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Montréal, 1749. Élisabeth Bégon, née Rocbert de La Morandière, s’assied à sa table pour écrire à son gendre, Michel de Villebois de La Rouvillière. Bien qu’elle fréquente peu les bals et les soirées donnés dans la haute société, elle tire en revanche beaucoup de plaisir à relater à son « cher fils » les frasques de cette élite coloniale dont elle fait partie. Son regard se pose sur la lettre de la veille, pas encore cachetée. Elle y décrit la soirée donnée deux jours auparavant par Gaspard Adhémar de Lantagnac, lieutenant du roi à Montréal et neveu du gouverneur Vaudreuil, et à laquelle plusieurs notables de la colonie ont pris part, dont le gouverneur de Montréal, Charles Le Moyne de Longueuil. L’épistolière reprend la plume et poursuit sa missive : « Il y a eu de belles soûleries hier, au dîner de M. Lantagnac. Tous, comme on me l’avait dit, cher fils, furent danser un menuet avec peine. » Sourire aux lèvres, elle continue : « Il y fut bu encore beaucoup de vin, surtout cinq bouteilles entre MM. de Noyan et Saint-Luc qui, comme tu penses, restèrent sur place. On mit Noyan dans une carriole en paquet et on l’emmena chez lui. Les autres se retirèrent chacun chez eux[2]. » Posant sa plume, elle regarde distraitement par la fenêtre. Une carriole se dirige vers l’église, avec à son bord deux femmes, la trentaine bien sonnée, dont les fards ne parviennent pas à camoufler la mine pâle et défaite. L’approche du carême remue un peu les consciences, aussi plusieurs convives de la veille se rendent-ils à la confesse afin d’obtenir l’absolution. Il semble impensable de renoncer aux plaisirs, aux danses, aux fêtes pendant toutes ces semaines, comme l’exige Mgr de Pontbriand ! Il faut bien paraître dans le monde. Pour se raccommoder avec Dieu, on va donc voir ce bon prêtre reconnu pour sa mansuétude à l’égard des bals… Émergeant de ses réflexions, Élisabeth Bégon reprend la plume et le fil de son épître.

Cette anecdote, en offrant un instantané de la vie de l’élite montréalaise au milieu du xviiie siècle, nous permet de pénétrer au coeur d’une pratique culturelle quasi universelle, c’est-à-dire la consommation des boissons alcooliques. Boire et manger sont des pratiques profondément ancrées dans le système culinaire, social, culturel et religieux de la plupart des sociétés, ce qui explique qu’elles jouent un rôle de premier plan dans la construction de l’identité. Comme le souligne Claude Fischler, « incorporer un aliment, c’est, sur un plan réel comme sur un plan imaginaire, incorporer tout ou partie de ses propriétés : nous devenons ce que nous mangeons. L’incorporation fonde l’identité[3]. » Or, parce que le Boire repose sur l’absorption d’un liquide enivrant, il implique en plus la possibilité de l’ivresse. L’alcool se retrouve à la fois dans la catégorie des aliments et des psychotropes, aussi sa consommation donne-t-elle accès à un registre comportemental et symbolique remarquablement riche. Cette particularité en fait une substance dont la consommation est étroitement codifiée socialement et culturellement. L’étude du Boire permet par conséquent de mieux comprendre le fonctionnement des groupes sociaux et, de manière plus large, leur construction identitaire.

L’élite forme un groupe bien circonscrit socialement, avec ses normes culturelles, ses goûts, ses manières et ses comportements caractéristiques. Les prescriptions relatives au mode de vie aristocratique, notamment en matière de consommation d’aliments et de boissons, tendent à se préciser en Europe au cours des xve et xvie siècles, avec la diffusion de traités de civilité. L’incursion de l’imprimé dans la vie privée conduit à une certaine homogénéisation des goûts et des moeurs chez cette classe sociale[4]. Or, les pratiques du Boire tendent à s’adapter, à se modifier et à se reconstruire lorsqu’elles sont confrontées à un nouvel environnement culturel. Il est donc pertinent d’étudier la manière dont elles passent d’un milieu à un autre, par exemple en contexte colonial. Le Canada des xviie et xviiie siècles constitue un terrain d’observation particulièrement fertile pour aborder le transfert des pratiques du Boire chez les membres de l’élite d’origine française, qui doivent redéfinir leurs manières de boire – et, à travers elles, leur identité – face à des réalités très éloignées de celles de la métropole.

L’ambition de cette étude est d’esquisser un portrait à la fois historique, sociologique et anthropologique de la consommation des boissons alcooliques chez l’élite de la Nouvelle-France. Nous voulons voir comment les aspirations identitaires d’appartenance et de distinction s’entremêlent à travers toute la chaîne de la consommation d’alcool, depuis le choix des boissons et des contenants à boire jusqu’à la détermination d’un moment, d’un lieu et d’une société de commensaux, en finissant par l’incontournable conséquence biologique de l’absorption d’alcool, l’ivresse. Cette analyse culturelle se doublant d’une dimension comparative, il faut constamment référer au modèle français afin de relever les transformations de même que les persistances du Boire. Par l’étude de la consommation des boissons, nous voulons mesurer le degré d’intégration de l’élite canadienne à cette élite française et civilisée dont elle se réclame, tout en réfléchissant sur la manière dont l’élite se distingue des autres groupes sociaux du Canada, bref nous voulons contribuer à mieux comprendre la façon dont se construit l’identité de cette classe sociale au xviiie siècle[5].

Les connaissances actuelles sur le Boire de l’élite à l’époque moderne sont encore très peu développées. Quelques études françaises ont porté sur la consommation d’alcool de cette classe sociale, tandis que des travaux analogues existent pour les colonies américaines[6]. Pour le Canada, la carence est encore plus frappante. Si quelques travaux ont été consacrés aux nobles canadiens[7], peu de chercheurs se sont attardés à leur mode de vie et, a fortiori, à leur consommation alimentaire et alcoolique. Les trop rares études évoquant l’alimentation en Nouvelle-France s’intéressent surtout à la nourriture et ne font qu’effleurer la question du Boire ; au demeurant, elles livrent très peu d’informations sur les buveurs eux-mêmes et ne cherchent pas à approfondir les significations socioculturelles et symboliques de leur consommation[8]. On sait donc fort peu de choses sur la consommation d’alcool de l’élite à l’époque de la Nouvelle-France.

La présente étude repose sur un large corpus de sources, afin de couvrir les divers aspects matériels, sociaux, culturels et symboliques du Boire. Les missives des gouverneurs et intendants de la Nouvelle-France, et particulièrement les tableaux de commerce dressés annuellement par l’intendant Gilles Hocquart pendant toute son administration (1729-1748), se sont avérés très utiles pour connaître les boissons alcooliques importées et consommées dans la colonie. La culture matérielle des membres de l’élite canadienne a pu être précisée grâce aux inventaires après décès, qui procurent une foison de données sur les boissons et les récipients à boire des membres de l’élite, ainsi que par les rapports de fouilles archéologiques, qui ont permis de confirmer, voire de relayer les informations écrites. La correspondance personnelle et étatique, de même que les journaux militaires et la littérature de voyage, ont livré des informations détaillées sur les manières de boire proprement dites, ainsi que les jugements et représentations portant sur celles-ci. Enfin, les études sur la noblesse française et canadienne ont servi à établir le cadre théorique de cette recherche et à vérifier certaines adaptations culturelles[9]. Le croisement de toutes ces sources permet de valider et surtout de compléter les informations concernant la consommation d’alcool, et ainsi de donner une vision plus globale et juste du Boire de l’élite coloniale au xviiie siècle.

Prenons maintenant place à la table de nos sybarites canadiens. Nous y découvrirons d’abord la variété et la qualité des boissons alcooliques ainsi que les manières de table, qui font écho au besoin de luxe et de raffinement. Nous verrons ensuite les temps du Boire qui ponctuent la vie quotidienne de cette classe sociale favorisée. Pour finir, nous effectuerons une analyse sociologique du Boire chez l’élite en examinant ses acteurs sociaux à travers le prisme des rapports de genre. Cela nous permettra d’étudier plus finement les caractéristiques de la consommation d’alcool des hommes et des femmes, mais aussi de la jeunesse, des officiers et des gens d’Église.

Des boissons et des manières françaises

Boire n’est pas tout, encore faut-il choisir une boisson qui reflète sa condition. L’équation est somme toute assez simple : plus une boisson est rare, plus elle est chère et peu accessible aux moins nantis, plus elle devient recherchée par les classes sociales aisées. Comme l’a fait remarquer l’anthropologue anglaise Mary Douglas, boire remplit deux fonctions socioculturelles majeures, soit marquer l’identité personnelle et définir les frontières entre l’inclusion et l’exclusion[10]. Le fait de partager les mêmes boissons alcooliques, d’incorporer les mêmes substances, constitue un signe puissant de l’intégration de l’Autre et de son acceptation : par conséquent, le partage d’un même aliment, d’une même boisson, se présente comme un ciment social d’une grande efficacité symbolique. En contrepartie, le Boire permet de bien marquer l’altérité, d’exclure ce qui n’est pas soi, de bien se dissocier de l’Autre. En adoptant des boissons et des manières de boire auxquelles l’Autre n’a pas accès, on l’exclut d’emblée et on se hisse au-dessus de la mêlée, ce qui constitue une stratégie de distinction sociale. Il en résulte que la hiérarchie des boissons alcooliques suit de près celle des classes sociales : les boissons de luxe témoignent métaphoriquement du pouvoir des élites qui les consomment, de la même manière que le prix d’une boisson augmente lorsque les élites s’y intéressent. À travers leur consommation de boissons alcooliques, les membres de l’élite cherchent par conséquent à mettre en évidence leur supériorité économique et sociale.

Depuis l’Antiquité, le vin est la boisson traditionnelle de l’élite de France. « Jamais homme noble ne hait le bon vin », affirme péremptoirement Gargantua, sous la plume de François Rabelais. Pendant le Moyen Âge, le vin est un signe incontestable d’alimentation aristocratique, le peuple devant se contenter d’eau, de bière ou de cidre. Or, avec l’extension de la viniculture française au xviie siècle, le vin se démocratise et cesse d’être une boisson de prestige. En répondant au désir croissant des masses populaires de se procurer du vin rouge à bon marché, qui « donne des forces », les vignerons produisent moult « petits vins » destinés aux tables roturières[11]. La haute société ne voit pas d’un bon oeil ce qu’elle considère comme le galvaudage de sa boisson d’élection. Sans renoncer totalement au vin, elle doit trouver de nouvelles stratégies de distinction.

En réponse à la dissémination du vin à toutes les couches de la société, l’élite se met à réclamer des vins nouveaux, dispendieux, auxquels le peuple n’aura pas accès. Il convient en effet de maintenir une distance sociale entre le peuple et elle, et il est possible de marquer nettement cette distance en effectuant de nouveaux choix alimentaires. La viticulture française « réinvente le nectar et l’ambroisie[12] » en proposant à cette riche clientèle des boissons rares et chères : c’est au xviiie siècle que sont élaborés les grands crus de même que les vins liquoreux. Le perfectionnement technique de la bouteillerie prend le relais de ce phénomène en rendant possible le vieillissement en bouteille des vins de garde. Les célèbres crus n’auraient pu éclore sans le désir de distinction et l’appétence pour le luxe des classes sociales favorisées. Pour les gens de qualité, soucieux de maintenir leur suprématie sociale, les vins et liqueurs coûtant dix à vingt fois plus cher que les vins communs constituent une manière idéale de se distinguer clairement du vulgaire.

Canadiens ou Français ?

En Nouvelle-France, boire du vin revêt une fonction identitaire déterminante chez les classes sociales aisées. Pour l’élite canadienne, désireuse de présenter le même degré de raffinement que son homologue métropolitaine, la consommation de vin devient une stratégie efficace pour affirmer son appartenance à la civilité française. Boire du vin sert ainsi à alimenter (ou plutôt abreuver) le pacte identitaire en assurant une continuité d’usages et de bonnes moeurs avec la France, bref à maintenir vivaces les racines françaises en terre d’Amérique.

Pour la septentrionale fille de France, ne pas pouvoir produire de vin est considéré par certains comme un signe de « sauvagerie ». On a bien tenté, sans succès, l’aventure vinicole dans la vallée du Saint-Laurent. Au-delà du pressage du vin escompté, les essais de viticulture canadienne traduisaient une volonté d’implanter au Canada une caractéristique emblématique de la culture française. Une culture au double sens du mot puisque d’une part, on espérait que les techniques éprouvées pourraient remédier à la médiocrité des raisins autochtones ou permettraient d’acclimater les plants français malgré la férocité du climat canadien et, d’autre part, on souhaitait que la culture de la vigne – et par extension, l’introduction du vin, boisson civilisatrice et christique par excellence – accompagne la colonisation, la culture des âmes et la « civilisation » des « Sauvages ». L’impossibilité de faire du vin traduit, d’une certaine manière, la difficulté de policer l’impétueuse colonie et d’en faire une seconde France[13]. Il s’avère donc crucial pour l’élite d’importer ses boissons de la métropole.

En buvant du vin français, l’élite veut se particulariser en prenant ses distances du peuple, qui se canadianise de plus en plus[14]. Les masses populaires ne sont en effet plus constituées de Français, mais bien de Canadiens, une distinction clairement établie par les administrateurs coloniaux au xviiie siècle. La différence s’observe d’ailleurs aisément au chapitre du Boire : les habitants du Canada choisissent préférablement l’eau-de-vie comme boisson quotidienne, qu’ils consomment au cabaret avant et après la journée de travail. L’intendant Gilles Hocquart fait observer en 1737 que les Canadiens « font un grand usage de l’eau-de-vie » et même qu’ils « sont sujets à l’ivrognerie[15] ». On prétend même que si les gens nés au Canada n’atteignent pas un âge aussi avancé que ceux qui viennent de France, c’est en raison de leur grande consommation d’alcool[16]. En continuant de faire couler dans leurs veines le sang de la vigne française, les membres de l’élite tentent donc simultanément de se distinguer des Canadiens et de marquer clairement leur appartenance à la culture française et, par extension, au monde « civilisé ». Comme le remarque le naturaliste scandinave Pehr Kalm à l’occasion de son séjour dans la colonie au milieu du xviiie siècle,

Le vin est à peu près la seule boisson du Canada chez les personnes de qualité. […] Qu’il s’agisse d’un prêtre, d’un employé aux écritures, d’un commerçant ou de n’importe quelle personne au-dessus du commun, que celle-ci soit à la maison ou en voyage, elle ne boira ordinairement rien d’autre que du vin, surtout si elle est native de France[17].

Le vin français assure donc apparemment la pérennité de la civilité et de la gentilhommerie métropolitaine dans la colonie. Si les gens de qualité boivent tous du vin français, par inversion sémantique, le vin français est consommé par des gens de qualité. Qui boit du vin affiche son appartenance (réelle ou non) à ce groupe sélect des gens de qualité d’origine française, s’appropriant du même coup les caractères aristocratiques qui s’y rattachent. Boire du vin constitue par conséquent un raccourci identitaire permettant de signifier son appartenance aux gens bien nés, et sa non-appartenance aux Canadiens. Le fait que Kalm utilise le terme de « Français » quand il parle des membres de l’élite du Canada traduit la réussite, au moins partielle, de cette affiliation identitaire[18], qu’il convient d’entretenir en important des boissons de France.

L’importation des boissons au Canada

Les colons de toutes classes sociales ne renoncent pas à boire du vin français, qu’ils importent par milliers de litres[19]. Les vins rouges ordinaires forment la plus grande partie des importations au xviiie siècle. Le vin de Bordeaux constitue apparemment le seuil minimal du « bon goût » : il figure chez les humbles, pour qui il constitue une boisson raffinée, mais aussi chez l’élite comme vin de table ordinaire. Certains vins plus recherchés parviennent aussi en petite quantité au port de Québec. Parmi ces vins dispendieux figurent les vins de Graves qui, au début du xviiie siècle, se vendent jusqu’à deux fois plus cher que les autres vins ; le commandant général Roland-Michel Barrin de La Galissonnière est d’ailleurs un grand amateur de grave blanc[20]. Les vins de Cahors et de Haut-Brion, parmi les plus renommés au xviiie siècle, se retrouvent occasionnellement dans la colonie.

Le vin de Champagne mérite une place à part. Favori de Louis XIV, classé premier par Jacques Savary dans son Dictionnaire de commerce en 1762, ce vin de luxe est commercialisé à moins de cinq cent mille bouteilles par an[21]. Le champagne, avec ses bulles dorées, offre une métaphore parfaite de l’époque de Louis XIV, de son goût du paraître, de son effervescence, mais aussi de son caractère éphémère[22]. Il se retrouve bien sûr à la table des élites coloniales. En 1739, le Canada reçoit sept cents bouteilles de vin de Champagne, et on en dénombre plusieurs dizaines en 1747 dans l’inventaire après décès de François de Chasles, de la Compagnie des Indes, de même qu’en 1752 dans celui du gouverneur Jacques-Pierre de La Jonquière. Élisabeth Bégon mentionne également la présence de champagne à sa table au milieu du xviiie siècle[23].

Au xviiie siècle apparaissent les vins de liqueur, sucrés et fortement alcoolisés, des douceurs que l’élite canadienne tient à s’accorder. Leur prix élevé est rédhibitoire pour les masses populaires : dans une lettre adressée au ministre Maurepas en 1746, l’intendant Gilles Hocquart admet qu’il s’agit d’un produit de luxe que peu de personnes peuvent s’offrir[24]. L’un des vins de liqueur favoris de l’élite canadienne est le vin muscat, le premier cépage à être déclaré « noble ». Celui de Frontignan est le plus réputé : on lui accorde sans hésiter la première place dans la hiérarchie des vins de l’époque[25]. Le Canada reçoit aussi du vin de Navarre blanc ou rouge, ainsi que du vin d’Espagne, se détaillant jusqu’à trois fois plus cher que le vin ordinaire[26]. Les vins de Malaga et d’Alicante, liquoreux et parfumés, sont également prisés par l’élite canadienne. Parmi les vins de liqueur les plus estimés au xviiie siècle figurent aussi les vins provenant de l’archipel des Canaries, lesquels jouissent de la faveur de plusieurs hauts dignitaires et notables de la colonie, dont l’intendant Gilles Hocquart et le marquis de Beauharnois[27]. La colonie reçoit enfin du vin de malvoisie et du vin rancio, des vins corsés et généreux généralement consommés au dessert.

Tableau 1

Hiérarchie des boissons au Canada, 1739-1756

Hiérarchie des boissons au Canada, 1739-1756

Tant en France qu’en Nouvelle-France, consommer des boissons fines revient à consommer la distinction qui les accompagne et, réciproquement, ces mêmes boissons bénéficient du prestige de ceux qui les consomment. Ce classement qualitatif, en ordre croissant, a été établi en mettant en parallèle le prix des boissons alcooliques et la considération qui leur est accordée dans la correspondance et dans les sources imprimées de l’époque.

Sources : Tableaux de commerce, MG 8, F2B (Commerce aux colonies), vol. 11, fol. 24-38; MG1, C11A (Correspondance), vol. 114, fol. 370-374.

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Parallèlement aux eaux-de-vie communes, issues de matières de qualité moyenne ou inférieure, il existe au xviiie siècle une grande variété de fins alcools français, que les membres de l’élite font volontiers figurer à leur table. La liqueur qui revient le plus fréquemment dans les registres comptables est l’eau-de-vie d’Hendaye[28]. On importe également de l’anisette ainsi que de la fenouillette, des liqueurs digestives très en vogue dans les milieux aristocratiques français au xviiie siècle.

Le prix des boissons rejoint étroitement les informations qualitatives recueillies dans les sources imprimées, ce qui permet d’établir une adéquation entre le coût des boissons et leur position dans ce capricieux échiquier social qu’est le « bon goût ». Les vins communs nantais, saintongeais et bordelais sont considérés comme des « vins de cabaret », bons pour le peuple, alors que les vins navarrais, espagnols, cahors, graves, muscats et canaries constituent une classe plus recherchée de boissons et que le vin rancio et le champagne, rares et chers, tiennent le haut du pavé et sont réservés aux tables les plus riches. De surcroît, les boissons alcooliques les plus onéreuses sont commercialisées non pas en fûts de bois mais en bouteilles : comme les récipients de verre coûtent plus cher à expédier que les fûts, surtout sur de longues distances, cela a pour effet d’accentuer le caractère élitiste de la consommation du vin en bouteilles dans la colonie.

Les autres boissons, les boissons des Autres

Le vin est porteur d’une aura de prestige et de distinction qui n’embrasse ni la bière ni les autres boissons fermentées ou distillées. Bien sûr, l’homme ou la femme de qualité fait du vin sa boisson de prédilection afin de se démarquer des gens ordinaires, et ce n’est qu’à défaut de vin que l’on consomme des boissons moins distinguées. Dans les milieux aristocratiques français du xviiie siècle, on considère que la bière est la boisson des pauvres, une conception qui se perpétue en Nouvelle-France. Pehr Kalm, hébergé par les meilleures familles de la colonie lors de son voyage au Canada en 1749, ne mentionne pas du tout la présence de bière chez ses hôtes. Cette boisson n’est jamais servie à la table d’Élisabeth Bégon, fréquentée par des gens de qualité. Il en va de même pour le cidre. Tant dans l’ancienne que dans la Nouvelle-France, cette boisson figure généralement sur les tables les plus modestes, où elle ne constitue qu’un pis-aller puisqu’on ne la consomme qu’à défaut de vin. Même les habitants de condition modeste se tournent de plus en plus vers le vin et l’eau-de-vie, délaissant la confection cidrière… du moins, jusqu’à ce que les guerres compromettent l’approvisionnement en boissons importées. Comme nécessité fait loi, on se remet au cidre à défaut de mieux, ce qui conduit apparemment certaines personnes de qualité à s’adonner à la fabrication de cidre « à titre de curiosité » au milieu du xviiie siècle[29]. Quant au rhum, au tafia et à la guildive, ils ne sont guère consommés par l’élite, tant française que canadienne : d’une part, la France en interdit l’importation pour protéger son propre marché des eaux-de-vie et, d’autre part, les massives quantités reçues au port de Québec au xviiie siècle sont principalement absorbées par les gens du peuple[30]. Même si certains rhums connaissent, à l’instar du cognac, un perfectionnement remarquable qui en fait des boissons raffinées, les notables et bonnes gens des colonies d’Amérique continuent longtemps de bouder l’alcool de canne, lui préférant l’eau-de-vie importée de France[31]. Ce refus de la bière, du cidre et de l’eau-de-vie commune est sans équivoque : en rejetant les boissons adoptées par l’Autre, signes manifestes d’une vie roturière, l’élite d’origine française évite une contamination culturelle qui nuirait à son prestige.

Coupes à boire et service des boissons

Le désir de distinction de l’élite se manifeste clairement dans sa culture matérielle, notamment à travers les objets consacrés au service et à la consommation des boissons alcooliques. La vaisselle dans laquelle sont servies les boissons contribue en effet au prestige de ceux qui les consomment : les coupes et pichets expriment non seulement la noblesse, la richesse ou la puissance de leur possesseur, mais témoignent aussi de sa culture et de son bon goût. Les récipients sont les symboles de la position sociale d’un individu[32].

La qualité des matériaux de la vaisselle constitue une preuve de raffinement. Les coupes de verre connaissent une grande vogue en Europe dès le xvie siècle. On utilise beaucoup le verre de fougère, léger et fragile, d’une transparence verdâtre, que l’on prétend d’ailleurs être le matériau se prêtant le mieux à la dégustation des vins fins : il octroierait au breuvage un goût supérieur, meilleur encore que lorsqu’il est servi dans d’élégants verres vénitiens[33]. Les inventaires après décès ainsi que les rapports de fouilles archéologiques permettent d’entrevoir la diffusion de cette verrerie de table dans la colonie. Ce sont les verres fins à tige élancée et unie qui sont la forme la plus répandue dans la colonie au xviiie siècle : ainsi, à la Place Royale de Québec, on trouve principalement des verres à tige à calice conique[34]. En effectuant l’inventaire des biens du marquis Philippe de Rigaud de Vaudreuil, gouverneur de la Nouvelle-France de 1703 à 1725, le notaire dénombre quinze douzaines de verres de fougère ainsi que deux douzaines de petits gobelets de verre[35].

Dans la métropole, au xviiie siècle, le service des boissons dans les maisons de qualité se fait « à la française ». Les bouteilles sont posées sur un buffet et sont servies par un domestique ou un valet. On évite ainsi qu’un convive empressé ne renverse une bouteille en tentant de se verser lui-même à boire ou en cherchant à atteindre un plat[36]. De mise dans les milieux aisés de l’Europe occidentale aux siècles modernes, ce type de service se perpétue dans une certaine mesure en Nouvelle-France. Certains témoignages indiquent que le service « à la française » a cours, du moins chez les particuliers et les institutions ayant suffisamment de personnel domestique pour assumer cette charge. À l’occasion d’une visite dans un couvent au milieu du xviiie siècle, Pehr Kalm note qu’« au cours du repas, on sert continuellement différentes sortes de vin[37] », ce qui laisse entendre que les convives ne remplissent pas eux-mêmes leurs verres. Or, le service « à la française » n’est apparemment pas de mise à toutes les tables. Kalm précise ailleurs dans son récit de voyage que « chacun dispose de son propre verre et peut le remplir lorsqu’il le désire, car les bouteilles restent sur la table[38] », tandis que chez les Hospitalières de Québec, « le vin reste sur la table pendant tout le repas et chacun en emplit son verre au besoin[39] ». Le manque de personnel domestique explique peut-être ces écarts au modèle français. Quoi qu’il en soit, si le service des vins et liqueurs s’effectue parfois à l’aide de pichets à service, ce sont les bouteilles qui demeurent les vaisseaux privilégiés pour conserver et servir les boissons à la table[40].

Boire pur, boire frais

Dans la France d’Ancien Régime, présenter un vin frais est un signe incontestable d’aisance matérielle. La glace peut être mise directement dans le vin ou préférablement dans un rafraîchissoir, où l’on dispose ensuite les bouteilles. L’usage de boire frais se généralise au xviiie siècle : la glace apparaît comme un luxe normal des tables bien servies, tant dans les résidences aristocratiques et royales que chez les bourgeois et les ecclésiastiques[41]. Cette recherche du froid pour compenser la chaleur entraîne du même coup l’emploi de seaux de cristal emplis d’eau fraîche ou de glace, ce qui constitue un signe tangible d’opulence qui n’est pas pour déplaire aux gens de qualité.

L’élite d’origine française ne manque pas d’amener en Nouvelle-France un goût aussi prononcé pour les boissons fraîches. L’usage semble fermement implanté au milieu du xviiie siècle alors que l’ingénieur Louis Franquet, reçu par le gouverneur de Trois-Rivières, a l’occasion de boire « toutes sortes de vins, toujours à la glace[42] ». Cette pratique est d’ailleurs attestée par le naturaliste Pehr Kalm, qui mentionne que « seules les personnes de qualité sont pourvues de celliers de ce genre […] L’été on met des morceaux de cette glace dans l’eau ou le vin de la boisson[43] ». L’inventaire effectué chez François-Étienne Cugnet en 1752 mentionne notamment la présence d’une « glacière en pierre[44] ».

Le boire à la glace exerce par ailleurs une influence inattendue sur un autre aspect de la consommation d’alcool de l’élite française. En effet, l’usage séculaire de couper le vin avec un peu d’eau connaît un certain recul puisque l’élite prend l’habitude de le consommer pur, dans le dessein de contrebalancer le froid : on croit alors que la « chaleur » ressentie à l’absorption annule, en quelque sorte, les effets refroidissants de la boisson dans l’organisme. Il en résulte qu’en fin de compte, on consomme davantage d’alcool, ce qui concourt à introduire des dérèglements dans la consommation des élites. Ce n’est donc pas un hasard si l’ivrognerie aristocratique se développe en France en même temps que le boire à la glace, comme le fait remarquer le spécialiste de l’alimentation Jean-Louis Flandrin[45]. La situation diffère sensiblement en Nouvelle-France, où la consommation de vin continue à être avantageusement complémentée d’eau – laquelle est beaucoup plus salubre et sûre dans la colonie que dans la métropole. Au milieu du xviiie siècle, les hôtes de Pehr Kalm ne semblent pas avoir adopté définitivement l’usage de boire le vin sans le diluer, puisqu’ils boivent « du vin rouge, pur ou coupé d’eau[46] ». L’explication de cette différence est peut-être moins culturelle qu’économique, puisque le coupage a évidemment pour effet d’accroître la quantité de boisson disponible, ce qui peut s’avérer avantageux lorsque surviennent des guerres et que les réserves de vin commencent à baisser.

Une pratique conviviale : la santé

Trinquer est une pratique très ancienne, profondément liée aux rituels de la table. Cette pratique culturelle, étroitement assujettie au système de relations, remplit une importante fonction symbolique en matérialisant le lien social que l’on souligne verbalement et gestuellement. Le protocole qui l’entoure varie selon les époques, les lieux, les cultures, les circonstances. Si le rituel de la santé peut s’observer dans les milieux modestes, il s’avère beaucoup plus complexe aux tables de l’élite, où il sert fréquemment à exprimer plus ou moins subtilement la hiérarchie sociale[47]. Bien maîtriser l’art de trinquer fait partie des bonnes manières que l’on attend de la part d’une personne de qualité.

Chez les Français bien nantis, la manière de trinquer est rigoureusement codifiée. Usant pour cela des vins les plus fins, on commence à porter les santés vers le milieu du repas, en adressant la première à l’hôte puis aux personnes présentes, presque sans discontinuer, jusqu’au café[48]. Au Canada, on reproduit apparemment ce modèle social en honorant les hauts dignitaires, à la différence que l’on adresse la première santé à l’individu situé le plus haut dans la hiérarchie sociale, fut-ce l’un des invités. Pehr Kalm mentionne dans ses écrits de voyage avoir partagé deux tonnelets de vin à la santé des rois de France et de Suède, de même qu’à celle du gouverneur général[49]. L’ingénieur du roi Louis Franquet rapporte qu’à l’occasion d’un souper chez les jésuites en 1752, l’assemblée « porta la santé du général, celle de M. l’Intendant, et sans qu’il fût mention de celle de l’amphitryon de la fête, qu’on remit apparemment à une meilleure occasion[50] ». Trinquer constitue donc une façon de refléter le statut social et de mettre en exergue la réussite économique d’un membre de l’élite coloniale.

Les temps du boire

Les pratiques alimentaires sont parmi les pratiques culturelles qui permettent le mieux de structurer le temps social, de rythmer la vie quotidienne et de souligner certaines transitions. Chez l’élite, les boissons alcooliques sont surtout présentes à deux moments, celui des repas et celui des divers bals, soirées et fêtes qui caractérisent le mode de vie des bien nantis canadiens au xviiie siècle.

Le vin, « l’âme du repas »

L’élite fait des efforts considérables pour soutenir son train de vie et satisfaire son goût du luxe, ce qui inclut la consommation quotidienne de vin à table. Au xviiie siècle, il est de mise dans les bonnes maisons françaises de servir quotidiennement du vin « ordinaire » à l’occasion des repas. On le sert au début ou avec les principaux mets, pour réserver les grands crus aux entremets, et l’on consomme plus volontiers les grands crus au dîner qu’au souper[51]. Il est possible, sans trop de risques d’erreur, de postuler qu’il en va de même dans les meilleures maisons de la colonie. Pehr Kalm note que chez ses hôtes, on boit beaucoup au moment des repas et chaque fois que l’on mange, mais qu’en revanche on boit rarement entre les repas[52]. Les liqueurs sont servies en fin de repas, « comme une espèce de ragoût, pour réveiller l’appétit et animer la joie des convives[53] ». Leur texture veloutée combinée à leur subtile saveur d’épices et de caramel en fait des vins fort prisés au dessert : on dit même du vin de Canaries qu’il est le seul vin qui fasse véritablement digérer[54]… ce qui s’avère d’autant plus nécessaire que les tables de l’élite sont souvent garnies d’une surabondance de nourriture. Élisabeth Bégon souscrit à cet usage lorsqu’elle offre le malaga à ses invités, monsieur le Marquis de la Galissonnière et monsieur de Longueuil, après un consistant souper[55]. On ne sait cependant pas si, comme dans les bonnes maisons de Bourgogne, les liqueurs sont servies à tous les repas[56].

La variété des vins est de bon aloi et fait directement écho à la richesse de l’individu. Le marquis de Beauharnois commande à plusieurs reprises de petites quantités de vin de Navarre, de Canaries et d’Espagne entre 1738 et 1742[57]. Lors des soupers offerts par madame Bégon, de nombreux vins sont mis à la disposition des invités, qui s’en réjouissent fort. Au milieu du xvie siècle, François de Chasles possède du vin de Malaga, de Navarre, de Canaries, d’Alicante, de Bourgogne, du champagne et du vin blanc ordinaire, tandis que la cave du gouverneur Jacques-Pierre de La Jonquière recèle des vins de Haut-Brion, de Bordeaux, de Malaga, du vin de Saint-Macaire rouge, du grave blanc et du champagne[58]. En juillet 1752, l’ingénieur Louis Franquet est reçu avec faste à la table du gouverneur, où « la profusion et la délicatesse des mets des meilleures provinces de France » est accompagnée d’une profusion idoine de vins[59]. L’abondance des vins illumine les tables avant d’enluminer les figures.

Mais l’opulence des menus présentés pour honorer un hôte n’est pas représentative des repas quotidiens de l’élite du Canada. En fait, on se contente souvent de vin coupé d’eau[60]. Le menu ordinaire des riches Canadiens ne comprend pas systématiquement du vin, particulièrement entre 1750 et 1760, alors que les arrivages de boissons françaises se raréfient et que les prix connaissent des hausses spectaculaires. Les pénuries dérangent d’ailleurs profondément les habitudes de l’élite. Ainsi, Kalm rapporte que « les gens qui étaient habitués à boire du vin, se sont trouvés fort mal à l’aise durant la guerre, lorsque les navires qui ont charge de convoyer le vin ne parvenaient plus ici[61] ». Élisabeth Bégon prend ces pénuries avec philosophie : « Il nous est heureusement resté un peu de vin de l’année dernière, qui nous fera passer l’année[62] », écrit-elle à son gendre. En contexte de guerre, il est probable que le vin finisse par être réservé aux occasions spéciales.

La vie nocturne de l’élite au xviiie siècle

L’élite tend aussi à se singulariser en déplaçant les temps du Boire à un moment ne convenant pas du tout aux autres classes sociales. C’est au cours du xviie siècle que s’élabore la notion de loisir chez les classes sociales les plus aisées, chez la noblesse en particulier. Les membres de l’élite disposent de plus de temps libre que la masse populaire et sont en mesure de consacrer beaucoup de soin à leurs divertissements. En fait, le loisir remplit essentiellement la même fonction intégratrice chez l’élite que le travail chez le peuple : si les gens du peuple se côtoient pendant la journée de travail puis prolongent la causerie au cabaret, les membres de l’élite doivent créer des occasions de sociabilité propres à leur mode de vie empreint d’oisiveté. Il en résulte que, tant en France qu’en Nouvelle-France, la vie sociale de l’élite est constituée d’une série sans fin de bals, soirées, réceptions, danses, qui se tiennent jusqu’à tard dans la nuit, moment pendant lequel les classes laborieuses se reposent.

Les réunions de l’élite sont essentiellement nocturnes, surtout au xvie siècle, comme c’est la mode à Paris. Ces fêtes et ces bals offrent de somptueuses occasions de boire et de festoyer. Depuis la Régence, le bal débute généralement à vingt-trois heures et dure jusqu’à six heures[63]. L’habitude de tenir salon jusqu’à tard le soir perdure jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. La Nouvelle-France n’est pas en reste : madame Bégon ne manque pas d’évoquer, au fil de ses lettres « au cher fils », nombre de ces parties fines qui se déroulent chez les principaux notables de la colonie à Montréal, qu’elle appelle plaisamment les « grosses têtes ». Les soupers finissent souvent fort tard, suivis par des bals qui débutent entre vingt heures et vingt-trois heures pour ne prendre fin qu’à deux heures, parfois à six heures, voire à six heures et demie et même jusqu’au lever du jour[64]. Élisabeth Bégon note en une occasion que les fêtards « ont poussé les plaisirs tant qu’ils ont pu puisqu’à sept heures et demie, on dansait encore[65] ». L’élite se couche quand le peuple se lève.

Cette propension à tenir les bals de plus en plus tardivement découle directement du mouvement libertin. Au xviiie siècle, libertinage signifie ivrognerie, tapage et surtout débauche. Afficher ouvertement une attitude libertine, c’est aussi adopter une désinvolture réelle ou feinte par rapport aux choses de la religion et des « bonnes moeurs ». L’élite s’ennuie ferme et s’enivre non moins fermement. Comme son homologue française, l’élite canadienne montre publiquement une attitude parfois fort irrespectueuse des bonnes moeurs… L’abbé de Grandelet écrit même, vers 1710, que « les désordres d’impureté sont si fréquents et si familiers qu’on n’en fait plus un mystère. […] la moitié de Québec est un franc b[ordel][66] ». Vers 1750, un mémoire anonyme dénonce l’ivrognerie et le « luxe » dans la colonie[67].

Dans ces soirées où les boissons raffinées coulent à flot, il est presque inévitable que certains membres de l’élite boivent jusqu’à l’enivrement. Malgré les manières de table raffinées et le soin que l’on porte aux rituels pour valoriser la consommation du vin, quelques individus de la haute société sombrent pourtant à l’occasion dans la « sauvagerie » et la débauche. Les signes extérieurs de l’ébriété se manifestent aussi bien chez l’aristocrate que chez le paysan : quel que soit son rang social, l’individu ivre titube, bafouille, parle haut et fort, chante et rit, superbement indifférent à son entourage. La terminologie de l’ivresse est d’ailleurs très imagée au xviiie siècle. On dit que le buveur a le vin de singe lorsqu’il « est gai, qu’il danse, qu’il folâtre après avoir bu », qu’il a le vin de pie quand il « babille et caquète », à moins qu’il n’ait plutôt le vin de Nazaret, alors qu’il rit tant en buvant « que le vin lui sort par les narines[68] ». À l’occasion d’une soirée montréalaise bien arrosée, messieurs de Lantagnac, Longueuil, Noyan et Céloron, « chantèrent si bien que les passants s’arrêtaient pour écouter[69] ». Mais « c’est à présent la partie ordinaire[70] », ajoute madame Bégon, laissant par là entendre que de tels événements sont monnaie courante dans le Montréal de la fin des années 1740. Outre ces tonitruants couplets plus ou moins hurlés au vu et au su des passants, l’image la plus saisissante demeure peut-être celle d’un monsieur de Noyan, qui « voulant danser chez M. Varin, où est l’assemblée, est tombé en coulant son menuet, sa perruque d’un côté et lui de l’autre[71] ». Bien qu’éclatantes, ces manifestations d’ébriété se produisent dans un cadre et un moment prescrits par le mode de vie de l’élite, aussi ne sont-elles pas perçues négativement par les membres du groupe[72].

Puisque les bals fournissent un cadre idéal au péché, l’Église en condamne la fréquentation… mais étourdie de fêtes tardives, de nourritures riches et de vins précieux, l’élite n’a cure de ces remontrances, jusqu’à en « oublier » le calendrier saint. En dépit des interdictions du clergé, l’élite canadienne organise et participe fébrilement à toutes sortes de bals, au risque de ne pas pouvoir se confesser à temps pour Pâques. De surcroît, au Canada, la période pascale coïncide avec la période où la prise des glaces permet la circulation en carriole sur le fleuve Saint-Laurent : les bonnes familles de Québec et de Montréal en profitent donc pour se fréquenter[73]. Élisabeth Bégon relate que les participants les plus fervents des bals et soirées ne renoncent pas à leurs divertissements et recherchent plutôt des prêtres indulgents pour leur donner l’absolution, une rareté puisque la plupart n’acceptent que contre la promesse de cesser de fréquenter les bals… « Tu penses bien que ce sont des sacrifices trop durs à faire, écrit madame Bégon à son gendre : Il faut paraître dans le monde ; il faut faire les jolis et comment se pourrait-on résoudre à pareille promesse[74] ? » Bref, de nombreux membres de l’élite préfèrent sacrifier au devoir de sociabilité et d’apparat plutôt qu’à celui de la religion, ce qui met en évidence l’importance que cette classe aisée accorde aux valeurs d’intégration sociale.

Alcool, genre et sociologie du boire chez l’élite coloniale

Au sein même de l’élite française du xviiie siècle, il existe plusieurs manières de consommer des boissons alcooliques. Le clivage le plus important réside dans l’opposition entre Boire masculin et Boire féminin, vraisemblablement parce que le genre sexuel est un état permanent et non temporaire ou circonstanciel, contrairement à la maladie ou à l’âge. Encore au xviiie siècle, la persistance de représentations rigides liées à la virilité et à la féminité montre que malgré certaines évolutions, la manière d’entrevoir le genre reste encore profondément fonction des croyances anatomiques et médicinales anciennes[75]. Mais au-delà de la construction sociale du corps masculin et du corps féminin se profile également la construction sociale du genre, qui structure la masculinité et la féminité en regard des attentes du groupe. La consommation d’alcool, et ses excès mêmes, sont soigneusement codifiés, aussi les membres de l’élite observent-ils consciencieusement la partition sociale, sexuée et symbolique qui leur est dévolue.

La consommation masculine

Dans la culture française de l’époque moderne, Boire est l’un des comportements associés à la virilité, au statut social et à la sociabilité masculine chez toutes les couches de la société, et l’élite ne fait pas exception à la règle. La consommation d’alcool est donc l’un des « privilèges » conférés par l’appartenance au genre masculin, dans une société largement structurée par le patriarcat. Plus encore, il existe une sorte d’obligation tacite, pour les hommes dans la force de l’âge, de consommer des boissons alcooliques. Boire est considéré comme une garantie de santé et de cohésion sociale. On considère à cette époque qu’un homme peut et doit consommer des boissons échauffantes pour maintenir le tempérament naturel à son état : boire permet donc d’affirmer son appartenance au genre masculin, avec toutes les valeurs de courage et d’endurance physique que cela suppose. Le partage de la boisson renforce du même coup la solidarité du groupe des hommes. A contrario, l’abstinence totale est jugée comme une conduite anormale chez un homme, car elle se solde, croit-on, par la maladie ainsi que par la dislocation du corps social. En effet, par son refus de boire, l’abstinent refuse le partage d’une boisson mais aussi le « risque d’ivresse » et, de ce fait, s’isole de l’aréopage des virils buveurs. L’élite considère qu’il est parfaitement normal qu’un gentilhomme boive régulièrement et s’enivre à l’occasion. Boire – à condition qu’il s’agisse de boissons « choisies » et raffinées – constitue donc au xviiie siècle une manière d’affirmer son appartenance à l’élite masculine.

Les hommes d’Église ne sont pas assujettis aux mêmes impératifs de virilité que les laïcs puisqu’ils ont de toute façon renoncé aux prérogatives charnelles de la masculinité. Bien qu’ils consomment aussi des boissons alcooliques, ils sont tenus d’observer une certaine modération. Certains membres du haut clergé, malgré une situation sociale privilégiée, entretiennent un ordinaire ascétique dans un souci spirituel de pureté et d’évitement du péché. Ainsi, l’évêque François de Laval est un modèle d’abstinence, sa principale boisson consistant en « de l’eau chaude teinte d’un peu de vin ». Si le grand homme ne prend jamais « de liqueur, ni vin exquis », vers la fin de sa vie, malade, il accepte cependant de prendre un peu de vin « pour l’aider à dormir[76] ». On ne retrouve pas de boissons alcooliques ou même de bouteilles vides dans l’inventaire de Mgr de Pontbriand en 1760, bien que l’on ne puisse conclure à une abstinence totale sur cette seule indication[77]. Chez les communautés de religieux, en revanche, on consomme plusieurs types de boissons. Bien que plusieurs communautés produisent leur propre bière et leur propre cidre[78], c’est irrémédiablement le vin qui conserve le plus de prestige : au xviiie siècle, à l’instar de l’élite nobiliaire et bourgeoise, les communautés ecclésiastiques masculines se procurent elles aussi des vins de prestige et affichent les manières de table des gens de qualité. Invité chez les jésuites, Louis Franquet a l’occasion de boire plusieurs sortes de vins et de liqueurs[79]. Les inventaires de cargaisons trahissent d’ailleurs la prédilection de cet ordre religieux pour les vins de Frontignan et de Canaries. Au cours du même voyage en 1752, Franquet est également reçu chez les sulpiciens, où il admire le fait « qu’il y eut du vin de toutes espèces[80] ». L’analyse des fouilles archéologiques réalisées sur le site du monastère des récollets à Québec révèle une appréciable consommation de vin chez cette congrégation[81]. Rappelons qu’au xviiie siècle, les congrégations d’hommes de la colonie recrutent surtout leurs membres en France : les jésuites et les sulpiciens reçoivent exclusivement des Français, tandis que les récollets accueillent aussi des Canadiens[82]. Ces ordres masculins baignent donc dans la culture française, dont ils reproduisent les usages.

Si les normes et attentes liées au Boire masculin ne s’appliquent pas aux hommes d’Église, elles sont évidemment prégnantes dans la société laïque. L’entraînement culturel à la consommation de boissons alcooliques débute d’ailleurs tôt chez l’élite d’origine française. Il ne faut donc pas s’étonner de voir de jeunes membres de l’élite consommer du vin, non seulement à table, mais aussi hors du contexte prandial. À l’instar des fils de famille de la métropole, les jeunes membres de l’élite canadienne semblent plus turbulents que leurs aînés ou, à tout le moins, leurs frasques sont plus apparentes. Bien que l’élite ait rarement recours aux cabarets populaires pour abriter ses agapes, sa portion la plus jeune s’y retrouve parfois pour perdre son temps et sa fortune, boire du vin et des liqueurs tout en jouant aux cartes ou au billard. Les administrateurs de la colonie déplorent à maintes reprises la « légèreté d’esprit », l’orgueil, la fainéantise et les moeurs tapageuses de cette jeunesse. Dès son arrivée au pays, à la fin du xviie siècle, le gouverneur Jacques Brisay de Denonville note avec consternation que les jeunes Canadiens sont débauchés, indisciplinés et sans aucun respect pour l’autorité… les fils des seigneurs étant les pires de tous[83]. Le jeune sieur de Saint-Castin reçoit de sérieuses mises en garde « au sujet de la passion qu’il a pour le vin et les liqueurs enivrantes » écrivent Charles de Beauharnois et Gilles Hocquart en 1734. Mais, ajoutent ces administrateurs, « on ne peut point compter sur sa modération sur cet article[84] ». Si le tapage nocturne ou le vandalisme sont sans grande conséquence, le port de l’épée chez les jeunes nobles entraîne parfois des suites funestes : dans le feu d’une discussion échevelée et éméchée, ils sont prompts à dégainer[85]. Mais les frasques décrites dans les dossiers de justice ne représentent vraisemblablement qu’une petite fraction de la jeunesse de l’élite, la plupart des jeunes gens se montrant plus discrets dans leurs agapes.

L’armée constitue certainement l’une des portions de l’élite masculine les plus enclines à consommer des boissons alcooliques. Le Boire des officiers et dignitaires militaires, provenant pour la plupart de familles nobles ou aisées, diffère grandement de celui des simples soldats. Alors que ces derniers ne reçoivent qu’un peu d’eau-de-vie et de bière de mélasse, les hauts gradés se voient octroyer du vin et des liqueurs en guise de « rafraîchissements » : vers la fin du Régime français, ils ont droit à environ un litre de vin par jour[86]. L’intendant François Bigot écrit en 1759 que les dépenses qui se font dans les armées du Canada sont très élevées car « quantité d’officiers font aussi bonne chère à l’armée qu’en France[87] ». Les hauts gradés consomment leurs boissons dans des verres à tige, dont la présence est attestée dans la plupart des sites militaires jusqu’à la fin du Régime français, ce qui témoigne d’une table plus raffinée que le gros des troupes et constitue un rappel de leur appartenance aux meilleures familles[88]. De surcroît, il arrive fréquemment qu’entre deux batailles, des généraux ennemis se fassent mutuellement parvenir des bouteilles de vin, quand ils ne s’invitent pas à tour de rôle à des soupers copieusement arrosés. La perpétuation de ces bonnes manières en Amérique constitue une manière d’entretenir un lien culturel avec la métropole car, comme le fait remarquer Louis-Antoine de Bougainville, il s’agit d’un « nécessaire et bon exemple à donner à ce pays barbare, non seulement de l’humanité mais de la politesse entre ennemis qui se font la guerre[89] ». Cette pratique se retrouve donc en Nouvelle-France et on ne fait pas faute, entre officiers, de s’offrir mutuellement quelques bonnes bouteilles de vin[90]. En fait, les vins fins qui figurent à la table de l’officier le distinguent de ses hommes autant, sinon plus, que les parures vestimentaires qui ornent sa tenue, contribuant à accentuer sa position d’autorité par rapport aux troupes qui sont sous ses ordres. Bien qu’on trouve à l’occasion dans les archives judiciaires des mentions de comportements peu honorables de la part des hauts gradés[91], les démêlés des militaires avec la Bouteille sont le plus souvent le fait des simples soldats. Même en contexte de guerre, un officier demeure un gentilhomme et, à ce titre, se sent peut-être plus près de son homologue du camp adverse que des hommes sous ses ordres.

La consommation féminine

Le Boire féminin souscrit à des impératifs totalement différents de ceux des hommes. À l’époque moderne, on considère que la nature passive et lymphatique des femmes ne doit pas être contrariée et qu’il est préférable qu’elles s’abstiennent de « s’échauffer les sangs » en prenant de grandes quantités d’alcool. La femme dans la force de l’âge est donc invitée à s’abstenir de boissons alcooliques puisqu’on la considère comme suffisamment vigoureuse pour s’en passer : un surcroît de « force » serait susceptible de nuire à sa féminité et aux enfants qu’elle pourrait porter en son sein[92]. Celles dont l’équilibre corporel est instable peuvent cependant consommer des boissons afin de recouvrer la santé ou de se revigorer : c’est le cas des femmes relevant de couches, des malades ainsi que des femmes âgées au corps « refroidi » et stérile. En plus de ces diktats physiologiques, les femmes doivent se plier à des impératifs sociaux et moraux. Perçues comme plus fragiles et influençables, les femmes doivent être contenues dans des barèmes domestiques « sécuritaires » : ainsi, le Boire féminin est clairement associé aux repas et doit préférablement avoir lieu en compagnie du groupe familial ou social immédiat. On redoute l’ivresse féminine, car la femme ivre risque de s’éloigner de la réserve dévolue à son sexe, de quitter un maintien irréprochable pour céder à ses impulsions sensuelles, qui ne peuvent qu’être funestes. Selon Jean-Louis Flandrin, on craint apparemment que le vin n’échauffe les femmes plus qu’il ne convient à leur honneur, et ne leur trouble le cerveau jusqu’à leur faire perdre la maîtrise de leur corps ! On soupçonne les femmes de ne pas savoir reconnaître la limite : après tout, si un peu de vin ne fait pas de mal, « saura-t-on s’arrêter là si on est dépourvue, de par sa condition, de cette virtus qui est la force d’âme des hommes[93] ? » L’ivresse féminine est donc potentiellement dangereuse pour l’ordre social.

En Nouvelle-France comme ailleurs dans le monde occidental de l’époque, les femmes de l’élite consomment moins de vin à table que les hommes. Ainsi, Élisabeth Bégon semble entrevoir le vin comme une denrée de première nécessité, mais n’en fait pas une consommation débridée comme certains écuyers, officiers et hauts fonctionnaires de son entourage. Le naturaliste Pehr Kalm note à plusieurs reprises que les dames canadiennes boivent surtout de l’eau, plus rarement du vin, et que celui-ci est généralement coupé d’eau[94]. Elles affichent ainsi leur parenté de moeurs avec leurs consoeurs métropolitaines, puisqu’on dit que « les femmes françaises sont les plus sobres de toutes. Les demoiselles ne boivent jamais de vin. Les femmes mariées s’en servent à peine pour rougir un peu l’eau[95] ». Leur consommation au quotidien est donc apparemment très modérée.

Lorsqu’elles boivent, les Françaises font des vins doux et sucrés – tels que le muscat, le malaga, le malvoisie, etc. – leurs boissons de prédilection. Cette catégorisation « sexuée » des boissons repose sur l’idée selon laquelle « les goûts du dégustateur prolongent sa personnalité par le choix du vin, moelleux pour les femmes et les hommes tendres, sec pour les gens énergiques, lesquels n’ont pas de temps à perdre dans les longues réflexions qui doivent suivre la gorgée[96] ». Selon la conception de l’époque, énoncée entre autres par Jean-Jacques Rousseau, le corps féminin a « moins besoin de réparation » que celui des hommes : les femmes n’ont donc pas besoin de vin et encore moins de liqueurs fortes[97], alors que « les hommes au contraire recherchent en général les saveurs fortes et les liqueurs spiritueuses, aliments plus convenables à la vie active et laborieuse que la nature leur demande[98] ». Les liqueurs douces, les crèmes, les vins sucrés seraient par conséquent plus près de la nature féminine, tandis que les vins âpres et les alcools forts conviennent mieux aux hommes. Bien qu’il n’y ait pas de témoignage explicite à l’effet que les Canadiennes privilégient les vins doux, la tendance au mimétisme de l’élite coloniale, qui calque avec grand soin ses comportements sur l’élite métropolitaine, permet de concevoir qu’il en va de même en Nouvelle-France… à la différence près que les hommes consomment certainement moult vins de liqueur en plus du vin « ordinaire », puisque les femmes de bonne famille ne peuvent vraisemblablement pas absorber, à elles seules, les milliers de litres de vin de liqueur qui parviennent annuellement dans la colonie.

Les femmes qui composent les congrégations religieuses forment une catégorie à part, et si les religieuses sont les épouses de Dieu, elles n’en sont pas moins femmes : elles doivent respecter les contraintes de sobriété inhérentes à la fois à leur sexe et à leur appartenance à l’Église. Peut-être les religieuses canadiennes privilégient-elles les boissons alcooliques artisanales, jugées moins fortes que le vin ou l’eau-de-vie : on sait que les ursulines et les augustines de l’Hôtel-Dieu de Québec cultivent des pommiers, dont elles tirent peut-être du cidre[99]. Pourtant, les religieuses proviennent fréquemment des meilleures familles de la colonie et, à ce titre, sont vraisemblablement habituées à tenir un certain rang en matière d’alimentation. Les religieuses de l’Hôtel-Dieu de Québec reçoivent bien une petite quantité de vin pour les repas (de 1755 à 1759, elles disposent en moyenne de 75 ml de vin par jour), mais elles ne s’offrent apparemment pas autant de gâteries que leurs pairs masculins : ainsi, « les vins en bouteille et les vins de luxe restent complètement ignorés à l’hôpital[100] ». Les ursulines, quant à elles, ne boivent pas du tout de vin. Mais hormis un ordinaire plutôt frugal, voire totalement abstème, les communautés de femmes peuvent se révéler être de très bonnes hôtesses. Lorsque le botaniste suédois Pehr Kalm se présente dans un couvent de Montréal, il y est très bien reçu : « La nourriture présentée est entièrement préparée par les religieuses […] il y a plus de plats que sur une table seigneuriale. Au cours du repas, on sert continuellement différentes sortes de vin[101] » apprécie-t-il. Il y a donc lieu, là encore, de distinguer les tables ordinaires des tables festives. Le quotidien des religieuses canadiennes est modeste et le vin qu’elles consomment fait vraisemblablement figure de substance fortifiante plutôt que d’une douceur de table.

À l’époque moderne, l’homme s’évade dans la bouteille, la femme dans la maternité ou le chapelet… du moins est-ce ce que l’on préconise. Pourtant, sous la Régence, bon nombre de femmes de l’élite française s’écartent de ce modèle de sobriété et certaines d’entre elles, surtout à la Cour de France, font montre d’un goût immodéré pour le vin et l’eau-de-vie. La propre fille aînée du Régent, la duchesse de Berry, donne le ton : elle s’enivre régulièrement durant les repas, au point d’en perdre connaissance, et se met rarement au lit avant deux ou trois heures du matin, après avoir ingurgité force vin, liqueur et eau-de-vie[102]. Les femmes de la colonie sont-elles plus sobres, ou bien les annalistes se font-ils pudiques ? Toujours est-il que l’on ne trouve pas mention de pareils dérèglements féminins chez l’élite de la colonie.

Conclusion

L’attachement à la France et le rappel constant des origines françaises sont très marqués chez l’élite du Canada, qui constitue le groupe social démontrant les transferts culturels les plus manifestes en matière de consommation d’alcool. En perpétuant l’usage de boire des boissons européennes dans ce rude pays où la vigne à vin ne daigne pas pousser, l’élite de la Nouvelle-France tente d’éloigner la frontière menaçante de la « sauvagerie ». Les vins fins et les liqueurs deviennent symboliquement la marque, voire l’étendard liquide, de l’appartenance à la gentilhommerie française, et expriment l’adhésion à un système de valeur privilégiant le raffinement ainsi que le maintien d’un lien culturel tangible avec la France. Qu’il s’agisse du service des boissons, de la vogue du boire « à la glace », des soirées bien arrosées, les gens de qualité du Canada imitent avec soin les comportements et les usages en vogue dans les milieux aristocratiques de Paris. Le faste et le cérémonial dont on entoure le Boire et le Manger dans les classes supérieures ne sont-ils pas « une manière de nier la consommation dans sa signification primaire, en faisant du repas une cérémonie sociale, une affirmation de tenue éthique et de raffinement esthétique[103] » ? Cette recherche de distinction s’accompagne pourtant d’un relâchement des moeurs, puisque l’élite érige l’ivresse et l’abandon des manières en art de vivre, en faisant même l’un des éléments centraux d’un libertinage soigneusement étudié. Là encore, les membres de l’élite du Canada s’affichent résolument comme Français, et si l’élite canadienne « chante sauvage » là où l’élite française s’adonne aux soirées libertines, les différences marquant leurs manières de boire sont plutôt minces, affectant plutôt les manifestations de l’ivresse.

Une analyse plus serrée du Boire, au sein des diverses catégories sociales de l’élite, souligne encore le mimétisme de la colonie à l’égard de la métropole. Comme en France, seuls les hommes sont soumis à l’obligation sociale de boire, car la consommation d’alcool féminine est soumise à de nombreuses restrictions par la société d’Ancien Régime : d’un tempérament considéré plus « délicat » mais aussi plus influençable, la femme n’est généralement pas autorisée à consommer des boissons alcooliques hors du cadre strict de son foyer. La consommation d’alcool se conjugue donc préférablement au masculin pluriel pendant les siècles modernes, et ce, rappelons-le, chez la plupart des groupes sociaux.

Les autres classes sociales du Canada ne semblent pas soumises à la même pression identitaire que l’élite, aussi s’affranchissent-elles plus largement du modèle français. Le peuple canadien a d’ailleurs accès à un assortiment de boissons alcooliques beaucoup plus diversifié que le peuple français, qui consomme à peu près uniquement les boissons alcooliques produites dans sa région immédiate. Dans la colonie, la conjugaison de la production et de l’importation favorise plus d’éclectisme : le Canadien arrose son quotidien de bière, d’eau-de-vie et de guildive, se rabat au besoin sur la bière d’épinette ou le cidre, et son vin de fête est le vin d’Espagne. Si l’élite d’origine française encourage et promeut une reproduction culturelle et sociale fondée sur la continuité, le brassage des origines sociales et géographiques des colons d’origine modeste encourage plutôt la formation d’une identité nouvelle, dont la table se fait le miroir.