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Le présent article s’intéresse aux recensements et monographies qui furent réalisés par des sociologues catholiques québécois dans la foulée du lancement des Grandes Missions des années 1950 et 1960. Convaincus que les principes chrétiens ne pourraient être correctement appliqués et suivis si les circonstances concrètes de leur incarnation restaient méconnues, l’Église favorisait en effet alors la formation de spécialistes de la religion, mais des spécialistes qui se situaient dans la lignée de cette « science pour l’action » qui avait été, comme ailleurs, la devise des catholiques depuis la fondation de l’École sociale populaire (1911) et des Semaines sociales (1920). Pour la première fois avec une telle insistance, on affirmait, pour qui voulait participer à la rechristianisation du monde, l’importance de connaître les réalités sociales de chaque milieu humain par une observation minutieuse du réel. C’est ainsi que la sociologie religieuse au Québec fut, jusqu’aux années 1960, fortement imbriquée à la sociologie pastorale, ce que peu d’historiens québécois des sciences sociales ont souligné, préférant claironner l’entrée du Québec dans une modernité qu’ils ne prenaient pas même la peine de définir.

Dans la première partie de cet article, nous insistons sur le caractère ancillaire de la sociologie par rapport à l’institution religieuse, celle-ci devant se cantonner largement dans un rôle subalterne de cueillette des données en plein respect de la distinction thomiste entre science positive et science normative. C’est de l’intérieur même de la doctrine sociale et de la pastorale que la sociologie québécoise a pu accroître son autonomie et éventuellement revendiquer sa pleine et entière indépendance.

Dans la deuxième partie de ce texte, nous nous penchons sur les enquêtes lancées à l’occasion de la mise sur pied des Grandes Missions régionales des années 1950 et 1960. Largement oubliées dans les bilans qui récapitulent le développement de la sociologie dans l’après-guerre, les Grandes Missions ont pourtant joué un rôle clé dans l’institutionnalisation de la sociologie au Québec, d’une part en confirmant, à un moment de profonde remise en question, la pertinence des analyses empiriques de la réalité sociale pour qui cherchait à consolider les structures cléricales, et d’autre part en encourageant des liens plus étroits avec les centres de sociologie religieuse étrangers.

Enfin, dans la dernière partie, nous entendons relever certaines des résistances auxquelles se sont heurtés les sociologues québécois dans leur tentative de promouvoir leurs compétences ainsi que cerner les motifs de l’indifférence croissante du clergé, dès le milieu des années 1960, envers les Grandes Missions en particulier, et la sociologie religieuse en général. Ce faisant, nous espérons offrir au lecteur une lorgnette différente pour appréhender l’essor des sciences sociales et ainsi, sans faire l’impasse sur les a priori de la « science pour l’action catholique », reconnaître l’apport direct et capital de celle-ci à la reconnaissance croissante de l’importance de la recherche au Québec.

Une science au service de l’Église

Au Québec, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, un nombre croissant de fidèles croyait que l’Église n’avait pas su réagir adéquatement au passage d’une société rurale et agricole à une société urbaine et industrielle. On déplorait en particulier qu’aucune étude poussée et détaillée n’eût été tentée afin de permettre de nécessaires ajustements[1]. En 1951, Jean-Charles Falardeau déclarait

qu’on ne trouve, au Canada français, aucune étude approfondie des pratiques religieuses des populations rurales et urbaines ni du degré de l’influence réelle de l’Église sur les opinions ou les habitudes des diverses classes sociales[2].

Il y avait bien quelques textes dispersés qui abordaient la question des besoins en prêtres et le recrutement sacerdotal, dont Les Vocations sacerdotales au Canada français de l’abbé Poisson, mais cette littérature de l’inventaire n’allait pas très loin. « Il nous faut du personnel et du capital pour mettre en route les enquêtes qui s’imposent chez nous, confirmait au même moment Norbert Lacoste. […] il faut organiser la recherche à un niveau universitaire et fonder un centre de recherche en sociologie religieuse[3]. »

Pour commencer à combler ce vide, Louis-Edmond Hamelin et son épouse, Colette L.-Hamelin, deux chercheurs intéressés par les études de géographie religieuse, publiaient en 1956 un livre programme aux Éditions du Levrier (propriété des Dominicains), dans la toute nouvelle (et éphémère) collection « Sociologie et pastorale ». Leur ouvrage était accompagné d’une préface du père Georges-Henri Lévesque, qui n’hésitait pas à qualifier leur recherche de « premiers itinéraires en sociologie religieuse » en terre canadienne[4]. Devant le vide des connaissances, les deux auteurs réclamaient sans plus tarder des recherches rigoureuses sur la situation du catholicisme au Québec. Prêchant par l’exemple, ils furent les premiers à achever une étude (restée inédite) sur les prêtres québécois et, en 1956, ils faisaient paraître la section de leur travail qui abordait la question de l’inadaptation de la structure religieuse aux nouveaux genres de vie des paroissiens[5].

C’est dans cet état d’esprit que Fernand Dumont, tout nouvellement nommé professeur à Laval, a participé en septembre 1955 au Congrès des prêtres de la Maison Montmorency (un centre de rencontre et de réflexion de l’intelligentzia catholique progressiste) afin d’aborder la question de la sociologie religieuse[6]. Son intérêt était si vif pour ce genre d’études qu’il aurait eu l’intention de terminer un ouvrage intitulé Dimensions de la sociologie religieuse, dont la parution était prévue pour le début de 1957[7].

Le sociologue chrétien, sait fort bien qu’il ne lui revient pas l’initiative de planter l’Église ; peut-être lui est-il permis de croire cependant que son travail contribue à reconnaître, dans le fourmillement des sociétés de ce temps, les voies de Celle que Bossuet a définie comme étant « Jésus-Christ répandu et communiqué »[8].

Des théologiens, des agents de pastorale et des membres de la hiérarchie appuyaient eux aussi le développement des sciences religieuses afin que les connaissances offertes par ces disciplines permettent de solidifier l’emprise de l’Église sur une société urbaine et industrielle qui était en train de lui échapper. On sentait que des organismes comme celui dirigé en Hollande par G. H. L. Zeegers (l’Institut catholique de recherches sociales et ecclésiastiques) ou celui fondé par François Houtart à Bruxelles en 1955 (le Centre de recherches socioreligieuses) permettaient de sortir des approximations et des préjugés et de connaître le terrain dans lequel devait s’exercer l’action de l’Église[9]. L’inspiration était la même que celle qui se devinait derrière la fondation de la revue Social Compass (dont le premier numéro paraît en 1953), laquelle se promettait d’être, comme son nom l’indique, une boussole au service de l’Église.

Les efforts des pionniers et l’intérêt des plus jeunes finirent par vaincre les résistances, et la sociologie religieuse connut une certaine institutionnalisation dans l’université et l’Église québécoises. Par exemple, rattaché à la Faculté de théologie, le Centre de recherche en sociologie religieuse (CRSR) fut créé à l’Université Laval, en mars 1958 (le jour de la fête de saint Thomas), en même temps que l’Institut de pastorale ; il occupait des locaux voisins de ceux de l’institut dans l’édifice même du Grand Séminaire. Le double objectif du Centre consistait à « éclairer la pastorale et contribuer à l’élaboration d’une sociologie religieuse de notre milieu[10] ». On affirmait qu’une direction efficace de l’apostolat ne pouvait se passer d’une connaissance fine et approfondie des milieux humains où il devait s’exercer. « En un mot, [le Centre] ne veut rien négliger qui puisse améliorer la qualité de ses recherches, espérant servir, en définitive, la religion et l’Église[11]. » Ses recherches étaient d’ailleurs principalement commanditées par les instances ecclésiales[12].

Autre exemple du chevauchement entre sociologie et pastorale, les travaux à portée sociologique des étudiants des cycles supérieurs de la Faculté de théologie de l’Université Laval utilisaient avant tout les méthodes des sciences sociales afin de « dégager les dimensions réelles et les objectifs principaux de l’effort pastoral à entreprendre[13] ». Le sociologue recevait la tâche d’aider le pasteur dans sa tâche évangélisatrice. Il n’était pas encore question d’accepter qu’une sociologie désintéressée s’immisce sans droit de regard dans les affaires ecclésiales et spirituelles[14]

Non seulement le sens de la relation entre sociologie et pastorale était clair, mais l’était aussi la division des tâches, du moins en apparence. Elle respectait à un premier niveau un plan très fonctionnel, qui suivait l’opposition théorique entre sociologie positive et sociologie normative[15]. Étudiants tous les deux à Louvain en sciences sociales, les prêtres Norbert Lacoste et Charles Mathieu s’étaient ainsi partagé le champ des connaissances en se spécialisant, l’un en enquêtes empiriques, et l’autre en doctrines sociales[16]. Aux experts formés en sciences sociales revenait la tâche d’accumuler des données empiriques relatives aux « structures sociales » qui déterminaient jusqu’à un certain point les comportements individuels. À l’instar du chanoine Boulard, qui préférait le terme « sociographie » pour qualifier la nature de ses travaux, les sociologues du Québec se voulaient d’abord des « sociographes » – la première revue de sociologie du Québec recevant d’ailleurs en 1960 le nom de Recherches sociographiques[17]. L’interprétation des faits était laissée aux théologiens ou aux savants dotés d’une bonne culture théologique.

C’est dans ce contexte précis qu’il faut replacer l’incorporation de données sociologiques dans l’organisation des Grandes Missions. À l’époque, une des questions qui taraudaient les esprits était bien entendue celle de la déchristianisation de la société québécoise. Il est vrai, le Québec ne connaissait pas dans les années 1950 la désaffection massive qui avait frappé le Vieux Continent. Néanmoins, on s’imaginait que la crise grondait sourdement dans les masses et qu’il fallait entreprendre une rénovation générale afin d’éviter le sort des pays catholiques européens, le petit livre des abbés Henri Godin et Yvan Daniel, France, pays de mission ?, ayant eu dès 1943, date de sa parution, un impact important de ce côté-ci de l’Atlantique[18].

Pour saisir les enjeux soulevés par la déchristianisation, des études des structures sociales en regard de l’équipement pastoral semblaient plus indiquées que des recensements des messalisants. « Il est bien évident en effet que, pour le moment du moins, l’étude de la pratique n’a pas beaucoup de signification dans la province de Québec. Plus importante est l’étude des structures paroissiales, du comportement des fidèles, etc.[19]. » C’est ainsi qu’ont été réalisés de multiples travaux qui peuvent être ramenés mutatis mutandis à deux grands chantiers : l’étude de la paroisse et l’étude des régions.

Grande Mission et sociologie

Dans l’après-guerre, le centre d’une grande quantité des observations sociologiques fut la paroisse, celle-ci représentant encore pour les chercheurs québécois le point central de la vie sociale, nationale et religieuse[20]. Maurice Matte déclarait au début des années 1960 :

La paroisse de chez nous, même dans les villes, demeure un puissant soutien de l’édifice social par la stabilité de son institution, tant et si bien que nombre de comités de sociologie ont affirmé, après recherches, que le milieu familial et paroissial jouait une plus grande influence, même sur le monde ouvrier, que le milieu de travail[21].

Cependant, plus les villes grossissaient, plus il devenait impossible de limiter le pouvoir municipal et ecclésial aux frontières d’une paroisse. Étrangers les uns aux autres, les individus qui habitaient un territoire identique fréquentaient les mêmes églises sans se parler, sans fraterniser, sans créer de véritable communauté. Matte était ainsi convaincu que le cadre paroissial était condamné à plus ou moins brève échéance à l’éclatement, incapable de conjuguer comme autrefois les différentes facettes de la vie sociale et spirituelle. Les taux élevés de pratique religieuse, la solidité des structures ecclésiales cachaient une inévitable crise, tant il lui semblait vrai que « l’îlot de christianisme moyenâgeux[22] » qu’était à ses yeux le Canada français ne pourrait résister aux assauts des grands courants idéologiques et aux transformations sociales qui balayaient le reste de la planète.

Pour compenser l’effritement du cadre paroissial, des observateurs s’entendaient pour dire que l’action pastorale devait se situer sur un horizon plus global. Ils affirmaient qu’un effort était nécessaire afin de rassembler et de coordonner des modes d’action chrétiens trop éparpillés. Or, justement, directeur du Centre pastoral des missions de l’intérieur de France depuis sa fondation en septembre 1951, le père franciscain Jean-François Motte avait développé une approche pastorale qui visait à dépasser sans l’abolir le cadre trop restreint des paroisses, approche qu’il appelait la Grande Mission et qui devait permettre de pallier la multiplication des centres de rassemblement des chrétiens en favorisant des convergences[23]. Cette idée était née de la constatation que la présence de l’Église dans chaque région d’un pays avait besoin de s’appuyer sur la convergence réelle de ce qui se faisait, au ras du sol pour ainsi dire, dans l’ensemble des communautés humaines et des institutions[24]. Devant le manque de prêtres, la complexité accrue des relations humaines et l’élargissement considérable des structures sociales de vie et de travail, il n’était plus possible de penser se passer d’une coordination des ministères dans un cadre d’action général, c’est-à-dire d’un solide plan d’évangélisation. Proche de la pastorale d’ensemble, la Grande Mission pouvait être définie comme « [l]’harmonisation, sous l’autorité diocésaine, de toutes les forces apostoliques – sacerdotale, religieuse et laïque – pour réaliser la totalité de la mission de l’Église sur un territoire scientifiquement étudiée[25] ». Elle répondait ainsi, croyait-on, aux exigences du temps présent[26].

Un catholique canadien avait résumé le principe de la pastorale d’ensemble en affirmant que le chauffage central devait être à l’archevêché, mais que le thermostat devait être dans la paroisse[27]. La centralisation s’accompagnait par conséquent d’une volonté de participation et de démocratisation. On ne peut qu’être frappé par la ressemblance entre cet effort de rationalisation de l’encadrement de l’Église catholique et les tendances bureaucratiques et démocratiques qui affectaient les organisations gouvernementales. Comme l’a noté Gilles Routhier, « enquête », « compétence », « coordination », « planification », « synergie », « participation » étaient des mots que l’on commençait à retrouver au même moment dans la bouche des employés des ministères[28]. L’État fédéral et l’État provincial n’avaient-ils pas commandé depuis la fin de la guerre de nombreuses commissions d’enquête – dont celle de Gordon sur l’avenir économique du Canada, celle de Fowler sur la radio et la télévision ou celle de Tremblay sur les relations fédérales-provinciales ? L’aménagement des villes et du territoire ne faisait-il pas l’objet d’un souci nouveau ? Matte et Charbonneau reconnaissaient implicitement ce que la Grande Mission et la Pastorale d’ensemble devaient aux initiatives lancées par les gouvernements de l’après-guerre. Ces tentatives de coordination des forces ecclésiales et laïques représentaient « une sorte de plan quinquennal diocésain[29] ». Pendant que l’État publiait de volumineux rapports, animait le milieu et créait des régions administratives, les diocèses subventionnaient des recherches empiriques, favorisaient la participation des fidèles et instituaient des structures régionales.

Dès 1951, le père Motte s’était engagé dans la préparation de missions sur le territoire français. En 1954, l’Assemblée des cardinaux et archevêques de France déclarait : « Les missions générales se multiplient au point que l’extension du mouvement constitue à l’heure actuelle un élément de vie apostolique plein d’espérance[30]. » Le mouvement gagnait au même moment le Québec. Pendant dix ans, de 1956 à 1966, des Grandes Missions eurent lieu dans les diocèses et régions de Saint-Jérôme, Montréal, Saint-Jean[31], Chicoutimi, Québec, Sainte-Anne-de-la-Pocatière, Jonquière, Charlevoix. La plus célèbre de ces Grandes Missions réalisées au Québec est sans conteste celle du diocèse de Saint-Jérôme.

En juin 1951, Mgr Émilien Frenette avait hérité d’un diocèse tout nouvellement créé et aux prises, qui plus est, avec les problèmes inhérents à l’industrialisation et à l’urbanisation d’une région naguère rurale. Après avoir mis sur pied quatre congrès eucharistiques, l’évêque voulut lancer une offensive de plus grande envergure. Ayant fait la connaissance, lors d’un passage à Paris en 1954, du père Motte, il proposa en avril 1956 d’organiser une mission générale dans son diocèse inspirée de ce qui se faisait déjà en Europe. Le père Motte sera d’ailleurs invité à collaborer étroitement au projet afin de faire partager aux Canadiens son expérience[32]. De 1957 à 1960, les responsables canadiens de la Grande Mission ont rencontré une pléiade de sociologues, prédicateurs et prêtres ayant travaillé dans les missions régionales d’Europe.

On avait beau dire que la Grande Mission avait au Canada une tournure distincte par rapport à ce qui avait été fait ailleurs, parce qu’elle épousait plus directement la pastorale d’ensemble et parce qu’elle relevait tout entière du diocèse, il n’en demeure pas moins que les ressemblances sont frappantes. La Grande Mission de Saint-Jérôme suit fidèlement le plan esquissé par le père Motte : la mission générale devait commencer par une étude de sociologie religieuse afin de connaître les milieux sociaux, dégager les problèmes et identifier les forces chrétiennes. Divisée en deux parties, l’une sur le milieu socio-économique immédiat et l’autre sur l’équipement pastoral, cette enquête devait être menée à partir de statistiques, mais aussi de contacts personnels avec des individus connaissant bien les situations sur le terrain ou ayant des responsabilités locales (dont les curés, des aumôniers de mouvements d’action catholique, des militants syndicaux, des enseignants, des dirigeants d’associations profanes, etc.). Elle devait être aidée par les membres des bureaux de sociologie permanents qui avaient pour tâche de relayer les informations nouvelles au comité d’évangélisation[33].

En se basant sur cette enquête, les responsables mettaient sur pied des commissions formées de religieux et de laïques et chargées d’examiner avec précision les aménagements les plus susceptibles de favoriser une meilleure évangélisation. La mise en commun des réflexions aboutissait à un plan harmonisé de développement pastoral. Cette étape franchie, on devait passer à la prémission, laquelle avait pour but de diffuser dans l’ensemble de la région les tâches qui s’imposaient aux chrétiens et de nourrir un engagement absolu des fidèles. La mission proprement dite s’achevait dans un effort de réaménagement des institutions religieuses afin de faire du milieu lui-même un foyer de rechristianisation de toute la vie sociale[34].

En somme, la Grande Mission suivait le plan établi par l’Action catholique spécialisée (ACS). Il fallait en premier lieu « voir » objectivement et empiriquement le milieu de vie à l’aide des enquêtes menées par les sociologues et les observations des laïques engagés dans les comités de sociologie. Il fallait ensuite « juger » de l’équipement pastoral pour s’assurer qu’il réponde adéquatement aux besoins du milieu. Il fallait enfin « agir », c’est-à-dire opérer les changements nécessaires pour que l’Église se rapproche des réalités humaines des fidèles. En somme, il s’agissait de rendre l’encadrement pastoral plus efficace. Faisant le bilan de l’expérience de la Grande Mission de Saint-Jérôme, Maurice Matte affirmait :

Une cinquantaine de prêtres, aidés de religieux, religieuses et laïcs, ont travaillé, dans des commissions spécialisées, au cours d’une soixantaine de rencontres, à réaliser une prédication plus authentique et plus adaptée, une liturgie plus vivante, un apostolat plus efficace, une action sociale plus éveillée, une éducation plus coordonnée[35].

L’intérêt de la Grande Mission pour les structures et les institutions qui composaient le tissu social visait à résoudre certains problèmes brûlants d’adaptation du message évangélique. Bien que l’Église représente pour les croyants une réalité qui transcende la seule dimension temporelle, on prenait soin de souligner qu’une chrétienté repose sur un milieu humain qui peut lui être plus ou moins favorable. Ce milieu, il fallait par conséquent le connaître par des coups de sonde appropriés. Afin de couvrir cette étape préliminaire de la mission de Saint-Jérôme, l’évêque avait confié au Centre de recherche de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, et en particulier à deux professeurs qui venaient à peine d’amorcer leur carrière, le volet sociologique de la Grande Mission dans son diocèse.

Pour mieux amorcer et jalonner ces recherches par nos prêtres et nos apôtres laïcs, écrivait Mgr Émilien Frenette, nous avons pensé, selon la consigne de Pie XII, à recourir aux méthodes et aux données de la sociologie religieuse. Dans cette science relativement nouvelle, nous n’avions pas au pays l’embarras du choix : les professeurs [Fernand] Dumont et [Yves] Martin, de l’Université Laval, sont à peu près les seuls à s’y être spécialisés sous des maîtres renommés, même s’ils n’ont pas eux-mêmes la prétention d’être des experts[36].

Dans une lettre envoyée à divers représentants du milieu de son diocèse, Mgr Frenette écrivait :

Nous vous serions très reconnaissant, comme d’un précieux service à tout notre diocèse, d’accorder la plus confiante réception et la plus complète collaboration à MM. Fernand Dumont et Yves Martin, professeurs à la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval de Québec, chargés par nous d’une étude scientifique des divers conditions, niveaux, courants et problèmes de vie démographique, sociale, économique, culturelle, familiale, morale et religieuse qui influencent si profondément la vie chrétienne des âmes et des sociétés.

Ces recherches de sociologie religieuse, toutes nouvelles en notre pays même si la rapide évolution de notre peuple les rendent encore plus nécessaires et même si elles se font dans les autres domaines, ont été vivement recommandées par le Chef suprême de l’Église, Sa Sainteté le Pape Pie XII : « Voir clair pour agir efficacement ». « Adopter la pastorale aux conditions présentes des villes et des campagnes, grâce à un usage prudent des données de la sociologie. »

Ces travaux serviront à mieux éclairer et orienter notre pastorale d’avenir. Plus immédiatement, ils nous aideront à fixer, d’une façon réaliste, les modalités et les objectifs d’une Grande Mission diocésaine. Et nous osons même croire qu’ils rendront quelque service à l’Église canadienne, en suggérant ou en traçant des voies à l’étude scientifique des milieux où s’incarne la vie spirituelle de notre peuple[37].

C’était la première fois en Amérique du Nord qu’une région entière (plus de 100 000 habitants) était examinée sous la loupe de spécialistes universitaires[38]. S’appuyant notamment sur le dépouillement des procès-verbaux des comités diocésains des associations religieuses, des fiches paroissiales et des rapports annuels des curés ainsi que sur trois mois d’entrevues (juillet et août 1965, puis juin 1957) auprès des représentants du clergé, des mouvements laïques, des affaires et de l’administration publique, cette étude prétendait à une envergure et à une exhaustivité qui avaient peu d’égales dans le monde catholique[39]. Pour soutenir ce travail, des articles étaient fréquemment publiés dans les journaux locaux et 50 000 dépliants étaient imprimés afin de faire connaître le but et les étapes de la mission. Une « prière de la mission » était même composée et distribuée dans tous les foyers.

Pendant la Grande Mission de Saint-Jérôme, les curés du diocèse réalisèrent des inventaires pastoraux et se rencontrèrent pour discuter en commissions (sur la prédication, la liturgie, l’apostolat laïque, l’action sociale, les loisirs, le bien-être social, l’éducation) des enjeux propres à leurs localités. Les 2000 militants de l’ACS, des Ligues du Sacré-Coeur et des Cercles Lacordaire se réunirent à maintes reprises. Près de 800 laïques du diocèse prolongèrent ce travail en participant à au moins 600 réunions de ce qu’on appelait des « comités de sociologie », mis sur pied au printemps 1956. Ces comités étaient composés de 10 à 20 personnes représentatives de la paroisse (personnes engagées dans l’Action catholique, hommes et femmes, jeunes et vieux, venus de différents milieux professionnels et de différentes classes sociales). On leur demandait de croiser les informations des questionnaires et des enquêtes des sociologues de l’Université Laval avec celles de leur propre expérience. Des sessions d’études intensives se tinrent à Québec et à Saint-Jérôme afin que le clergé diocésain et les membres des comités de sociologie puissent écouter les leçons de spécialistes.

Riche de tous ces renseignements, le dossier déposé par l’équipe dirigée par Fernand Dumont et Yves Martin (qui regroupait des talents peu communs, dont Marc Lessard, Robert Sévigny[40], Gérard Lapointe, Napoléon Leblanc et Vincent Lemieux) couvrait large. Respectant la division habituelle de ce genre d’études, le premier rapport (600 pages, soumis en mai 1957) identifiait la structure sociale du diocèse (population, structure économique, occupations, organisation sociale et culture au sens large[41]) et ses différentes zones, alors que le deuxième (400 pages, remis en novembre 1960) mesurait l’insertion de l’Église catholique dans cette structure[42].

Une des conclusions auxquelles arrivait le rapport, c’est que le territoire du diocèse pouvait être découpé en zones plus restreintes, ce qui faciliterait l’évangélisation puisque celle-ci pourrait être réalisée dans des localités que l’on savait culturellement homogènes. Il y aurait eu six zones pastorales : trois zones urbaines, une zone rurale, une zone touristique et une zone-dortoir. Entre les paroisses et le diocèse, on proposait de mettre en place un tiers palier d’administration ecclésiale appelé « zone vicariale » qui élargirait l’action paroissiale tout en précisant l’action diocésaine.

Le rôle premier de la zone est de réaliser cette concertation des efforts pour que l’Église soit présente dans toute la vie sociale. Elle apparaît aussi comme le moyen le plus efficace de sortir le prêtre de son isolement, non seulement en tant que personne individuelle, mais en tant que pasteur, puisqu’elle permet un regroupement à taille humaine[43].

Le rapport reprenait ainsi, sans le dire, le diagnostic établi par le chanoine Boulard, selon lequel l’échelon de la paroisse ne permettant plus un maillage territorial efficace, il était nécessaire d’ajouter un « nouvel étage de l’action » composé de « zones humaines » dont on évaluait le nombre à une douzaine par diocèse[44]. Cette division du diocèse en unités correspondant à la fois aux réalités sociales et aux possibilités de collaboration du clergé (ce qui explique que les villes ne sont pas séparées de leurs écoumènes en dépit de leurs dynamiques foncièrement différentes) empruntait également implicitement au découpage proposé par l’équipe d’Économie et humanisme qui suggérait l’établissement en France de zones infradépartementales[45].

À part celle de Saint-Jérôme, il y eut d’autres Grandes Missions au Québec. Lancée en 1958, la Grande Mission de Montréal fut directement inspirée de la Grande Mission de Milan tenue un an plus tôt. Les techniques, les approches théoriques et même les sermons furent traduits et reproduits de l’italien au français afin d’orienter le sens de l’expérience pastorale. En 1958, le Centre de recherche en sociologie religieuse de l’Université Laval commençait, à la demande de Mgr Bruno Desrochers, une enquête de trois ans dans le diocèse de Sainte-Anne-de-la-Pocatière afin d’en dégager la structure sociale au point de vue de la population, de l’économie, des professions, de l’enseignement et de la culture, et d’éclairer l’évolution religieuse du diocèse. Mille questionnaires furent distribués et 150 entrevues libres furent réalisées auprès de ce qui représentait alors l’élite locale : pasteurs, professionnels, industriels, commerçants, députés, conseillers municipaux et inspecteurs d’école, en plus de 140 chefs de famille choisis en fonction de leur activité professionnelle et de leur lieu de résidence[46].

Dernier exemple : en août 1961, l’archevêché de Québec décidait de préparer une Grande Mission dans la région de Charlevoix. De février 1962 à février 1964, la région de Charlevoix fut l’objet d’enquêtes détaillées qui visaient à connaître la mentalité religieuse des habitants et leur mode de vie, enquêtes qui furent confiées à deux chercheurs du Centre de recherche de sociologie religieuse de l’Université Laval (CRSR), Camille Richard et Robert Ayotte. Ceux-ci, aidés d’une équipe de 13 sociologues, sillonnèrent la région et réalisèrent des entrevues avec tous les curés et près de 200 habitants pour un total de 2500 pages de transcription. L’effort déployé dans Charlevoix ne devait pas en rester là, puisque Mgr Roy créa un Comité diocésain des Grandes Missions du diocèse de Québec afin de mener, sous la direction de l’abbé Roland Doyon (également directeur du CRSR[47]), des Grandes Missions dans les 9 autres zones dites « sociologiques » du diocèse[48].

Les attentes des diocésains peuvent être jaugées en analysant les réponses à un concours lancé dans les écoles de la région de Charlevoix par le journal Le Confident et qui visait, justement, à mieux connaître les opinions des catholiques par rapport à la Grande Mission. Pour les uns, il s’agissait d’une approche qui permettait de mieux combattre les fléaux modernes des mauvais films et des mauvaises revues. « Pour lutter contre toutes ces tentations, écrivait une jeune femme, il faut être forts ; plus les paroisses de notre comté seront unies, plus nous serons forts pour lutter pour le bien. » Pour les autres, il s’agissait d’un formidable incitatif à la participation des paroissiens. « La Grande Mission, c’est un renouveau chrétien, un sérieux avertissement qui alerte et embrigade tous les laïcs. » « Rien de nouveau ne nous est enseigné mais tout est plus approfondi, plus développé afin de nous rendre aptes à notre grande mission de chrétien, c’est-à-dire [à être] un membre actif de l’Église. » « Le mot “Grande Mission”, comme tu peux le constater, veut dire un temps de conversion où chacun devient missionnaire. » Enfin, pour les derniers, la Grande Mission représentait une occasion de ressourcer une foi devenue trop routinière et ritualiste. « La messe (participée) est plus belle parce qu’il semble qu’elle appartient mieux aux fidèles. » « La Grande Mission, c’est pour nous, jeunesse étudiante, toute une affaire. C’est un renouveau chrétien, le réveil prolongé d’un comté, endormi dans de plus ou moins bonnes habitudes. » « La Grande Mission est le point d’interrogation de tous les paroissiens, au point de vue spirituel »[49]. On le devine, les espérances soulevées par la Grande Mission en cette période de vastes changements étaient non seulement élevées, mais aussi divergentes, les esprits conservateurs et progressistes y trouvant une occasion d’insuffler leurs idéaux dans l’Église et la société.

D’une science « à la mode » à la désaffection et au désintérêt

Jusqu’ici, nous avons abordé la question de la montée en force de la sociologie au sein de l’Église, et pour illustrer cette progressive reconnaissance, nous avons donné l’exemple de la Grande Mission. Résistances il y eut, pourtant. Certains prêtres ne voulaient pas reconnaître l’influence des réalités économiques, politiques et sociales sur la foi de leurs fidèles, d’autres acceptaient mal que les laïques héritent de plus de responsabilités et d’autonomie dans les affaires spirituelles, d’autres encore n’acceptaient pas d’être dérangés dans leur routine. On s’imaginait que l’engouement autour des enquêtes n’était qu’un feu de paille. « D’abord, de la part d’une certaine partie du clergé du diocèse : un certain scepticisme […]. Un bon nombre de prêtres croient que c’est là un “autre bateau” qu’on a lancé et qui devra couler, faute de carburant[50]. » Méfiant, l’abbé Maurice Matte disait savoir à quoi s’attendre en confiant la rédaction d’une enquête sociologique à deux professeurs de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval.

Comme tous nos intellectuels avancés (qu’ils s’appellent [Gérard] Pelletier, [Vincent] Lemieux, [Jacques] Hébert ou autre), ils [les sociologues] voient tout et jugent tout dans deux cadres de pensée : l’autonomie des valeurs temporelles et la promotion ouvrière collective. Ce sont là des catégories françaises de pensée qui ne me scandalisent pas, qui sont explicables, que l’on rencontre de plus en plus chez nos catholiques convaincus qui réfléchissent, que je supporterais facilement comme telles. Mais ces gens sont tellement tendus et si jaloux qu’il devient vraiment difficile de travailler avec eux, surtout lorsque la sociologie devient instrument de pastorale. Et je me doute que l’on retrouvera leur état d’esprit et leur crise de personnalité religieuse (ça transpirera à mon avis) dans les rapports de l’enquête de juin dernier. Vous comprenez que ça fera sursauter nos curés[51].

Dans les années 1950, la sociologie réussit néanmoins à vaincre maintes résistances. L’Église se tournait de plus en plus vers un genre d’études qui était devenu « à la mode[52] ». Signe de cette ferveur nouvelle pour les études empiriques, en novembre 1961, le diocèse de Montréal acceptait, pour la première fois, de soutenir une enquête pastorale de pratique religieuse, enquête qui était confiée à Norbert Lacoste[53]. Ce dernier souhaitait lier cette initiative à celles menées par les sociologues européens, et en particulier celles mises en oeuvre à l’occasion du recensement national français de 1954 à Marseille et à Paris. Le succès d’une enquête-pilote précédente avait convaincu le cardinal Paul-Émile Léger, ainsi que les évêques de Saint-Jean, de Valleyfield et de Saint-Jérôme, de la pertinence de compiler de telles données dans l’ensemble de la zone métropolitaine de Montréal[54]. L’année 1961 fut choisie parce qu’elle coïncidait avec le recensement civil et que les chiffres obtenus par le diocèse pourraient être comparés avec les données du gouvernement. On voulait notamment savoir si (et dans quelle mesure) la baisse de la pratique religieuse concernait davantage les ouvriers que les membres des professions libérales, les hommes que les femmes, les jeunes que les vieux, les francophones que les anglophones. Ayant ainsi identifié des catégories de fidèles plus ou moins fervents, on croyait que le travail des curés s’en trouverait facilité. « Le message du Christ est le même pour la paroisse Saint-Henri et la paroisse Saint-Germain, mais la prédication et la pastorale doivent être différentes. L’enquête permettra de vérifier ces différences et de prévoir des zones pastorales mieux délimitées[55]. »

Le 19 novembre 1961, un dimanche « ordinaire », des questionnaires (en français au recto et en anglais au verso) comportant 13 questions furent remplis par plus de 900 000 fidèles dans plus de 800 lieux de culte représentatifs de la diversité du territoire pour un total de près d’un million (ou, si l’on veut compter autrement, 13 tonnes !) de cartes[56]. Ces cartes avaient été ensuite codifiées, perforées et compilées au service de mécanographie de l’Université de Montréal à partir de renseignements personnels sur l’adresse civique, l’âge, le sexe, l’état civil, le lieu de naissance, la langue parlée, la communion, l’origine ethnique paternelle, la scolarité, la profession habituelle ainsi que l’endroit et l’heure de la messe à laquelle avaient assisté les participants sondés[57]. Le dépouillement et la compilation des données, ainsi que l’immense travail de codification (23 millions de perforations), durèrent plus d’un an[58].

Au Québec, devant de telles réalisations, la sociologie religieuse semblait promise à un avenir prométhéen, renouant avec la destinée messianique du Canada français, comme on peut le deviner dans certains passages des chercheurs de l’époque. Ainsi, dans la conclusion de sa série d’articles sur le recensement de pratique religieuse de Montréal, en 1963, Norbert Lacoste se laissait aller à de véritables rêves de grandeur :

Lorsque nous connaîtrons les faits, nous pourrons vérifier nos hypothèses dans des groupes plus restreints, et grâce à une connaissance plus précise des besoins religieux des divers groupes chrétiens, nous pourrons fournir aux différents responsables de la pastorale des objectifs pastoraux et un choix de moyens susceptibles d’atteindre ces objectifs. […] Ce n’est qu’à cette condition que nos efforts n’auront pas été vains et qu’ils auront aidé l’Église de Montréal à définir sa pastorale urbaine et peut-être à servir de prototype aux 100 autres villes millionnaires du monde. Serait-ce là la vocation de Ville-Marie, la Ville missionnaire entrevue par Jérôme Le Royer de la Dauversière, son fondateur[59] ? 

Trois ans plus tard, Lacoste continuait à se montrer optimiste :

[…] la sociologie de la religion est une de ces sciences nouvelles auxquelles on peut sans hésiter promettre l’avenir. Elle permet d’aborder l’étude du phénomène religieux avec tout le respect dû au réel tant subjectif qu’objectif. […] Suis-je trop optimiste ? Je ne le crois pas. […] Il nous faut nous lancer sérieusement dans les sciences de l’homme[60].

Il semblait en effet que la décennie nouvelle allait marquer une double consécration : consécration du rôle de la sociologie dans l’Église, consécration du sujet religieux dans l’université. Le décret Christus Dominus sur la charge pastorale des évêques dans l’Église, publié en plein concile de Vatican II, déclarait :

Les formes d’apostolat doivent être dûment adaptées aux nécessités actuelles, en tenant compte des conditions non seulement spirituelles et morales, mais aussi sociales, démographiques et économiques. Pour y parvenir efficacement et avec fruit, on utilisera beaucoup les enquêtes sociales et religieuses, réalisées par des instituts de sociologie pastorale, qui sont instamment recommandées[61]

En Amérique du Sud étaient fondés le CERIS (Centro de Estatistica Religiosa e Investigacoes Sociais) au Brésil en 1962 et le CISOR (Centro de Investigaciones Socio-Religiosos) au Venezuela en 1967 ; et, aux États-Unis, le CARA (Center for Applied Research in the Apostolate) ouvrait ses portes en 1964[62].

Pourtant, dès le milieu des années 1960, on sent que la tradition catholique de la sociologie religieuse s’essouffle au Québec. Cette fin s’explique par plusieurs causes. Il y a, en premier lieu, l’écroulement du système d’encadrement clérical. Avec la Révolution tranquille, l’État québécois gruge l’espace clérical, et l’Église elle-même, dans la foulée de Vatican II, se replie sur ses terres. Ironiquement, au moment où elle est plus que jamais convaincue que le milieu humain détermine au moins en partie les croyances individuelles, l’Église disparaît tout d’un coup du paysage social (hôpitaux et écoles, notamment). Elle n’a donc plus à se soucier de connaître, pour l’administrer, un monde dont elle n’a plus la responsabilité directe. Les enquêtes sur les réalités économiques, comme celle commandée à Dumont et à Martin à Saint-Jérôme, et qui devaient servir à promouvoir le relèvement du marché du travail et le bien-être matériel des habitants, n’avaient plus de sens. C’est un État de plus en plus interventionniste qui héritait de ces tâches, ce qui provoqua un déplacement du regard sociologique des institutions cléricalo-nationales vers celles des gouvernements provincial et fédéral.

En deuxième lieu, l’Église québécoise ne tenait plus à encourager des études qui ne faisaient en définitive que confirmer la baisse de la ferveur religieuse. À quoi servait, pour le clergé, d’encourager des enquêtes détaillées qui ne faisaient que répéter le diagnostic démoralisant du déclin rapide des vocations, des pratiques et des valeurs chrétiennes ? L’enquête de Lacoste dans le diocèse de Montréal avait permis d’établir objectivement que la pratique dominicale était en baisse dans la métropole malgré des conditions de chrétienté à peu près idéales. C’était confirmer ce que tout le monde savait, certes, mais à l’aide d’une démonstration si massive qu’elle semblait emporter tout effort individuel réalisé pour résister aux tendances sécularisatrices lourdes qu’elle mettait au jour[63]. Autre exemple, une enquête sur la foi réalisée dans le diocèse de Rimouski en 1967 démontrait une tendance lourde à la sécularisation et un refus de prendre pour guide moral les enseignements de l’Église dans cette région pourtant reculée et isolée[64]. Le clou sera enfoncé avec la publication en 1969 du livre de Colette Moreux, Fin d’une religion ?, bilan d’une vaste enquête menée à Louiseville dont le titre trahit très bien les conclusions[65]. L’Église québécoise n’avait que faire de ces chants funèbres.

En troisième lieu, contrairement à ce que ses promoteurs avaient cru au départ, les apports de la sociologie ne permettaient pas vraiment d’orienter la pastorale. D’une part, quand cette discipline se contentait d’aligner des tableaux et des graphiques, les données étaient trop techniques, trop complexes pour nourrir l’action. De telles enquêtes chiffrées s’avéraient en bout de course coûteuses et inutiles. Tiraillées entre l’histoire, l’ethnologie, la statistique et la théorie, elles débouchaient rarement sur une synthèse pratique. Les données factuelles produites étaient aussi minutieuses et détaillées que pauvres en interprétations. Un incident français illustre ce point : lors d’un dîner tenu à l’occasion du IVe colloque de la Conférence internationale de Sociologie religieuse (CISR), le cardinal Gerlier avait déclaré que, n’en déplaise à ceux qui, comme Le Bras, insistaient sur la complexité de la recherche sociologique, l’Église ne pouvait pas attendre l’an 2000 avant de disposer de données opératoires et applicables hic et nunc[66]. Les évêques du Québec auraient pu en dire autant.

D’autre part, quand la sociologie se décidait à prendre une tournure plus normative, cette discipline ne se gênait pas pour contester l’autorité de la hiérarchie, démontrant à quel point celle-ci était en décalage par rapport à la société québécoise et comment le Québec moderne se construisait sans elle[67]. L’influence du marxisme renforçait ce biais et creusait la distance qui séparait les sociologues des membres de la hiérarchie épiscopale. De toute façon, l’Église québécoise des années 1960 n’avait plus les moyens de mener des enquêtes de grande ampleur[68]. Elle préférerait s’en remettre à des indicateurs plus accessibles, plus exacts et moins onéreux : les sondages offraient une mesure de la pratique, des opinions et des croyances très fiable et définie selon les questions précises de chaque recherche[69]

En quatrième lieu, le monde universitaire, en quête d’autonomie, recherchait moins le nihil obstat ou l’imprimatur de l’Église que l’approbation des pairs. Vue dans le miroir de la « vraie » science, la sociologie religieuse encouragée par le clergé paraissait biaisée et amateure. Ainsi, dans un numéro de l’année 1969 de Recherches sociographiques, les responsables des comptes rendus, tous du Département de sociologie de l’Université Laval, n’avaient pas raté l’occasion de critiquer les méthodes et les démarches scientifiquement maladroites ou erronées des auteurs de monographies récentes de sociologie religieuse. Paul Daoust reprochait à un ouvrage publié par un ancien étudiant de la Faculté de théologie d’avoir été écrit d’un point de vue trop apologétique. « Ici, le pasteur se sentira certainement plus à l’aise que le sociologue. Les objectifs que poursuit [l’auteur] et, par la suite, les questions qu’il adresse à la réalité intéressent davantage la pastorale que la science sociale[70]. » Lise Laberge-Desroches affirmait au sujet du livre du père Vianney Delalande sur les zones pastorales de Québec :

L’étude du P. Delalande est pleine [d’]affirmations qui sont à tout le moins gênantes dans le cadre d’une recherche sociologique. Peut-être le recours à la sociologie auquel prétend le P. Delalande est-il plus qu’un souci catholique de faire mode, mais il y aurait probablement avantage, pour lui et pour la sociologie, à ce qu’une étude de ce genre se confine à ce qu’elle est de fait : celle d’un problème pastoral à composantes parfois autres que religieuses[71].

Quant à lui, Bernard Poisson terminait par ces mots sa critique d’une recherche à but pastoral commandée par le diocèse de Chicoutimi et écrite par un jeune Jésuite : « Il nous semble que, pour la rigueur du travail de recherche, on gagnerait à distinguer davantage la démarche du sociologue de celle du pasteur[72]. »

Daoust, Laberge-Desroches et Poisson, tous enseignants ou étudiants dans un département de sociologie, s’opposaient aux points de vue plus religieusement engagés de leurs confrères. Un article sur l’enquête sur la pratique religieuse dans le diocèse de Montréal publié par un ancien assistant de Lacoste illustre ce divorce. Intitulé « Religious Participation and the Urban-Suburban Continuum[73] », ce texte bourré de statistiques complexes envisage la religion comme un simple moyen d’identification et d’intégration sociale, en dehors de toute référence spirituelle ou transcendantale.

Cette évolution est sensible dans le développement du CRSR. Ce Centre avait à l’origine pour mission de répondre aux questions suscitées par la pastorale. Les premières études avaient entre autres pour cibles des régions qui faisaient l’objet de missions générales, à la demande des autorités ecclésiales elles-mêmes. Le retrait de l’Église catholique comme commanditaire de recherches sociopastorales et le désengagement des chercheurs qui souhaitaient une reconnaissance universitaire firent en sorte que le Centre s’éloigna de sa vocation initiale[74]. À partir de 1971, le CRSR fut rattaché directement au vice-rectorat à l’enseignement et à la recherche de l’Université Laval, ce qui a plus que jamais forcé ses professeurs à démontrer la pertinence académique de leurs travaux. Les cours du Centre étaient de moins en moins destinés à des prêtres (dont les effectifs s’étaient de toute façon subitement taris) et les recherches n’étaient plus destinées à appuyer l’organisation et l’action pastorales. Pour les chercheurs du CRSR, l’année 1967 peut être considérée comme un tournant à cet égard : on assiste à la publication d’un premier article dans une revue scientifique, à une première collaboration à un ouvrage collectif et à la première participation à un congrès académique. Les publications prenaient une tournure plus théorique et critique[75].

En 1976, le dépliant publicitaire du Centre indiquait que ses deux principaux objectifs étaient :

la description et l’analyse des phénomènes religieux à l’aide des outils conceptuels et des modèles fournis par les sciences humaines [et] la poursuite d’une réflexion fondamentale destinée, d’une part, à permettre le développement de cadres théoriques propres à l’étude « scientifique » du religieux et, d’autre part, à poser des interrogations épistémologiques[76].

On pouvait difficilement se situer plus loin des premières monographies pastorales des diocèses, régions et paroisses à l’occasion des Grandes Missions mises en oeuvre par la hiérarchie catholique. Le CRSR a finalement été dissout en 1980 et remplacé par un Groupe de recherche en sciences humaines de la religion.

Conclusion

Comme ailleurs dans les années 1950, la sociologie du catholicisme québécois « a été pour l’essentiel l’oeuvre de sociologues catholiques, chez qui engagement religieux et projet scientifique étaient – qu’ils le veuillent ou non – étroitement imbriqués[77] ». La sociologie religieuse était alors une sociologie sur des catholiques, par des catholiques, pour des catholiques. Les laïques embauchés pour mettre en oeuvre ce programme (Napoléon Leblanc, Yves Martin et Fernand Dumont[78]) étaient des croyants, et les prêtres responsables de la pastorale (l’abbé Maurice Matte, Mgr Paul-Émile Charbonneau ainsi que les prêtres Roland Doyon, François Routhier, Jacques Grand’Maison, Norbert Lacoste, Jean-Marie Lafontaine et Jean-Pierre Duchesne) avaient souvent reçu une formation en sciences sociales[79]. On attendait beaucoup d’une telle alliance dans les années 1950-1960. Un intellectuel trouvait ainsi exagérée la mode sociologique dans les cercles cléricaux québécois :

La sociologie de la religion semble promise à la plus brillante carrière ; c’est d’elle qu’un optimisme naïf attend la solution de tous les maux. Elle est le feu nouveau que Prométhée a dérobé aux dieux pour le donner aux clercs inquiets d’efficacité[80].

Ces élans enthousiastes n’empêchèrent pas la sociologie de ne pas tenir ses promesses aux yeux de l’épiscopat. L’idée selon laquelle l’expertise scientifique devait faire partie de la formation du ministère – l’organisation paroissiale, le curé de village, l’Église en général ne pouvant dorénavant se passer des connaissances des sciences sociales[81] – fut assez rapidement abandonnée au Québec après la paradoxale consécration de Vatican II. Inutile pour les uns, biaisée pour les autres, la sociologie catholique de l’après-guerre laissait ainsi un grand héritage de réflexions et de travaux, mais pas vraiment d’héritiers... Qui s’étonnera, dès lors, qu’elle ne trouve pas sa place dans l’histoire de la sociologie québécoise telle qu’elle est ordinairement racontée ?