçons homosexuels au sein de l’institution, au motif qu’on n’a pas encore trouvé le moyen de les traiter adéquatement[87].

Mais si la recherche d’une conformité sociale caractérise indubitablement la pédagogie corporelle à l’oeuvre au sein de Boscoville, un mouvement parallèle de reconnaissance de l’individualité est puissamment à l’oeuvre, au point où l’on se donne pour objectif d’« [a]rriver à une individualisation complète de l’éducation physique[88] ». Une résistance croissante à toute entreprise trop marquée de normalisation est tangible.

Cette tendance à honorer la valeur individuelle et à respecter des corps aux rythmes et aux inflexions propres fait en sorte de soulever l’épineux problème de la compétition. De longues discussions à ce sujet donnent naissance à une didactique sportive sophistiquée qui fera, d’ailleurs, les belles heures de Boscoville. « [L]a compétition est une arme à deux tranchants, observe-t-on ; elle peut favoriser une démarche socialisante formidable ou encore abrutir l’être[89]. » Un équilibre est donc recherché afin que la compétition soit vécue, non comme une fin en soi, mais comme une étape dans une démarche de connaissance de soi.

Dans cet esprit, des objectifs de performances sportives sont établis en fonction de chaque sujet individuel. Une méthode de « cotation » complexe est développée, qui vise à prendre la mesure de l’évolution de chacun. Par ailleurs, on ne distribue pas médaillons et trophées à la légère à Boscoville. Les pensionnaires doivent non seulement bien se classer en compétition, mais aussi faire la preuve d’une constance à l’effort tout au cours de l’année. C’est lors de l’événement annuel des Olympiades, moment fort de la vie boscovillienne, que ce système d’émulation atteindra son sommet.

Cette réflexion sur le sport, le loisir et leurs usages dans la rééducation des adolescents perturbés n’est pas déconnectée, on le constate, d’une certaine critique sociale montante à l’égard de la société industrielle productiviste et compétitive. Inspirés entre autres par les théories en vogue des Dumazedier et Fourastier sur l’avènement de la « civilisation des loisirs », les spécialistes de la psychoéducation souligneront aussi, dans les années 1960 et 1970, la nécessité de préparer adéquatement les jeunes afin qu’ils tirent le meilleur profit de leurs nouveaux temps libres[90]. Dans cette perspective, le loisir est vu comme une occasion d’expérimenter sa liberté, de se retrouver soi-même et de construire sa personnalité. L’enseignement du tir à l’arc, par exemple, se présente comme une invitation à se concentrer sur soi et non sur son voisin, d’expérimenter une nécessaire détente du corps et un contact avec la nature[91]. Il ne s’agit plus seulement de maintenir actifs et toniques les corps des délinquants ; on souhaite désormais leur permettre de se découvrir, de se valoriser et de s’exprimer.

Conclusion

C’est en écoutant les voix et en sondant les corps[92] qu’il nous a été possible de mettre en lumière certaines continuités et ruptures dans la longue durée d’une entreprise séculaire de régulation des mineurs déviants par la mise en institution. Cette histoire se présente comme celle d’une progressive prise en compte de l’individu jeune, un processus qui implique la redéfinition des rôles sociaux traditionnels reliés aux âges de la vie. À partir du milieu du XXe siècle, les jeunes et même les délinquants parmi eux, accèdent en effet à un statut différent : on reconnaît leur valeur d’individu, plutôt que de les voir que comme des personnes « en latence[93] ». Dès lors, la relation d’aide ne peut plus être la même. On soutiendra que les discours réformateurs exprimaient depuis longtemps un tel souci des individualités ; mais tant que la rareté des moyens matériels et des savoirs appropriés retardait l’actualisation de cette valeur ascendante, les discours restaient bien stériles. Dans le champ de la rééducation des délinquants, il faut attendre l’instauration du centre permanent de réadaptation de Boscoville, en 1954, pour que soit concrètement poussée d’un cran l’attention à l’individu. Les nouvelles thérapeutiques qui y sont mises en oeuvre favorisent, d’ailleurs, l’expression individuelle au point d’y voir un élément indispensable du traitement[94].

La survivance de l’institutionnalisation de la jeunesse ne va donc pas sans ajustements profonds aux pratiques. Cela se perçoit d’abord à l’oreille, par un grand renversement de l’économie du silence et de la parole au milieu de la période étudiée. Alors qu’on demandait essentiellement aux jeunes de se taire afin que s’éteignent en eux les pensées négatives les ayant menés à la déviance, on sollicite désormais de leur part une parole performatrice devant consacrer leur mutation en honnêtes citoyens. Cette réorganisation changeante des temps et des modes d’expression de la jeunesse est révélatrice : de l’interdiction de la parole à l’injonction de l’expression de soi – canon de la pédagogie contemporaine – on constate à quel point s’organisent, autour de la voix des jeunes, de nouveaux rapports intergénérationnels et de nouveaux modes de transmission des normes sociales. De bienveillantes entreprises pédagogiques et orthopédiques prennent forme en valorisant le principe d’une expression libre mais, au même moment, la voix des jeunes devient paradoxalement l’objet d’une prise en charge savante intensifiée.

Le récit du traitement de la délinquance se donne aussi à voir comme une histoire de la pédagogie des corps. Depuis le milieu du XIXe siècle, en effet, les diverses initiatives pour réhabiliter les mineurs délinquants investissent le corps de prescriptions diverses. Si toutes brandissent le principe du Mens sana in corpore sano[95], l’interprétation donnée à cette maxime fluctue considérablement au fil des ans. La dialectique corps-esprit est donc, à son tour, revue et corrigée, particulièrement au cours des Trente glorieuses. Puisque la source de la délinquance est désormais interne, emprisonnée dans le corps inculte, désarticulé et gauche du jeune déviant, il convient de l’alphabétiser pour qu’il puisse enfin s’exprimer en adoptant des postures et des gestes socialement lisibles. Délier le corps-cuirasse de l’adolescent, le mettre en action grâce à une expertise scientifique précise et soutenue, voilà une des voies prisées par Boscoville pour favoriser une réintégration sociale harmonieuse.

En somme, avec ou sans barreaux, de style carcéral ou conçu à la façon d’un pavillon familial, l’institution pour jeunes délinquants semble difficilement se dépouiller de son caractère pénal, comme si elle cachait mal l’intensité de son emprise sur les êtres, même à travers ses interventions les plus douces et bienveillantes. Au sommet même de sa propre désinstitutionnalisation intérieure, le centre résidentiel pour jeunes délinquants demeure une institution d’enfermement au sens fort, privant temporairement ses pensionnaires d’une certaine liberté. Avec l’avantage de ses murs et de ses règles, il marque toujours profondément les êtres de son empreinte indélébile. Cela pour le meilleur et pour le pire.