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Enfin ! C’est ma première réaction face à la publication de ce livre sur le régime seigneurial canadien de 1627 à 1854. Nous attendions depuis longtemps cette synthèse, en espérant qu’elle contribuera à la remise en cause de l’interprétation proposée, en 1956, par Marcel Trudel, interprétation qui semble indélébile dans les manuels et ouvrages de vulgarisation et, même, dans les cours universitaires (vérifiez auprès des étudiants !) Et ce n’est pas faute de lavages récurrents, sous forme de monographies et d’articles, depuis une quarantaine d’années de Harris (1966) à Grenier (2007), en passant par Dechêne (1971), Greer (1985), Dépatie, Dessureault, Lalancette (1987), Noël (1992), De Blois (1997) et Coates (2000). Il faut avouer que toutes ces remises en question n’ont pas convergé vers une nouvelle interprétation, facilement digestible, comme l’était celle de Trudel : elles sont parfois contradictoires, parfois complémentaires, attirant le regard, ici, vers le rapport foncièrement inégalitaire entre seigneur et censitaire ; là, vers la plasticité de l’institution, quand ce n’est pas pour souligner le caractère essentiellement rentier des seigneurs ou le contraire : leurs investissements dans la mise en valeur des ressources de leurs seigneuries. Seigneurs ecclésiastiques, nobles, roturiers, voire paysans, absents ou résidants... Ce n’est pas le moindre mérite de Benoît Grenier que de naviguer avec aisance entre ces contributions et de leur faire, dans l’ensemble, justice.
L‘introduction présente un bilan de cette historiographie, en posant cette question de la pérennité de l’interprétation de Trudel. Même si je crois que l’auteur erre en faisant de Philippe Aubert de Gaspé le principal coupable (et si on regardait du côté des politiciens canadiens-français de la première moitié du XIXe ?), ce bilan est succinct et équilibré. On y présente les deux pôles d’interprétation de la seigneurie au Québec : différente ou semblable à celle de la France ? Utile au peuplement ou institution parasitaire ? Souple ou contraignante ? Pour répondre à ces questions, l’auteur veut éviter le « dogmatisme » de l’historiographie (p. 23). On se demande à quoi il fait référence, en espérant que ce ne soit pas à la rigueur théorique. À la fin de l’introduction, il préconise une « approche humaine » (p. 30). Ici encore, le lecteur est perplexe : y a-t-il une approche inhumaine du sujet ? Ce flottement du point de vue conceptuel se manifeste plus loin dans le livre. Pour l’instant, passons, car il y a beaucoup dans cet ouvrage, dense et complet.
Le premier chapitre présente l’origine lointaine de la structure seigneuriale en Europe. Il a l’avantage de montrer l’hétérogénéité de la seigneurie métropolitaine et de distinguer féodalité et seigneurie. Une distinction qui, eut-elle été faite il y a cent ans au Québec, aurait évité le gaspillage d’encre et de papier. Le chapitre se termine sur une question à laquelle on ne peut répondre avec certitude : « pourquoi reproduire une institution que [les autorités françaises] cherchent à affaiblir sur le vieux continent ? » (p. 49)
Le second chapitre aborde le fonctionnement du régime : seul mode de tenure au Canada, la seigneurie n’est pas nécessairement destinée à la colonisation agricole ; il existe aussi des seigneuries liées à l’exploitation de la pêche, par exemple. Dans la section « La géographie seigneuriale et le paysage au Québec », Grenier conteste l’idée du « grand ordre » avancée par Trudel, en faisant remarquer que c’est surtout pour les censives que le rectangle allongé est un modèle presque universel. L’écart entre les concessions en seigneurie et l’occupation effective est ensuite souligné, certains facteurs comme les caractères physiques favorables à l’agriculture, la proximité des villes et le dynamisme de certains seigneurs étant, toutefois, de nature à accélérer le peuplement. Suit la description des obligations respectives des seigneurs et des censitaires qui, en accord avec l’historiographie post-Trudel, minimise beaucoup celles des premiers en insistant sur celles des seconds. Le tout est illustré avec érudition par des exemples tirés de diverses seigneuries et de diverses époques. J’insiste sur ce dernier trait qui enrichit beaucoup la présentation. Avec la section sur le droit de justice apparaît une autre réalité de la seigneurie, celle des auxiliaires des seigneurs : juge, bailli, procureur fiscal, greffier. La banalité permet de traiter de l’intervention de l’État ; celle-ci est aussi mentionnée lorsque d’autres droits sont sources de litiges.
Avant de terminer le chapitre par la question des droits honorifiques, l’auteur aborde la question des revenus. Personne ne discutera l’idée que le revenu seigneurial augmente avec le temps, c’est-à-dire avec la progression du peuplement et que ce sont les seigneuries ecclésiastiques, plus peuplées, qui, les premières, ont rapporté gros. Mais la question de la composition du revenu est maladroitement effleurée, alors qu’elle est fondamentale dans la caractérisation du régime : résultat d’investissements ou revenu rentier ? La première catégorie est évoquée en parlant des « initiatives plus ou moins ambitieuses prises par le seigneur », la deuxième semble correspondre à ce que Grenier appelle la partie « seigneuriale » [ses guillemets] des revenus (p. 95). Un peu plus de clarté conceptuelle aurait été souhaitée à ce sujet. Il en va de même pour la suite immédiate : [aux XVIIe et XVIIIe siècles], cette partie « seigneuriale » […], « constitue en quelque sorte un revenu d’appoint ». D’appoint, par rapport à quoi et pour qui ? Pour un bourgeois qui fait commerce, pour un noble officier militaire ? Une ouverture de champ au-delà de la seigneurie était ici nécessaire. Il en va de même lorsque, tout de suite après, l’auteur précise : « Mais il s’agit là d’un cercle vicieux : absorbés par d’autres activités plus lucratives plusieurs seigneurs ne s’occupent pas de développer leurs seigneuries. » (p. 95) Est-ce un souhait implicite de l’auteur ? Quoiqu’il en soit, cette formulation malheureuse traduit une persistance inattendue de la conception trudelienne/ouelettienne. Le propre du régime seigneurial, c’est de produire des revenus sans investissement. C’est le travail de la paysannerie et son résultat, l’avancement de la mise en valeur, qui augmentent le revenu seigneurial. Que certains seigneurs aient des « initiatives » de nature capitaliste ne change pas cette réalité inhérente au régime. Si Grenier avait fait cette précision, on aurait mieux compris qu’il parle de « fardeau féodal » (p. 96) lorsqu’il termine ce chapitre en évoquant le poids du régime pour les censitaires.
Le chapitre trois porte sur les seigneurs. C’est le champ d’expertise de l’auteur. Il insiste sur la diversité du groupe seigneurial. On connaît bien les seigneurs ecclésiastiques, communautés d’hommes ou de femmes bien pourvues par le pouvoir royal : leurs propriétés représentent le tiers du territoire seigneurial et le sixième des fiefs. Leur patrimoine est stable et leur gestion suivie. On ne s’étonne pas non plus que les nobles aient reçu plusieurs fiefs. Sous le Régime français, ils contrôlent la moitié des seigneuries et le tiers de la superficie concédée. Il y a aussi des seigneurs roturiers, acquéreurs par concession mais surtout par achat. En 1760, ils possèdent autant de seigneuries que les nobles. Ce sont surtout des marchands, mais le groupe compte aussi des « habitants » qui, généralement, ont de bien petits fiefs. Les seigneurs laïques, pour la plupart, ne résident pas dans leur seigneurie avant 1760. Il faut attendre le XIXe siècle pour que le seigneur campagnard devienne un type social qui inspirera la littérature. Les seigneurs, ecclésiastiques ou non, recourent bien souvent à des intermédiaires que ce soit pour la gestion de leur exploitation domaniale ou pour l’administration courante. Ici encore, les exemples sont nombreux et diversifiés.
Ce chapitre, qui ne veut manifestement oublier personne, mentionne également les Amérindiens, les femmes et les esclaves. Si la mention de la concession de la seigneurie de Sillery faite directement aux Amérindiens est pertinente, tout comme les cas des seigneuries concédées pour créer des missions indiennes, on se demande pourquoi mentionner les Indiens qui parcourent le Domaine du roi. Il en va de même des esclaves. Nulle terre n’étant sans seigneur, il va de soi que ces deux groupes ont vécu dans les seigneuries ; cela n’en fait pas pour autant des catégories pertinentes pour l’historiographie du régime seigneurial. Je dirais presque la même chose des femmes : sauf exceptions, elles deviennent administratrices de seigneurie au moment du veuvage et passent le flambeau lorsque les fils arrivent à l’âge adulte.
Le chapitre suivant porte sur la situation post-Conquête. Jusqu’en 1771, l’avenir du régime est incertain, mais les autorités britanniques décident alors de le maintenir, voire d’autoriser de nouvelles concessions en fiefs. Dans les faits, c’est surtout par achats que les Britanniques deviennent seigneurs. Ils se porteront acquéreurs de 29 des 44 seigneuries vendues par les exilés. Au XIXe siècle, la moitié des seigneuries leur appartiennent. Grenier estime que l’Acte constitutionnel de 1791 marque le début de la fin du régime en créant la tenure en franc et commun soccage. Cela n’empêche pas que, l’année suivante, la moitié des premiers députés soient seigneurs, mais ce sera leur chant du cygne. À la fin du XVIIIe siècle et au XIXe, la propriété seigneuriale est parfois extrêmement atomisée, à la suite des transmissions successives entre les générations. Elle devient aussi de plus en plus bourgeoise, les nobles du Régime français ayant tendance à vendre leurs fiefs ; il en va de même pour les petits roturiers. L’intérêt pour la seigneurie est d’autant plus fort pour les bourgeois, souvent mais pas exclusivement britanniques, parce qu’ils peuvent utiliser leurs prérogatives comme un atout dans plusieurs activités économiques : moulins marchands, pêcheries dans le golfe, scieries. On aurait aimé que le cas de Christie, qui s’est servi du régime seigneurial pour faire prospérer son entreprise forestière, soit exposé ici. Le sort contrasté des seigneuries ecclésiastiques complète le portrait.
Le rapport entre les seigneurs et les censitaires fait l’objet du cinquième chapitre. C’est un aspect central de l’ancienne historiographie que de décrire un seigneur proche de ses censitaires, figure paternelle et aidante. L’auteur est prudent et souligne que la diversité du groupe seigneurial et la chronologie doivent, ici, être prises en compte, tout en soulignant que le rapport est foncièrement inégalitaire. À mon avis, c’est dans ce chapitre que l’auteur apporte le plus de neuf en utilisant avec bonheur des témoignages, des Mémoires et de nombreux exemples bien répartis dans le temps et dans l’espace. Cela lui permet d’aborder les (rares) situations de bonne entente. Mais, ce qui prédomine dans les archives, ce sont les conflits d’ordre individuel ou collectif. Leur typologie est faite selon les droits seigneuriaux qui en sont la source : poursuites pour non paiement de cens et rentes, conflits sur les servitudes, en particulier, la corvée, disputes récurrentes et parfois prolongées autour du monopole du moulin, différends au sujet de la pêche et même des droits honorifiques. Les conflits opposent parfois les fabriques paroissiales aux seigneurs, ce qui amène à parler de la concurrence pour le pouvoir local (fabrique, milice, juge de paix) entre l’élite paysanne et les seigneurs résidants.
Le dernier chapitre porte sur l’abolition de 1854. L’auteur y explique très bien l’inadéquation de plus en plus accentuée entre la seigneurie et le développement industriel et urbain. C’est donc des entrepreneurs que viendra la voix la plus forte pour sa disparition. Les différentes étapes de l’abolition, d’abord partielle et ensuite générale, sont passées en revue. L’auteur mentionne aussi le caractère antiseigneurial des Rébellions de 1837-1838. Enfin la loi de 1854 est bien expliquée : on n’abolit pas vraiment le régime puisque, droit de propriété oblige, les seigneurs seront compensés par l’État pour la perte de la banalité et des lods et ventes et qu’ils garderont la partie de leur seigneurie non encore concédée. Quant aux cens et rentes, ils sont transformés en rentes constituées représentant 6 % du capital à verser, si le censitaire désire les racheter. Ce que 60 000 d’entre eux n’auront toujours pas fait en 1930. En 1935 et 1940, deux lois obligent les municipalités à compenser les ex-seigneurs à qui sont toujours dues ces rentes. En 1970, les paiements de la taxe municipale spéciale, ayant pour origine les cens et rentes, se terminent. Le régime seigneurial est maintenant « objet de patrimoine » (p. 213).
Ce livre, je l’ai dit, a été longtemps espéré. Grenier a réussi à présenter de façon équilibré et succincte l’historiographie des quarante dernières années et il faut l’en féliciter. Il ne reste qu’à espérer que cette excellente synthèse amène une révision des ouvrages présentant encore le régime seigneurial comme une institution construite en legos avec des figurines joviales pour représenter les seigneurs et les censitaires.