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Comme le phrasait joliment le sociologue français Claude Fischler, « on mange ce que l’on est ». Or, sous l’oeil de l’historien, la population québécoise présente une identité alimentaire pour le moins bigarrée. Après quelques décennies de surreprésentation du modèle alimentaire nord-américain, on assiste actuellement à une résurgence du manger local. De plus en plus, le Québécois souhaite s’alimenter certes sainement, mais surtout sciemment. Les modèles se succèdent, s’additionnent, se contredisent : mangez-vous bio ? Montignac ? méditerranéen ? dissocié ? Et si nous mangions tout simplement… québécois ?

Encore faut-il savoir en quoi consiste l’alimentation québécoise. La recherche des traditions alimentaires et des racines de la gastronomie se traduit par un retour vers les produits « du terroir », avec tout ce que ce terme peut comporter d’ambiguïtés. En alimentation comme en bien d’autres champs, la notion même de tradition ou d’authenticité comporte un flou qui vient brouiller l’appréciation dans la longue durée ! C’est ici que l’ouvrage d’Yvon Desloges s’avère précieux. En livrant par le menu (sans jeu de mots) de nombreuses données sur le contenu du garde-manger des habitants de la vallée du Saint-Laurent de 1608 à 1791, l’historien contribue à révéler un riche pan de la culture matérielle du Québec.

Cet intérêt pour l’histoire de l’alimentation populaire n’est pas le fruit d’une découverte récente : en fait, il y a plus d’une trentaine d’années que Desloges a commencé le patient et minutieux défrichage des sources historiques pour tenter de comprendre comment mangeaient nos ancêtres. Alliant la curiosité de l’épicurien à la compétence de l’historien, il avait trouvé en la personne de Marc Lafrance un comparse animé du même désir de faire connaître les manières de manger d’antan. Ils avoueront d’emblée avoir eux-mêmes essayé toutes les recettes mises au jour pendant leur recherche ! Leur projet avait abouti à plusieurs publications, dont le livre Goûter à l’histoire – les origines de la gastronomie québécoise (Éditions de la Chenelière, 1989). Les obligations professionnelles de Desloges – alors historien chez Parcs Canada – l’ayant ensuite amené à travailler sur d’autres thèmes, le dossier alimentaire entra dans une phase de dormance.

Or, Desloges fut tout récemment appelé en renfort par l’équipe du Château Ramezay, à Montréal : on avait besoin de son expertise en histoire de l’alimentation pour monter une exposition intitulée « À Table ! Traditions alimentaires au Québec ». Renouant avec plaisir avec ses premiers intérêts de recherche, l’historien replongea donc dans les volumineux relevés d’inventaires après décès, qu’il avait constitués avec Lafrance, ainsi que dans les livres de cuisine anciens où se trouvaient consignées les recettes ayant forgé le savoir-faire culinaire du Québec. Il importait que cette considérable masse d’information ne retombe pas dans l’oubli, une fois l’exposition terminée. C’est ainsi qu’est née l’idée du livre À table en Nouvelle-France. Alimentation populaire, gastronomie et traditions alimentaires dans la vallée laurentienne avant l’avènement des restaurants.

Manger est un acte complexe… et décrire cet acte dans la longue durée l’est tout autant. Il importait donc de doter le livre d’une structure qui soit à la fois claire mais souple. Desloges a opté pour une division en deux temps : on a d’abord une section où se succèdent des chapitres selon un mode chronologique, qui mène ensuite à une section où sont regroupées une quarantaine de recettes inspirées des époques traversées.

Le premier chapitre est consacré à l’alimentation des premiers habitants du territoire, à savoir les nations amérindiennes. En s’appuyant sur les témoignages des missionnaires et explorateurs de la colonie, Desloges s’attache à décrire comment cultivent, chassent et cuisinent les Amérindiens. L’exercice est d’autant plus intéressant qu’il permet de saisir rapidement à quel point les cuisines traditionnelles autochtones ont finalement PEU influencé l’alimentation québécoise. Si quelques emprunts ont bien eu lieu au début de la période de contact, le XVIIIe siècle est – gastronomiquement parlant – bien français. Il faut lire ce livre pour saisir toute la richesse de cet héritage culturel, bien montré par les importations de denrées provenant de la mère patrie mais aussi par les recettes tirées d’ouvrages largement diffusés à cette époque.

Les chapitres suivants montrent comment le changement de régime politique prendra du temps à affecter les modes alimentaires des Québécois. Les usages et recettes britanniques finiront tout de même par s’amalgamer aux traditions culinaires françaises, aboutissant vers 1860 à une alimentation canadienne-française qui perdurera pendant plus d’un siècle. Il s’agit d’ailleurs de l’un des principaux mérites de ce livre : rappeler que l’alimentation est un phénomène qui se transforme, certes, mais par petites bouchées, dans la longue durée.

Du point de vue du format, l’ouvrage a visiblement fait l’objet de beaucoup de soin, empruntant à l’univers graphique des nombreux livres de cuisine qui abondent actuellement. Une stratégie judicieuse, compte tenu de la popularité de cette thématique auprès du grand public. L’éditeur a en effet privilégié une impression couleur et une mise en pages relevée d’illustrations, d’encarts (souvent des recettes) et de tableaux. À cet effet, la présence des illustrations européennes ne gêne pas : à défaut de tableaux canadiens illustrant la vie quotidienne, il est légitime de puiser dans le répertoire existant puisqu’il évoque des réalités somme toute assez semblables. La présence d’un index facilite aussi une lecture par « coups de coeur ».

Notons tout de même un petit irritant. En prenant le parti de s’inscrire à la fois comme un ouvrage historique et comme un recueil de recettes, il aurait fallu assumer jusqu’au bout cette identité double en proposant aussi une table des recettes. Le fait que certaines soient éparpillées au fil des pages tandis que d’autres sont regroupées dans la section finale du livre complique particulièrement leur repérage, ce qui s’avère déroutant pour la frange du lectorat qui, de prime abord, avait pu être attirée par le côté « gastronomie grand public » de ce livre.

Nonobstant ce petit détail, il n’en demeure pas moins que le livre d’Yvon Desloges marque d’une pierre bien nette l’historiographie des « petites choses » qui, comme on le sait, ne sont jamais bien loin derrière les grandes. Un nouvel ouvrage est en préparation, qui couvrira aussi les années suivant l’avènement des restaurants. En définitive, À table en Nouvelle-France n’est certes pas un livre qui restera sur les tablettes mais, au contraire, sera laissé bien à la vue sur la table basse du salon, où il sera lu et relu avec bonheur.