Corps de l’article

Traduction : Christophe Rethore

Le cimetière Mont-Royal de Montréal fut établi au milieu du xixe siècle à l’époque des premiers « cimetières ruraux ». À cette période certaines questions soulèvent un intérêt grandissant : l’hygiène, une certaine vision romantique d’un paysage contrôlé et qui élève moralement, l’ambivalence victorienne entre le bouillonnement de la ville et la pureté de la campagne, et les valeurs de la classe moyenne de respectabilité jusqu’après la mort. Dans le contexte particulier de la plus grande ville du Canada, le cimetière Mont-Royal est également un symbole de l’ascension des protestants sur le mont Royal et au-delà, vers les cieux. De fait, son emplacement retiré (à l’origine, dans ce qui constitue la banlieue de Montréal) contribue à un objectif encore plus important, celui de faire disparaître la mort de la vie quotidienne. En plus de cacher la mortalité humaine, la conception du cimetière s’inscrit dans une vision moderne de parcs agréables, où les vivants peuvent se retirer pour y régénérer leur âme. Dès cette époque, la relation entre le cimetière et les Montréalais est complexe, et parfois même, ambiguë.

Professeur d’histoire à l’Université McGill, Brian Young publie un livre qui, à certains égards, reflète les multiples facettes, parfois contradictoires, de son sujet. L’ouvrage devient même parfois un conte lugubre, avec ses descriptions d’épisodes grotesques de pestilence, du travail des fossoyeurs, de cours d’anatomie, de dissections, de processions funéraires extravagantes, d’incinérations et d’érections de mausolées monumentaux. Le macabre côtoie le gothique dans ce texte, où sont également décrits les plants d’eau soigneusement conçus, les forêts urbaines amoureusement préservées, les pelouses artistiquement tondues, les massifs de pivoines incomparables, sans oublier la gentillesse des étrangers, les enterrements poignants de pompiers et de soldats, les jeunes couples ou les familles qui trouvent un coin isolé pour pique-niquer dans cette vallée de la mort. Ce texte scolaire multidimensionnel est présenté avec soin, les illustrations sont magnifiques et il a, comme le cimetière, certains côtés horribles et d’autres plus charmants.

L’histoire du cimetière Mont-Royal débute dans les années 1840. Le moment est important ; les Rébellions sont encore bien présentes dans la mémoire des Montréalais et la ville est nettement divisée entre catholiques et protestants. Le nouveau cimetière est l’occasion d’étaler les idéaux anglo-canadiens victoriens de « respectabilité », un concept qui se traduit en termes de « britannicité » et protestantisme. Le fait que les dirigeants du cimetière choisissent d’exposer cette respectabilité en s’implantant juste à côté du nouveau cimetière catholique de Notre-Dame-des-Neiges contribue à attirer l’attention sur les différences entre les deux lieux de sépulture. La relation entre ces deux institutions montréalaises est esquissée, mais jamais analysée en profondeur ; cela serait l’objet d’une étude en soi. L’ouvrage ne manque pas d’intensité dramatique, notamment lorsqu’il montre les difficultés répétées des fondateurs du cimetière à mettre en place des pratiques de deuil modernes.

Tout comme n’importe quel autre artefact de modernité, le cimetière Mont-Royal délimite des frontières de genre, d’ethnie, de classe sociale ou de race. Le capitalisme anglo-canadien construit son nid sur un côté du mont Royal et enterre ses morts sur l’autre. Les deux versants expriment la philosophie et les idéologies de l’élite économique sur les plans individuels, de réussite, de virilité, de féminité et de l’empire. Young commente, au sujet du genre et du marbre, que dans les années qui précèdent la Grande Guerre : « Awhile the headstones of men generally speak of work, church, club, and other public service, the epitaphs of women emphasize morality, family heirs, friendship, and faithful service. » (p. 44) Le clivage entre protestants pauvres et riches est encore plus frappant : les premiers sont enterrés sur un côté du cimetière, sur de petits morceaux de terrain à tarif réduit, en rangs serrés tandis que les seconds achètent des emplacements en hauteur, avec vue, irrigation, accès facile à partir de la route et près de leurs amis (p. 39). Au fil du temps, un deuxième site est implanté à l’extrémité est de l’île de Montréal pour les protestants à revenus modestes.

Le livre est physiquement imposant, comme le cimetière, et il a la forme d’une tombe. Les chapitres suivent d’abord l’ordre chronologique. Puis, après cette vue d’ensemble, l’auteur s’attarde sur plusieurs éléments, notamment la crémation (en tant que débat idéologique et en tant que pratique), l’inhumation des soldats canadiens tout au long d’un xxe siècle marqué par les conflits sanglants ainsi que la place de plus en plus fragile d’une institution ouvertement protestante dans un Québec de plus en plus ouvertement nationaliste. C’est ce dernier point qui lui confère un intérêt tout particulier pour les historiens spécialistes de l’Amérique du Nord française. En tant qu’instrument de légitimation de la domination anglaise de Montréal sur les plans culturel, économique et politique, le cimetière est une cible naturelle, d’abord, pour les Patriotes, et plus tard, pour les nationalistes. En 1976, par exemple, une manifestation nationaliste tenue à proximité du cimetière y déborde, et les pierres tombales sont renversées, au lieu des têtes de l’élite politique. Dans les années 1990, la structure de gestion du cimetière change (ce qui permet au cimetière d’éviter une prise de contrôle de multinationales des soins funéraires comme le groupe canadien Loewen) et, dans un processus très habile, réinvente le cimetière comme site historique dont la portée s’étend bien au-delà du Montréal anglophone. Reconnaissant son « héritage », le cimetière Mont-Royal perçoit dorénavant ses clients les plus vieux, complètement décomposés, comme des atouts ou des marchandises, possédant une valeur commerciale. Ainsi, le lieu de sépulture, dans un Montréal de plus en plus laïque et de plus en plus francophone, a ouvert ses portes aux amateurs d’oiseaux, aux touristes et aux cyclistes.

Cette micro histoire est d’un grand intérêt. Mais, la révérence de Young semble parfois un peu trop marquée. Lorsqu’il aborde la transition des pierres tombales verticales aux plaques en laiton, Young ne fait aucune référence à la recherche des historiens sur l’évolution des attitudes par rapport à la mort au cours des dix-huit premières années du xxe siècle. S’il mentionne bien les diverses influences (essentiellement américaines) en termes d’aménagement paysager et de creusage de tombes sur le cimetière Mont-Royal, en revanche il néglige l’impact de ce lieu de sépulture sur les autres cimetières canadiens. Enfin, le cimetière Mont-Royal n’avait pas le monopole de la discrimination. Alors que le Canada impérial poursuit son expansion au nord et à l’ouest, la ségrégation entre catholiques et protestants se prolonge après la mort. Il en est de même entre ceux qui naissent catholiques et ceux qui le deviennent ou entre les Euro Canadiens et les Asiatiques. Ces questions sortent peut-être du cadre d’étude défini par Young, dont l’ouvrage a au moins le mérite de stimuler de telles réflexions. En tout état de cause, j’ai été conquis par ce livre magnifique et il s’agit d’une contribution essentielle à la thanatologie historique du Canada.