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À travers l’étude des sports féminins à Montréal, Élise Detellier couvre une période qui s’étend de l’âge d’or des sports féminins au Canada, dès 1919, jusqu’aux premières formes d’interventions gouvernementales en matière de sports au Canada, vers 1961. Dans ce livre, l’historienne de formation s’intéresse à la pratique sportive des femmes, un thème qui a reçu une faible attention dans l’historiographie québécoise. Par l’analyse des discours et de l’organisation des sports, Detellier montre comment les inégalités de genre ont été à la fois re/produites et contestées autant chez les francophones que les anglophones au Québec.

Pour y arriver, l’auteure examine d’abord les principaux discours véhiculés au sujet de la participation des femmes aux sports. Puis, elle s’intéresse à deux institutions qui vont permettre une meilleure accessibilité à la pratique physique pour les Montréalaises suivant leur ouverture dès 1920, soit la Palestre Nationale et le Health Education Department (HED) du Young Women Christian Association (YWCA). Detellier a notamment procédé à un impressionnant dépouillement des archives de la Palestre Nationale, du YWCA de Montréal, du Fonds Cécile Grenier ainsi que des chroniques de Myrtle Cook dans le Montreal Star.

Dans le premier chapitre, il est question du déplacement des valeurs dominantes sous-jacentes aux discours des médecins, des professeurs d’éducation physique et des membres de l’Église catholique à l’égard de la participation des femmes dans les sports au Québec. De 1920 à 1945, ceux-ci encouragent la pratique physique afin de favoriser un corps humain plus développé, que l’on croit plus productif, et une meilleure santé. Cependant, la pratique des sports ou d’exercices jugés trop violents est critiquée voire proscrite dans ces discours. Des mises en garde concernant la possible masculinisation des corps ou des effets négatifs sur la maternité font aussi l’objet de préoccupations. Après la Seconde Guerre mondiale, le sport est encouragé par ces mêmes acteurs sociaux, dans le dessein d’assurer le maintien d’un ordre hétérosexuel dominant par la réaffirmation de la féminité et des compétences maternelles.

Le second chapitre, quant à lui, se consacre aux discours véhiculés par deux femmes ayant occupé une position influente au sein des milieux sportifs montréalais féminins. Myrtle Cook, qui publie de 1929 à 1949 une chronique intitulée « In the Women’s Sportlight » dans le Montreal Star, privilégie un accès aux sports de compétition pour les femmes et valorise l’excellence ainsi que la performance sportive des athlètes. Cécile Grenier, entre autres professeure d’éducation physique à Montréal, considère pour sa part le sport comme un projet éducatif « primordial pour l’avenir des canadiens-français [sic] ». À l’opposé de Cook, Grenier insiste sur les différences biologiques entre les hommes et les femmes alors qu’elle propose des activités physiques différenciées en fonction des genres. Bien que ces deux Montréalaises adoptent des approches distinctes en ce qui concerne les motifs à la participation sportive, il demeure évident qu’elles affirment toutes deux la nécessité d’une meilleure accessibilité aux sports pour les femmes.

Les trois derniers chapitres de l’ouvrage s’attardent principalement aux objectifs et principes qui guident l’organisation de la pratique physique des Montréalaises au sein de deux institutions sportives majeures, la Palestre Nationale et le HED. C’est notamment à l’aide de procès-verbaux, de rapports, de correspondances et de bulletins que l’historienne documente l’expérience vécue par les athlètes féminins ayant fréquenté ces deux institutions.

Au troisième chapitre, Detellier explique que les administrations de la Palestre Nationale et du YWCA, entre 1919 et 1931, encouragent la participation des femmes à l’activité physique dans le but de favoriser une meilleure santé et de répondre à des normes esthétiques. À la Palestre, un centre sportif mixte, il semble que la volonté de répondre aux attentes des femmes, par exemple quant à l’accès à de nouveaux sports ou même à des compétitions, ne se manifeste qu’au moment où l’institution rencontre des difficultés économiques à partir de 1926. Au YWCA, les occasions de compétition sont présentes dès l’ouverture de l’établissement. Au début des années 1930, l’expérience vécue par les athlètes des deux institutions se ressemble davantage, bien que les heures d’accessibilité chez les francophones demeurent inférieures.

Dans le quatrième chapitre, qui se consacre aux années 1931 à 1945, Detellier affirme que l’arrivée d’un organisme catholique à la tête de la Palestre Nationale, l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française (ACJC), provoque des changements sur le plan administratif. L’établissement mise dès lors principalement sur un développement physique et intellectuel de ses membres féminins. Par ailleurs, l’ACJC semble surtout préoccupée par les questions entourant la corporalité et la moralité des athlètes féminines, plutôt que par ce qui concerne l’amélioration de l’environnement sportif et son accessibilité. Au YWCA, l’administration met en valeur les aspects éducatifs et hygiéniques, alors que les sports de compétition s’effacent au profit d’activités de plaisir et de détente vers 1934. Detellier soutient donc qu’avant la Seconde Guerre mondiale, tant au HED qu’à la Palestre Nationale, les principes d’organisation et les possibilités offertes aux femmes confirment la volonté du maintien de l’ordre sociosexuel ainsi que la réaffirmation de la féminité pour les athlètes.

Le dernier chapitre, qui porte sur les années 1945 à 1961, met en lumière des expériences différentes quant à la pratique des sports au YWCA et à la Palestre Nationale et ce bien qu’ils partagent un objectif commun, soit la volonté de se démarquer de la concurrence. D’abord, la troisième administration de l’établissement francophone, l’Association athlétique nationale de la jeunesse (AANJ), articule ses principes autour de la compétition sportive. Les performances sportives, à travers la compétition, favoriseraient aussi le prestige et la réussite sociale. À l’opposé, le HED se tourne vers des activités éducatives et sociales, et non plus seulement vers les sports. Fait nouveau, le YWCA constate l’arrivée d’un plus grand nombre de femmes mariées. Auparavant, les deux institutions, en fonction des informations dénichées sur leurs membres, s’adressaient principalement aux jeunes femmes professionnelles et célibataires. Malgré ces orientations, Detellier précise que les pratiques et les principes qui guident l’AANJ et le YWCA continuent de supposer que les capacités naturelles des femmes sont inférieures à celles des hommes.

Élise Detellier réussit de façon convaincante à joindre des analyses qualitatives et quantitatives, afin de mettre en perspective les rapports de genre dans l’organisation sportive et les discours dominants sur les pratiques physiques des Montréalaises. Elle propose un examen approfondi des idées et valeurs présentes dans les discours des institutions dominantes et chez ceux d’athlètes féminines influentes. Cette recherche, qui dresse un portrait concret de la pratique féminine, pose les bases nécessaires à une réflexion plus large sur l’histoire du sport. En effet, elle révèle la nécessité de mettre en relation diverses variables tels que les genres, les langues, les classes et les religions, entre autres, pour saisir la complexité des phénomènes historiques. Cela permet d’identifier les mécanismes de re/production des inégalités de genre dans les sports, mais aussi de s’intéresser aux contestations des pratiques et discours dominants. Enfin, par la perspective féministe préconisée dans cet ouvrage, Detellier contribue de façon significative à l’histoire des sports et à l’historiographie québécoise.