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La présence de pêcheurs basques dans la baie des Chaleurs a été régulièrement relevée aux XVIIe et XVIIIe siècles[1]. Ainsi, Samuel de Champlain mentionne les Basques à maintes reprises, notamment en précisant que jusqu’à onze de leurs navires s’installaient chaque été à Miscou dans les années 1620[2]. Un siècle plus tard, de 1719 à 1730, il est connu qu’un capitaine du Labourd pêchait à Pabos et, qu’au cours des années 1730 et 1740, une trentaine de navires marchands basques y firent escale, profitant d’une route maritime tracée depuis longtemps entre le Pays Basque et la baie des Chaleurs[3]. C’est d’ailleurs auprès des maîtres d’oeuvre basques que des entrepreneurs canadiens trouvèrent un savoir-faire pour l’apprêt du poisson, la morue salée et séchée[4]. Loin d’être des visiteurs de passage, les Basques ont aussi laissé un patrimoine durable chez les Autochtones de la région, qui utilisaient un pidgin de traite « à moitié basque[5] ».

À partir des différents écrits, un portrait des activités et des occupations des Basques dans la baie des Chaleurs et sur le littoral gaspésien se dessine peu à peu. Cependant, la plupart des sources datent du XVIIIe siècle et elles font référence presque uniquement aux Basques du Labourd en France. Les sources ne disent presque rien de la présence des Basques en provenance des provinces du Gipuzkoa et de la Bizkaia en Espagne, pourtant plus nombreux dans le golfe du Saint-Laurent que ceux du Labourd[6] et qui sont là du XVIe siècle jusqu’au tournant du XVIIIe siècle, ce qui est avéré par les analyses récentes sur la provenance des céramiques retrouvées sur les gisements archéologiques[7]. On peut alors se demander comment expliquer leur absence dans les écrits, et s’ils pêchaient aussi dans la baie des Chaleurs.

Dans ce contexte d’écrits tardifs et vraisemblablement partiels, le routier du pilote Piarres Detcheverry, publié à Bayonne en 1677, apparaît comme une source unique par sa description systématique des routes et lieux fréquentés par les Basques dans la baie des Chaleurs et sur la pointe de la péninsule gaspésienne au XVIIe siècle[8]. Hormis ses instructions aux pilotes, ce document singulier contient aussi des indices sur la nature et l’ancienneté de la présence basque dans cette région. Il est toutefois peu connu, d’abord parce qu’il est publié en basque, une langue peu familière à la plupart des historiens s’intéressant à la baie des Chaleurs, mais aussi parce que sa compréhension requiert une connaissance du vocabulaire maritime basque ancien et de l’hydrographie et de la géographie locales. Pourtant, ce routier modifie l’historiographie de la période telle que nous la connaissons, du fait qu’il indique la présence des Basques à des endroits précis dans la baie des Chaleurs à une époque où les autres sources n’en parlent pas.

Nous présentons ici la portion du routier qui concerne la pointe de la péninsule gaspésienne et la baie des Chaleurs, dans le basque d’origine accompagné de notre traduction française (en annexe). Si ce travail de traduction nous a confrontés aux difficultés d’une telle entreprise, dont certaines restent imparfaitement résolues, le résultat apporte néanmoins un éclairage nouveau et souvent original sur la présence basque dans cette région au XVIIe siècle. Notre but premier est de rendre ce texte disponible aux non-bascophones et de fournir des éléments contextuels sur le routier et les informations qu’il contient. De plus, nous tentons de mieux comprendre pourquoi les autres sources ne révèlent guère ce qui semble être une présence basque significative dans cette région au XVIIe siècle. La réponse reste partielle, mais la nationalité espagnole de plusieurs Basques peut avoir contribué à leur faible visibilité dans les écrits français. Enfin, nous examinons l’éclairage nouveau qu’apporte le routier sur la solidarité basque transfrontalière et sur les relations des Basques dans la baie des Chaleurs avec les Amérindiens et avec les autorités coloniales.

L’oeuvre de Piarres Detcheverry

Hormis ce routier, l’oeuvre de Detcheverry comporte deux versions légèrement distinctes d’une carte de Terre-Neuve et du golfe du Saint-Laurent en date de 1689. Les cartes portent la légende « faite pour Monsieur [Antoine] Parat Gouverneur de Plaisance » et elles sont caractéristiques de cette « école basque » de cartographie qui connaît un essor entre 1674 et 1713[9]. Ces cartographes semblent être issus du milieu des pêcheurs basques, mais les légendes des cartes sont en français ; d’ailleurs, le premier d’entre eux, Denis de Rotis, précise que sa carte est « faite à Saint Jean de Luz ». Les cartes se distinguent par l’indication des ports fréquentés par les pêcheurs basques, souvent ignorés par les cartographes contemporains français, anglais et hollandais. Entre autres, c’est grâce à cette école que l’on est à même de constater que la côte occidentale de Terre-Neuve était émaillée de toponymes basques et que ce littoral portait alors le nom de « côte basque[10] ».

L’explication de cette production cartographique est liée à la crainte des Basques de perdre leur droit coutumier de mener la pêche saisonnière, aux mains de la France et de l’Angleterre qui établissent alors leur pouvoir dans la région. En effet, un long texte figurant sur une carte anonyme, le « Plan géométral » de 1713, décrit l’ancienneté des pêches basques à Terre-Neuve et fait valoir les droits coutumiers qui en découlent[11]. Au cours du XVIIe siècle, les Basques adoptent plusieurs stratégies pour protéger leur économie maritime, dans un monde perturbé par les guerres et la course. On voit une concertation entre les provinces basques des deux côtés de la frontière pyrénéenne à travers une suite de « traités de Bonne Correspondance » de 1653, 1675, 1688 et 1694, qui visent à assurer la navigation basque en période d’hostilités franco-espagnoles[12].

En outre, en 1692 et 1697, dans le but d’articuler une stratégie diplomatique pour protéger les droits coutumiers des Basques à Terre-Neuve, l’Amirauté espagnole tient des audiences à San Sebastián auprès des pêcheurs transatlantiques. Plusieurs capitaines témoignent que les Français ne les ont jamais dérangés dans la poursuite de leur pêche. La stratégie diplomatique tombe à court d’arguments, cependant, car le traité d’Utrecht de 1713 exclut les Gipuzkoans de Terre-Neuve et sonne le glas à leur pêche transatlantique vieille de deux siècles[13].

C’est donc dans ce contexte d’hostilités franco-espagnoles endémiques, de solidarité transfrontalière des Basques et de leurs contacts grandissants mais défensifs avec les autorités coloniales que s’inscrit le routier de Piarres Detcheverry. D’ailleurs, l’auteur publie son livre après la guerre de Hollande quand les marins basques se trouvent de nouveau pris au centre d’un différend géopolitique majeur. C’est peut-être pourquoi Detcheverry le rédige en basque, une langue neutre qui protégera les capitaines si leur navire se fait arraisonner par l’ennemi.

Si le contexte des pêches basques est de mieux en mieux connu, on sait peu de choses sur l’auteur du routier et des deux cartes, Piarres Detcheverry dit Dorre (ou Dorré). Par exemple, on ne sait rien des campagnes qu’il aurait menées en Amérique. On sait seulement qu’il venait d’une famille de marins et d’armateurs de Saint-Jean-de-Luz, où il vivait toujours en 1690, alors âgé de 53 ans[14]. On peut alors situer sa naissance en 1636 ou 1637 et établir son âge à environ 40 ans au moment de la parution de son livre. Il appert que le routier est l’oeuvre d’un marin accompli, ce qui renforce l’autorité d’un document qui allait conduire son auteur, douze ans plus tard, à se voir confier le mandat de dresser une carte générale de Terre-Neuve et du golfe du Saint-Laurent. La réputation de Detcheverry était telle que son routier fut le premier livre de type professionnel publié en langue basque, les publications dans cette langue étant jusqu’alors limitées à des livres à caractère religieux[15].

Quant au document lui-même, considérant ses difficultés linguistiques et techniques, nombre de chercheurs se sont arrêtés à la page titre, où l’auteur annonce volontairement qu’il a « mis en basque » un livre plus ancien d’instructions aux pilotes, publié en français à Bordeaux en 1579, et réédité plusieurs fois jusqu’en 1667. Il s’agit là d’une référence au routier de Martin de Hoyarsabal, un navigateur de Ciboure, le port voisin de Saint-Jean-de-Luz[16] :

Ce livre est celui de la navigation de la mer. Fait en français par Martin de Hoyarzabal. Et mis en basque par Piarres Detcheverry ou Dorre, et quelque plus avancé. À Bayonne, […] dans l’imprimerie d’Antoine Fauvet à côté du couvent des Carmes, 677 [sic][17].

La modestie de l’auteur, ou son astuce, en se présentant comme un simple traducteur est démentie par les nombreux aspects originaux du routier qui apparaissent à la lecture comparée des deux textes. Comme son prédécesseur, Detcheverry décrit d’abord les côtes euro-atlantiques. Il s’en tient à l’organisation générale du livre de Hoyarsabal, en traitant des routes côtières autour de la péninsule ibérique à partir du Pays Basque et jusqu’à Cadix et Alicante, puis des routes du Pays Basque à la Flandre et aux îles Britanniques. Si Detcheverry se permet quelques remaniements du texte de Hoyarsabal, il reste dans la tradition des routiers connus depuis le XIVe siècle, où les connaissances maritimes s’enrichissent et s’affinent progressivement et parfois quasi imperceptiblement d’un ouvrage à l’autre[18]. S’inscrire ainsi dans l’ancien savoir était, semble-t-il, un gage de probité aux yeux de la confrérie prudente des pilotes de mer.

Il aurait donc été normal pour Detcheverry de s’appuyer aussi sur le livre de Hoyarsabal dans sa description des routes de Terre-Neuve, qui occupe les derniers chapitres du routier. Ce n’est toutefois pas le cas. Bien au contraire, Detcheverry couvre d’autres régions géographiques que son prédécesseur et il adopte une voix narrative qui lui est propre. Rappelons que Hoyarsabal décrit principalement la côte atlantique de Terre-Neuve, de la baie de Plaisance au détroit de Belle-Île, dans un texte qui couvre 18 pages et compte environ 4800 mots[19]. Detcheverry, pour sa part, consacre non moins de 33 pages et 18 500 mots à sa description des routes du Nouveau Monde[20]. Il a d’ailleurs supprimé l’organisation à la façon des routiers médiévaux du livre de Hoyarsabal et enrichi son propre texte de détails contextuels qui en font une source historique plus féconde. Et surtout, il s’intéresse à de nouvelles régions. S’il suit Hoyarsabal en longeant la côte est de Terre-Neuve et le détroit de Belle-Île (p. 104-117), il entreprend à son propre compte la description des côtes sud et ouest de Terre-Neuve et des routes de la péninsule gaspésienne et de la baie des Chaleurs (p. 118-136). Ce faisant, il offre la première description systématique de ces régions après Jacques Cartier en 1534.

S’inscrivant dans une longue tradition de navigation basque vers Terre-Neuve et le golfe du Saint-Laurent, Detcheverry s’appuie sur les connaissances héritées du livre de Hoyarsabal, mais innove aussi par une organisation plus moderne et l’inclusion de nouvelles routes à l’intérieur du Golfe. La spécificité basque de son routier est aussi plus affirmée, car il s’adresse aux marins basques dans leur langue. De plus, les nouvelles régions qu’il couvre semblent être fréquentées surtout par les pêcheurs basques migratoires[21] à cette époque. Alors que les sources françaises traitent souvent des Basques selon un regard externe, comme elles représentent aussi les Autochtones, Detcheverry les positionne plutôt comme les protagonistes de leur propre histoire, ouvrant alors une perspective interne privilégiée sur l’espace des pêcheurs basques vers 1677. En outre, le pilote basque semble à son tour ausculter les Français d’un point de vue externe. Ce jeu de regards croisés révèle un paysage de dynamiques culturelles et enrichit notre compréhension des sources françaises pour la baie des Chaleurs et l’extrémité de la péninsule gaspésienne.

L’itinéraire du pilote. Routes, mouillages, paysage maritime

Afin de suivre les instructions du routier, on doit évidemment connaître les unités de distance et le système cardinal que l’auteur utilise. Comme principale unité de distance, Detcheverry emploie la lieue de 2 milles marins (3,70 km). C’est aussi la lieue utilisée par Hoyarsabal, tandis que d’autres navigateurs, comme Jean Fonteneau dit Alfonse dit Saintongeais et Cristobal de Barrós au XVIe siècle, utilisaient plutôt la lieue de 3 milles marins (5,55 km) correspondant à une minute de latitude[22]. Parfois, Detcheverry emploie d’autres unités pour des distances plus courtes, comme l’agusta dans la portion du routier que nous présentons ici. Imprécises et peu connues aujourd’hui, de telles mesures étaient autrefois familières aux marins[23]. Pour indiquer les caps à suivre, Detcheverry utilise le nord magnétique qui, à son époque, se déclinait d’environ 15 degrés à l’ouest du nord polaire dans la baie des Chaleurs. Enfin, le routier donne les profondeurs d’eau en brasses (1,95 m).

Ayant traversé le golfe du Saint-Laurent à partir du sud de Terre-Neuve, Detcheverry commence sa description à la pointe de Caispe (cap Gaspé), où il trouve ses repères et se dirige aussitôt vers la pointe de Forcemolue (pointe Saint-Pierre), trois lieues au sud. Sa destination est un poste de pêche situé à l’intérieur de la baie de Forcemolue, à l’endroit appelé aujourd’hui Belle-Anse[24]. Il y mentionne la grave et le mouillage des navires ainsi que la présence d’un quai. Puis, il reprend le chemin en longeant la côte jusqu’à un endroit qu’il identifie par le nom de Fundamen. Ce toponyme, qui signifie « fondation » en latin, ne peut faire autrement que nous interpeller. À première vue, il semble désigner l’établissement seigneurial de la Petite-Rivière, fondé à Barachois en 1672 par Pierre Denys de la Ronde[25]. Le Récollet Chrestien Le Clercq en 1675 situe « l’Habitation de monsieur Denys […] sur le bord d’un bassin vulgairement appelé la Petite-Rivière, séparé de la mer par une belle langue de terre[26] ».

Sur ses cartes de 1689, Detcheverry positionne ce lieu au fond de la baie de Forcemolue et l’identifie par la légende « habitacion » sur une carte et le toponyme « Barrachoa » sur l’autre (figures 1 et 2). Si l’on ne trouve que le toponyme Fundamen dans son routier, ses indications conduisent bien au lieu actuel de Barachois. En partant de l’anse de Forcemolue (Belle-Anse), Detcheverry s’adresse au capitaine en lui faisant longer la côte jusqu’à une pointe de sable qui est sa destination. À ce moment, le capitaine doit immobiliser son navire et expédier une chaloupe pour repérer la pointe et trouver la bouée qui balise l’entrée du port. Une fois remis en route, le navire laissera la bouée à tribord, du côté de la terre. Puis, il tournera à bâbord où le capitaine pourra mouiller à l’ancre ou amarrer à terre, selon les câbles qu’il possède ; la baie sera alors au nord-ouest et le capitaine y trouvera tout ce dont il a besoin pour sa « commodité », ce qui laisse entrevoir l’existence d’infrastructures à cet endroit.

Il nous reste à examiner pourquoi Detcheverry nomme ce lieu Fundamen dans son routier, un nom dont la portée symbolique contraste avec le caractère plus descriptif des toponymes qu’il utilise sur ses cartes. Selon le Diccionnario General Vasco, Fundamen est calqué du latin et porte les sens de « fondement, base[27] ». Selon une perspective coloniale française, ce toponyme semble renvoyer à la création en 1672 de la seigneurie de l’île Percée, concédée à Pierre Denys de la Ronde qui établit un poste et une mission à la Petite-Rivière[28]. Vu de la perspective des pêches migratoires basques toutefois, Fundamen acquiert une polysémie historique plus complexe. À plusieurs moments au XVIIe siècle, les Basques font valoir leur droit ancien de pêcher et de commercer dans le territoire réclamé par la France autour du golfe du Saint-Laurent[29]. Ils assoient ce droit sur les « us et coutumes » de la mer et en particulier ceux de « la route de Terre-Neuve[30] », et ils insistent sur l’antériorité de leur présence par rapport aux Français et aux Anglais.

Cette idée de la primauté des pêches basques, que l’on voit déjà chez Marc Lescarbot, se précise en 1647 lorsque le juriste bordelais Étienne de Cleirac affirme que les « Basques de Guyenne » ont trouvé Terre-Neuve et les terres de « Canada ou Nouvelle-France » cent ans avant les navigations de Christophe Colomb[31]. La source de cette information reste obscure, toutefois, car les archives mentionnent un voyage basque à Terre-Neuve pour la première fois en 1517[32]. Il n’empêche que plusieurs écrits du XVIIe siècle affirment l’antériorité des pêches basques et en font un argument en faveur des droits des pêcheurs migratoires basques en territoire colonial français et anglais. Or, sur le littoral gaspésien, la création de seigneuries de pêche sédentaire et le décret de l’Ordonnance de la Marine de 1681 favorisant les pêcheurs migratoires français ont eu l’effet de marginaliser les pêcheurs basques de l’Espagne[33]. Il en ressort l’image d’un paysage maritime contesté où le toponyme Fundamen pourrait indiquer le lieu de fondation des pêches transatlantiques ou rappeler la « grande pescherie » mentionnée par Jean Fonteneau dit Alfonse dans cette région vers 1545[34].

Figure 1

Carte de Piarres Detcheverry, 1689 (version 1). Détail de la Gaspésie, de la baie des Chaleurs et de l’ile du Prince-Édouard.

Carte de Piarres Detcheverry, 1689 (version 1). Détail de la Gaspésie, de la baie des Chaleurs et de l’ile du Prince-Édouard.

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Figure 2

Carte de Piarres Detcheverry, 1689 (version 2). Détail de la Gaspésie et de la baie des Chaleurs.

Carte de Piarres Detcheverry, 1689 (version 2). Détail de la Gaspésie et de la baie des Chaleurs.

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Alors que Detcheverry s’attarde à la description de Fundamen, c’est à peine s’il mentionne les alentours de Percé[35]. Il ne fait qu’utiliser l’île Bonaventure comme repère pour entamer la traversée de la baie des Chaleurs vers Chegoanchis (Miscou), dont le havre sera ensuite le point de rayonnement pour d’autres routes dans la baie. Jusqu’à ce point dans le texte, Detcheverry s’adresse aux capitaines de navire, mais à partir de Miscou, il écrit aux maîtres de chaloupe et de charroi, des embarcations utilisées pour la pêche. Il expédie une chaloupe à Karakik (Caraquet), via un chenal en forme de « Z » qui s’amorce vis-à-vis de l’île Pokesudie et conduit entre la terre ferme et l’île Caraquet dont la côte sud forme une anse protégée. Ensuite, Detcheverry trouve ses repères dans les montagnes au nord de la baie des Chaleurs pour aller en droite route à Paspébiac. Puis il longe la côte jusqu’à Chequen, où il dit que les pêcheurs de Paspébiac sèchent leurs poissons. Detcheverry situe Chequen au nord de Miscou, une position confirmée par ses cartes et qui correspond à Port-Daniel, même si Nicolas Denys écrit en 1672 que les pêcheurs de Paspébiac sèchent leurs prises « au petit Paspec-biac », soit Bonaventure[36].

Revenant à Paspébiac, Detcheverry décrit ensuite la route vers un lieu qu’il appelle Estancia ou Pecheguy. Il s’agit de Népissiguit où, dans les années 1670, il existait une mission et une ferme exploitée par Philippe Esnaut, sieur de Barbocan, pour le compte de Nicolas Denys[37]. Detcheverry laisse entendre, en disant « si par hasard tu dois y aller », que ce lieu n’était pas une destination usuelle des pilotes basques. Alors que Pecheguy est sans doute le même mot que Népissiguit, estancia signifie, dans le contexte colonial espagnol du XVIIe siècle, soit une reducción (un établissement d’Autochtones domiciliés) soit une hacienda (un domaine rural). Detcheverry indique ce lieu sur ses cartes avec une croix[38] et la légende « habitaçion Pichiguy[39] ». L’ensemble de ces toponymes évoque à la fois une mission, une résidence coloniale et une présence autochtone. On obtient alors une idée complexe de l’établissement et de ses résidants, bien que Detcheverry ne fasse pas référence au seigneur français et dise simplement qu’on allait arriver « chez les gens », sans doute les employés d’Esnaut ou des Autochtones rattachés à ce lieu. Cette façon oblique de représenter Estancia, à l’instar de Fundamen, détonne par rapport au reste du paysage des pêcheurs basques. Telles des tours de guet, les deux établissements français marquent les frontières de l’enclave basque dans la baie des Chaleurs.

Avant de clore son chapitre sur la baie des Chaleurs, Detcheverry s’adresse de nouveau aux pilotes des navires qui veulent se déplacer de Miscou à Caraquet. À Miscou même, il décrit les lieux de mouillage et d’amarrage dans la rade, en mentionnant la présence d’un quai et de vigneaux pour sécher la morue. Il dit que jadis l’entrée était balisée et il déplore la perte de cette pratique qui aidait les pilotes apprentis. Le navigateur termine ses instructions avec les approches et le mouillage à préconiser par les grands navires arrivant à Paspébiac.

Figure 3

L’extrémité de la péninsule gaspésienne, montrant les routes et les lieux indiqués par Detcheverry dans son routier et sur ses cartes.

L’extrémité de la péninsule gaspésienne, montrant les routes et les lieux indiqués par Detcheverry dans son routier et sur ses cartes.

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Figure 4

La baie des Chaleurs, montrant les routes et les lieux indiqués par Detcheverry dans son routier et sur ses cartes.

La baie des Chaleurs, montrant les routes et les lieux indiqués par Detcheverry dans son routier et sur ses cartes.

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Chacun des endroits mentionnés par Detcheverry acquiert, par le fait même d’être inclus dans le routier, une association avec les pêcheurs basques de la seconde moitié du XVIIe siècle. Ce ne sont pas seulement un ensemble de lieux géographiques, mais un paysage culturel tissé par les activités de navigation et de pêche. On voit la navigation des grands navires et des chaloupes côtières, et on aperçoit des aspects des stations de pêche. Detcheverry apporte une perspective basque sur des lieux autrement connus seulement à travers les sources françaises, en particulier Fundamen (Barachois) et Estancia (Népissiguit) qui étaient les points d’appui coloniaux dans la région. Sur la péninsule gaspésienne, son routier identifie Forcemolue ainsi que Fundamen comme des lieux de pêche. Enfin, le routier permet de voir que Miscou, l’île Caraquet et Paspébiac formaient le noyau du paysage culturel maritime basque dans la baie des Chaleurs.

Rapports autochtones et coloniaux français

Le routier omet de mentionner quelques toponymes qui figurent cependant sur les deux cartes de Detcheverry en date de 1689. C’est le cas de la pointe Huruz dans la baie de Gaspé, ainsi que Percé et quatre noms amérindiens sur l’île du Prince-Édouard. Le corpus de toponymes tirés des cartes et du routier nous renseigne sur les rapports entre les Basques et leurs vis-à-vis français et autochtones. Constatons d’abord qu’un petit nombre de toponymes de Detcheverry ne figurent pas dans d’autres sources contemporaines. C’est le cas seulement de la pointe Huruz (Heureuse[40]), de Fundamen, Cheguen et Estancia, qui semblent être des contributions uniques de Detcheverry. Plus généralement, Detcheverry utilise des toponymes déjà établis, et en aucun cas il ne prétend baptiser lui-même un lieu. Cependant, à la différence d’autres régions du golfe du Saint-Laurent où les toponymes basques sont fréquents[41], dans la péninsule gaspésienne et la baie des Chaleurs, les seuls toponymes basques sont Fundamen et Barrachoa. Ce dernier nom, qui plus est, renvoie à un élément géographique (barachois) qui est souvent utilisé dans la toponymie basque autour du golfe du Saint-Laurent et ne constitue alors pas un nom de lieu distinct. L’apport basque à la toponymie de la région est donc relativement faible.

La plupart des toponymes utilisés par Detcheverry sont en langue autochtone, une préférence qui est propre à cette région dans la toponymie basque du Golfe. Le routier nomme Chegoanchis, Karakik, Paspébiac, Cheguen et Pecheguy, alors que les cartes ajoutent Chegouan[42] (Lamèque). En outre, les cartes indiquent quatre autres toponymes autochtones dans l’île du Prince-Édouard, elle-même nommée la terre de Bauchymicq ; Caiscoupec (Cascumpec), Marpec (Malpèque), Guymuybuec (Petit-Havre) et Bauchimicq (Rustico). Ce sont possiblement les lieux « fortifiés » par les Basques lors des tensions avec les Français en 1623[43]. L’emprunt de noms amérindiens pour les lieux de pêche migratoire n’est nulle part plus dense que dans la baie des Chaleurs, signalant la possibilité d’une relation particulière entre la population permanente autochtone et les pêcheurs saisonniers basques[44], contrairement aux rapports ponctuels entre pêcheurs français et amérindiens que Nicolas Denys décrit[45].

Autant les noms de lieux autochtones prédominent dans la toponymie de Detcheverry, autant les noms français s’y font rares. On recense tout au plus trois noms français ; Percé, Forcemolue et pointe Huruz. D’ailleurs, plusieurs noms utilisés par les Français à cette époque, comme Port-Daniel, Petite-Rivière, Miscou et île Saint-Jean, n’entrent pas dans le lexique du pilote basque. Pendant la même période où Detcheverry documente la baie des Chaleurs, deux auteurs français parcourent la même région : Nicolas Denys[46] et le missionnaire Récollet Chrestien Le Clercq[47]. Pour les deux Français comme pour le Basque, c’est presque comme si l’Autre n’existe pas dans la baie des Chaleurs. Ce n’est qu’à demi-mot que Denys laisse entrevoir une présence basque à Miscou, lorsqu’il déplore l’abandon de ce port aux « ennemies de la France ». Cette prédisposition négative surprend d’autant plus que Denys louange ailleurs, comme à Percé semble-t-il, l’industrie des pêcheurs basques[48]. Quant à Le Clercq, il ne mentionne point les Basques dans la baie des Chaleurs. À en croire le Récollet, les pêcheurs basques se trouvaient dans la « baie des Espagnols », au nord-est du golfe du Saint-Laurent. Son circuit missionnaire, qui partait de Percé/Petite-Rivière et desservait Ristigouche, Népissiguit et Miramichi, ne faisait halte à aucune des stations basques identifiées par Detcheverry[49].

Ce clair-obscur géographique dans la baie des Chaleurs s’épaissit eu regard de la carte manuscrite de 1685 du Récollet Emmanuel Jumeau, non publiée à l’époque, qui fait figurer une toponymie dense sur toute la région de Gaspé à Miramichi, y compris dans la baie des Chaleurs[50]. On y retrouve sans distinction presque tous les lieux recensés par Detcheverry et Le Clercq, contrastant avec la sélectivité toponymique de ces derniers. C’est enfin un autre Récollet, Sixte Le Tac, qui éclaire le malaise qui sépare les Basques et l’ordre missionnaire en disant que les Récollets furent mandés, déjà en 1622, de répondre par l’évangélisme à « certains Basques qui venoient faire traitte sans congé à la coste de l’Acadie & qui donnoient de méchantes impressions des François aux Sauvages de ces costes[51] ». Cette opposition de Français et de « certains Basques » renforce la perception d’espaces exclusifs, aux frontières culturelles reconnues, qui surgit du routier de Detcheverry. Seulement de Gaspé à Percé voit-on l’intersection des espaces français et basque. Il s’agit ici sans doute de Basques labourdains, car l’Ordonnance de la Marine de 1681 réserve le littoral gaspésien entre les caps des Rosiers et d’Espoir aux pêcheurs migratoires de la France[52]. Au contraire, la baie des Chaleurs accueille aussi des Basques de l’Espagne, ce qui explique vraisemblablement les réserves qu’expriment Nicolas Denys et des Récollets à leur endroit.

Malgré la persistance de ces solitudes nationales, les capitaines morutiers du Gipuzkoa pouvaient affirmer, lors des audiences tenues par la Marine espagnole en 1692, que les autorités françaises à Terre-Neuve ne les avaient jamais dérangés dans la conduite de leurs pêches[53]. Leurs témoignages nuancent l’idée selon laquelle les Basques à Plaisance n’étaient qu’une source de troubles voire de « sédition[54] ». À l’heure où le gouvernement colonial étendait son autorité sur les lieux de pêche, à compter des années 1660, il existait un esprit d’entente avec les pêcheurs basques qui contrastait avec la méfiance qui régnait entre les Basques et les autorités françaises durant la première moitié du XVIIe siècle[55].

Figure 5

Carte d’Emmanuel Jumeau, 1685. Détail de la Gaspésie, la baie des Chaleurs et Miramichi

Carte d’Emmanuel Jumeau, 1685. Détail de la Gaspésie, la baie des Chaleurs et Miramichi

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Au début des années 1620, plusieurs capitaines basques, autant d’Espagne que de France, mènent la pêche et le commerce des fourrures à Miscou et ailleurs dans baie des Chaleurs. En 1623, une crise survient entre eux et Champlain, ce qui conduit les Basques à se replier sur l’île Saint-Jean et à se fortifier. L’intervention de Raymond de la Ralde (ou Larralde de son nom basque), qui agit comme intermédiaire, entraîne la tolérance des Français envers les Basques de 1624 à 1628 et ce commerçant de fourrures à Miscou va s’activer du côté de la France contre les frères Kirke.

En 1631, toutefois, les rapports entre Basques et Français à Miscou se gâtent à nouveau[56]. À compter de 1635, la guerre de Trente Ans oppose la France et l’Espagne et pendant cette période, les écrits mentionnent très rarement la présence de pêcheurs basques dans le Golfe[57]. Sur ces entrefaites, les Français s’installent à Miscou et fondent une colonie sous l’égide de Nicolas Denys et des jésuites[58]. Ils courtisent le chef Juanchou, l’allié des Basques à l’époque de Larralde, en le présentant à la cour de Louis XIII à Paris[59]. La colonie sera toutefois abandonnée en 1643 et la mission jésuite déménagera à Népissiguit, laissant les Basques reprendre leur usage du havre au retour de la paix. Après le traité des Pyrénées en 1659, les épisodes de guerre franco-espagnole sont plus rares et débordent plus rarement outre-Atlantique, ce qui semble favoriser les pêches basques en Nouvelle-France.

Le routier de Piarres Detcheverry révèle donc l’existence d’une enclave basque dans la baie des Chaleurs vers 1677, comprise entre les établissements français à Népissiguit et à Percé/Petite-Rivière. Même si le pilote luzien documente un moment précis dans le temps, la présence basque dans la baie des Chaleurs s’inscrit dans la longue durée du XVIIe au XVIIIe siècle. L’île Caraquet, Paspébiac et surtout Miscou sont les verrous de l’espace basque qui s’étend aussi à Port-Daniel, Percé, Barachois et Belle-Anse. Un aspect singulier de ce paysage culturel est l’usage de toponymes autochtones par les Basques, signifiant possiblement la présence de communautés autochtones sur les lieux de pêche, qui entretenaient des liens privilégiés avec les Basques.

Quant aux rapports entre Basques et Français, le silence des uns au sujet des autres par les auteurs de l’époque n’empêchait pas la tolérance des autorités coloniales françaises envers les pêcheurs basques, dont plusieurs venaient de l’Espagne. Seule la guerre franco-espagnole pouvait entamer cette tolérance. Si les Basques de l’Espagne semblent avoir provoqué la méfiance chez Nicolas Denys à Miscou et Louis Jolliet au Labrador[60], plus le XVIIe siècle avance, plus les pêcheurs gipuzkoans et bizkaians apparaissent comme des alliés indispensables contre l’Angleterre, l’ennemi commun. Dans ce rapport complexe, Piarres Detcheverry a joué un rôle d’intermédiaire à l’instar d’autres Basques d’origine labourdaine, comme Raymond de la Ralde (Larralde) à Miscou dans les années 1620 et François Martel de Brouague (Berhouague) à Brador au XVIIIe siècle. Bascophones, mais aussi Français, ils ont servi d’intermédiaires entre les autorités coloniales et les pêcheurs basques retranchés dans leurs enclaves historiques, dans la « baie des Espagnols », sur la « côte basque » de Terre-Neuve, autour de la baie de Plaisance, à Canseau et, non le moindre, dans la baie des Chaleurs.

Pour l’instant, toutefois, aucune source ne permet de tracer une continuité entre la présence basque dans la baie des Chaleurs au XVIIe siècle et les références bien connues de Jacques Cartier et de Jean Fonteneau dit Alfonse dit Saintonge, qui révèlent la présence de pêcheurs européens dans cette région dès les années 1530 et 1540. Fonteneau dit qu’une « grande pescherie de molue et de plusieurs aultres poissons » se fait à Anticosti, Gaspé, la baie des Molues et à trois îles dans la baie des Chaleurs, « une grande et deux petites » et dont les principales candidates sont logiquement Bonaventure, Miscou, Lamèque et Caraquet[61]. Cartier semble fournir l’identité de ces pêcheurs précoces lorsqu’il note les mots en espagnol[62] (ou gascon[63]) que les Amérindiens lui adressent à Paspébiac et Port-Daniel, ou encore lorsqu’il utilise le nom espagnol de « cap de Pratto » (prado, pré) pour Percé[64], et lorsqu’il compare la chaleur du pays à celle de « la terre d’Espaigne ». Ailleurs dans le Golfe, il emprunte le nom basque de Port-au-Port (Ophor Portu, port du Vase-à-lait) en l’appelant « cap de Latte » (cap du Lait)[65]. Enfin, dans une figure aussi célèbre qu’ambiguë, il dit que Dieu donna la basse côte nord du Golfe « à Caïn » : peut-il s’agir d’une référence voilée à « Biscaïen », appuyée par la similarité phonétique et la construction figurée de l’Autre ? Dans le contexte géopolitique de l’époque, Cartier ne pouvait écrire que les pêcheurs basques de l’Espagne occupaient déjà le territoire qu’il réclamait pour la France, mais il semble avoir trouvé des façons littéraires pour signaler leur présence. Quoi qu’il en soit, les tensions franco-espagnoles entre 1541 et 1579, concentrées autour de la colonie à Cap-Rouge[66] et des baleiniers dans le détroit de Belle-Île[67], eurent raison de la navigation française dans le Golfe et possiblement aussi des premières pêches basques dans la baie des Chaleurs. Après le retrait des baleiniers de l’Espagne en 1579, les frères Hoyarsabal de Saint-Jean-de-Luz s’installent près de Tadoussac dès 1581[68], mais le retour des Basques dans la baie des Chaleurs reste non signalé jusqu’au temps de Champlain. Si continuité il y a eue de la présence basque dans cette dernière région entre Cartier et Champlain, la preuve viendra de sources encore à identifier.

Conclusion

Ces brefs commentaires n’épuisent pas la richesse du texte de Detcheverry sur la présence basque en Gaspésie et dans la baie des Chaleurs. En guise de bilan, là où les écrits français parlent seulement de missionnaires et d’Autochtones, Detcheverry révèle un réseau de stations basques, le plus souvent aux noms amérindiens. Le problème singulier soulevé par le routier de Detcheverry concerne le silence des sources françaises par rapport à ces pêcheurs basques. L’analyse interne du routier et la prise en compte d’écrits français donnent à penser que l’enclave basque dans la baie des Chaleurs comportait plusieurs équipages de l’Espagne, tandis que les Labourdains s’installaient davantage sur la côte gaspésienne, entre les caps d’Espoir et des Rosiers. C’est semble-t-il le fait que de nombreux Basques soient originaires d’Espagne qui explique le silence et la disposition parfois négative des sources françaises envers eux. La présence saisonnière de navires de l’Espagne affecte l’historiographie de la région, dans le sens où elle doit être mise en relation avec l’établissement des structures coloniales françaises dans la baie des Chaleurs et sur la péninsule gaspésienne. Elle affecte aussi l’historiographie autochtone et métisse de la région, car les Basques de l’Espagne ont entretenu des contacts complexes avec les Amérindiens, et ce, de façon originale car ils n’étaient pas régis par le projet colonial tel qu’il caractérisait les rapports franco-amérindiens. Enfin, le quasi silence des écrits au sujet des Basques dans la baie des Chaleurs au XVIIe siècle accentue le rôle de l’archéologie et d’autres approches pour mieux comprendre la présence basque ancienne dans les zones identifiées par Detcheverry.

Le routier constitue une rare voix proprement basque dans l’histoire du golfe du Saint-Laurent au XVIIe siècle, et sa perspective inédite jette un nouvel éclairage sur les autres écrits portant sur les Basques et sur les pêcheries en général dans la baie des Chaleurs et sur le littoral gaspésien, au moment de l’ordonnance de la Marine de 1681 et de l’établissement des premières seigneuries gaspésiennes.