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Il est rare de recommander de commencer la lecture d’un livre par la fin. Dans le cas du tome 4 de la série Mythes et réalités de Marcel Trudel, une telle suggestion peut se justifier. Le lecteur trouvera en effet, dans les derniers chapitres, le trousseau de clés qui donne accès à une meilleure compréhension de l’ensemble.

Le dernier chapitre porte sur Dollard des Ormeaux et Madeleine de Verchères. Trudel les rencontre en visitant « le musée du sottisier de l’histoire ». Les lecteurs familiers avec les travaux de l’historien ne manqueront pas de se dire : Encore !

Dans le chapitre qui précède, l’historien revient cette fois sur la censure. Il le fait avec un humour de bon aloi, mais pour un livre publié en 2009, il y manque l’essentiel. L’État a maintenant remplacé l’Église. Le chercheur est aujourd’hui paralysé par une loi qui devait favoriser l’accès à l’information. On conserve les documents dans des lieux où les variations de température sont soigneusement contrôlées, les documents eux-mêmes sont glissés entre des feuilles non acides et on ne peut les toucher sans de petits gants blancs. Il faut en effet les protéger pour les générations futures, car leur consultation est soumise à une loi de protection des renseignements personnels. Les délais de consultation sont plus longs que ceux du Vatican.

Trudel n’a pas eu à composer avec la loi de protection des renseignements personnels. Ou bien, ses travaux l’entraînent dans une période trop éloignée, ou bien il lève le voile sur des renseignements qui lui sont personnels. C’est le propre du chapitre xv intitulé « Une famille mise à l’encan ». Les familles recomposées ne datent pas d’aujourd’hui, mais les causes ont bien changé. Trudel le sait très bien, mais là encore il s’en tient au passé. Voilà une vingtaine d’années, il se confiait dans un beau livre de souvenirs intitulé Mémoires d’un autre siècle (1987). Une meilleure connaissance du parcours de l’historien permettait d’éclairer son oeuvre gigantesque.

L’excellente traductrice, Jane Brierley, accepta l’invitation de Simon Dardick, éditeur de Vehicule Press, et livra au public Memoirs of a Less Travelled Road (2002). Pourquoi cet intérêt tardif pour un simple livre de Mémoires ? Dardick et Brierley y trouvaient le portrait classique que se faisaient les anglophones de la société canadienne-française : la pauvreté et la religion. Surtout, Trudel dénonçait, à mots couverts, le nationalisme et le cléricalisme des siens, il trouvait même des avantages à la conquête britannique de 1763.

De façon fort subtile, dans ce tome 4, Trudel ne lâche pas le morceau. L’Église est dans sa mire : la morale imposée à ses parents, une société rurale centrée sur l’église, une Chambre d’assemblée qui siège dans la chapelle du palais épiscopal, les presbytères qui hébergent les officiers anglais et cette ridicule querelle de préséance que livre Mgr de Saint-Vallier. Trudel ne charge pas, il raconte et fournit dans chaque cas d’intéressants détails de vie quotidienne.

L’air de rien, il tourne autour de la Conquête. Il situe dans une résolution de la Chambre d’Assemblée de 1793 « la première reconnaissance du français comme langue officielle avec l’anglais », « résolution dûment sanctionnée par le gouverneur général au nom du roi » (p. 89). Or Londres ne tranchera jamais vraiment la question autrement qu’en exigeant que « tout bill soit passé en anglais », tout en tolérant « une traduction française » (Dundas à Dorchester, septembre 1793).

« Il est arrivé à certains, écrit Trudel sans identifier ces derniers, d’invoquer plutôt les traités de capitulation de Québec en 1759 et de Montréal en 1760, ainsi que le traité de Paris : ni ces traités de capitulation, ni le traité de 1763, ni non plus la Loi de 1774 ou la Loi constitutionnelle de 1791, n’assurent de façon explicite à la langue française un statut de langue officielle. »(p. 89) L’historien a raison : ni explicite ni évidemment implicite. Ce qu’il ne dit pas, c’est que le français devient une langue de seconde zone, une langue de traduction à la suite des débats de la Chambre d’Assemblée de 1792-1793. Il semble difficile de parler du français comme « langue officielle ».

La première fois que Londres se prononcera sur la langue, c’est dans l’Acte d’Union de 1841. « Le français n’est plus officiel, admet Trudel (p. 96), mais tout le monde continue de parler, d’afficher, d’imprimer les lois et d’éditer des livres en cette langue. » Puis vient Louis-Hippolyte La Fontaine qui fait son discours en français en 1842. Trudel jubile : « La langue française obtenait de ce coup un statut officieux, en attendant de redevenir bientôt [en 1849] une langue officielle à égalité avec l’anglais, comme avant 1841. » (p. 97) L’historien prend encore ses rêves pour la réalité. En 1849, Londres révoque l’article 41 qui, selon les mots du gouverneur Elgin, « imposait des restrictions à l’usage de la langue française ». Bel euphémisme ! Quel sera dorénavant le statut du français ? Londres n’a ni amendé ni remplacé l’article 41 de l’Acte d’union, mais a plutôt opté pour le flou juridique, le vide constitutionnel.

Trudel est un spécialiste des débuts de la Nouvelle-France. Il n’est pas à son meilleur pour l’après 1763, ce qui ne l’empêche pas d’être intéressant, principalement quand il se tient loin de la question nationale et de la religion.

Mais la question religieuse le hante constamment et lui joue des tours. Avec les années, il se convainc que les historiens canadiens-français-catholiques ont exagéré le rôle de Samuel de Champlain, un catholique, et occulté son patron Dugua de Mons, un protestant. Ce dernier a associé son nom à l’Acadie non au Saint-Laurent. À cet égard, Champlain rend tout à fait justice à de Mons dans son récit de 1632. Gaston Deschênes en fait la démonstration dans deux numéros récents de la RHAF (62,2 : 294-300 et 63,1 : 174-175). Si on devait réhabiliter un personnage de cette époque, il faudrait plutôt se tourner vers François Dupont-Gravé.

Avec sa série de Mythes et réalités, Trudel a trouvé un bon filon. L’historien connaît le succès auprès d’un large public. Il fait oeuvre d’éducation populaire. Il faut s’en réjouir et le féliciter… malgré les vieux démons qui ne l’ont jamais quitté.