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Pendant le dur hiver de 1851, Adolphe Guilbault, tailleur de pierre de Montréal, tombe sérieusement malade. Ses compagnons d’atelier lui viennent en aide afin qu’il puisse soutenir sa famille et payer ses remèdes. Malheureusement, ces secours ne suffisent pas et Guilbault décède peu après des suites de sa maladie. Sa famille étant dans un état de grande pauvreté, ses compagnons d’atelier se cotisent pour offrir au défunt une sépulture digne d’un ouvrier honnête. Après la cérémonie funéraire, ils décident de mettre sur pied l’Association Saint-Joseph de Montréal, l’une des premières sociétés de secours mutuels fondées par des ouvriers canadiens-français. En 1853, la société défile pour la première fois dans les rues de la ville lors de sa fête patronale du 19 mars. Une centaine de membres, bien vêtus et arborant un ruban à la poitrine gauche, marchent derrière une large bannière portant la mention « Union Saint-Joseph de Montréal. Nous protégeons l’infortune ». Plusieurs Montréalais décorent leur maison pour saluer la nouvelle société ouvrière qui déambule devant chez eux. Un événement similaire se produira à Québec quelques années plus tard. Pour venir en aide à leurs compagnons de travail très pauvres, les ouvriers irlandais du port fondent la Société bienveillante des journaliers de navires de Québec. Par la suite, tous les 23 juillet, les membres marchent en rang dans les rues de la ville derrière une banderole proclamant : « We support our infirm. We bury our dead[2]. » Ces initiatives sont rapidement imitées. Au milieu des années 1860, Médéric Lanctôt célèbre ainsi les « 30 ou 40 » associations mutualistes faisant la fierté de la classe ouvrière montréalaise[3]. Selon le président de l’Union Saint-Joseph de Montréal, « presque tous les ouvriers » montréalais sont membres d’une société de secours mutuels à cette époque[4].

Les historiens n’ont pas accordé beaucoup d’importance à cette ferveur mutualiste qui a gagné les milieux ouvriers québécois à partir des années 1850. Lorsqu’ils l’ont fait, ils ont eu d’énormes difficultés à rendre compte simultanément des deux dimensions fondamentales de la mutualité ouvrière, soit la culture d’entraide solidaire associée à la vie associative et la protection assurantielle en cas de maladie, d’accident, d’invalidité ou de décès. D’une part, les études qui ont traité directement de la mutualité ont insisté sur le processus d’institutionnalisation et de professionnalisation dans la gestion économique des différents types d’assurance. Selon ces études, la culture d’entraide solidaire relèverait d’un sentimentalisme nuisible à la gestion efficace et moderne des risques[5]. D’autre part, les quelques études sur la classe ouvrière qui ont abordé la mutualité ont généralement insisté sur la culture d’entraide, mais en critiquant l’ambiguïté de ses activités économiques qui n’auraient été, au mieux, qu’un égarement réformiste en attendant les affrontements de classes associés au capitalisme industriel[6]. Pour ces raisons, l’image générale qui se dégage de l’historiographie est celle d’un mouvement déchiré entre la fidélité à un héritage culturel de solidarité bientôt relayé par les syndicats et un avenir mal assumé d’institutions d’assurance ou de protection sociale.

Tenter de saisir la cohérence de la mutualité ouvrière implique de briser cette perspective téléologique. La mutualité ouvrière doit plutôt être abordée comme une forme cohérente d’un rapport social qui se développe, dans le contexte de transition à l’économie de marché, en tension avec les rapports sociaux de type marchand. Cela peut être mieux compris si on compare la mutualité ouvrière à l’assurance qui, elle aussi, est un rapport social. D’une part, la mutualité ouvrière associe aux secours financiers une foule d’activités sociales (visites aux malades, processions funéraires, assemblées démocratiques participatives, etc.) qui ont pour objectif de nourrir concrètement les liens de solidarité entre les membres. D’autre part, si le secours mutuel est un rapport social solidaire, l’assurance est à l’inverse une marchandise pouvant faire l’objet d’un contrat entre assuré et assureur. Ici, les rapports sociaux entre assureur et assuré se limitent aux relations économiques entre producteur et consommateur. Dans ce contexte, l’objectif de l’échange n’est pas la solidarité, qui suppose de maintenir un rapport social durable, mais la simple satisfaction de l’intérêt personnel des deux parties selon le modèle du contrat marchand[7].

Nous formulons l’hypothèse que les sociétés de secours mutuels, en liant étroitement la protection économique à une culture d’entraide associative, ont constitué une réponse originale et sophistiquée aux problèmes posés par la question sociale au milieu du xixe siècle. Le lien étroit entre les fonctions économiques et sociales de la mutualité peut être compris en ayant recours à la théorie de « l’encastrement » développée par Karl Polanyi. En fait, il serait plus juste ici de parler d’une théorie du « désencastrement » puisque cet auteur tente de démontrer que l’invention du marché a engendré une séparation, sans précédent dans l’histoire, entre l’économie et la société[8]. Ainsi dégagée de son ancrage social, l’économie de marché aurait été construite « contre » la société au xixe siècle. Citons ce passage classique :

C’est, en fin de compte, la raison pour laquelle la maîtrise du système économique par le marché a des effets irrésistibles sur l’organisation tout entière de la société : elle signifie tout bonnement que la société est gérée en tant qu’auxiliaire du marché. Au lieu que l’économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système économique. […] C’est là le sens de l’assertion bien connue qui veut qu’une économie de marché ne puisse fonctionner que dans une société de marché[9].

Selon Polanyi, la mise en place de l’économie de marché, et la subordination de la société à sa logique individualiste, a rendu beaucoup plus difficile de penser la solidarité et même d’agir solidairement. La question sociale au xixe siècle ne se pose-t-elle pas, justement, parce que la solidarité a perdu le caractère d’évidence qui était le sien dans l’Ancien Régime[10] ? Parce qu’elle ne relève plus de la coutume ou de la tradition, la solidarité devient désormais le produit d’un « effort ». Dans cette perspective, E. P. Thompson soutient que la formation de la classe ouvrière a été le résultat d’un effort conscient des classes populaires qui, par l’autodiscipline, ont pu développer des formes de solidarité s’opposant à la logique individualiste du marché[11].

Cet article vise à comprendre cet effort des classes populaires qui s’est manifesté, au Québec, par la fondation de sociétés de secours mutuels au milieu du xixe siècle. Premièrement, nous verrons que l’association mutualiste s’est présentée comme une véritable « famille fictive » qui, en s’appuyant sur une conception idéalisée de l’amour désintéressé entre « frères », devait éviter à ses membres de recourir à la charité « humiliante » administrée par les élites bourgeoises et cléricales. En apportant une solution ouvrière et masculine à la question sociale, cette « famille fictive » mutualiste revendiquait parallèlement un nouveau rôle pour l’homme pourvoyeur qu’il faudra aussi tenter de comprendre. Deuxièmement, nous analyserons comment l’ensemble des activités mutualistes avait pour objectif de nourrir le lien social entre les membres, donnant à ces associations ouvrières une cohérence que les réformateurs de l’époque, et les historiens après eux, n’ont pas bien saisie. Troisièmement, nous tenterons d’expliquer pourquoi la mutualité ouvrière, qui entretenait l’espoir d’une communauté ouvrière autonome, est entrée en conflit avec l’Église catholique ultramontaine désireuse d’imposer sa propre solution au problème de la reproduction des rapports sociaux dans la société libérale. Enfin, nous étudierons l’étendue et la limite de la contribution de la mutualité ouvrière à la formation de la classe ouvrière avant le développement du capitalisme industriel dans le dernier tiers du xixe siècle.

La « famille fictive » mutualiste

L’histoire québécoise de la mutualité remonte à la fin du xviiie siècle avec la fondation de la Société bienveillante de Québec par des marchands anglais. En 1810, des artisans de la même ville fondent la Société mécanique, bienveillante et amicale de Québec. La modeste expérience de ces deux sociétés ne débouchera pourtant sur aucun mouvement réel. Il faut dire que les classes populaires démontrent alors très peu d’intérêt pour l’association. Des auteurs ont déjà souligné, en France notamment, les liens entre les sociétés de secours mutuels et l’organisation corporative des métiers dans la société d’Ancien Régime[12]. Au Canada toutefois, le développement de la mutualité ne peut être attribué à une quelconque tradition corporative puisque l’organisation des métiers est à peu près nulle au début du xixe siècle[13]. C’est pourquoi les quelques regroupements ouvriers retracés à cette époque sont presque toujours des initiatives spontanées et ponctuelles visant à répondre à une situation de crise[14]. Le peu d’intérêt que portent les Canadiens français à l’association est d’ailleurs une préoccupation constante de la presse bourgeoise libérale à partir des années 1840. Le commentaire suivant, extrait du journal L’Avenir en 1848, est à cet égard typique :

On verra toujours avec étonnement que l’association ait pu nous demeurer aussi longtemps étrangère, lorsqu’elle devait être aussi facile pour un peuple dont les relations sociales forment pour lui des liens d’attachement presque aussi puissants que ceux de la famille. Jusqu’à quelques années près, l’association [ne] nous était connue que comme union temporaire. Employée toujours avec peine, quelquefois avec défiance, elle ne subsistait jamais que pour un besoin imminent et temporaire, il était presque impossible d’en établir quelques-unes de durables ou permanentes[15]

Le développement de la mutualité à partir du milieu du siècle est donc le produit d’un effort associatif nouveau. En 1851, les fondateurs de l’Union Saint-Joseph de Montréal demandent aux travailleurs canadiens-français de vaincre leur apathie et de se familiariser avec les bienfaits de l’association :

Le but de cette association est de réunir autant que possible les Canadiens français de cette cité, qui forment la classe des travailleurs, afin d’en former une union de fraternité […]. Il est vrai Canadiens travailleurs de Montréal, que c’est quelque chose de nouveau pour nous, qu’une union fraternelle et philanthropique, mais soyez sûrs, amis, que c’est le seul moyen que l’ouvrier puisse prendre pour se mettre à l’abri du malheur. […] Le jour est arrivé de sortir de cet assoupissement qui jusqu’à ce jour a entravé l’union entre nous ; efforçons-nous donc, amis ; il vaut mieux tard que jamais ; venez, confrères ouvriers et travailleurs, enrôlez-vous sous la bannière philanthropique de l’Union St. Joseph[16].

À partir de ce moment, la classe ouvrière a de plus en plus recours à l’association pour institutionnaliser en milieu urbain des pratiques d’entraide que la coutume maintient très difficilement[17]. L’historien Martin Gorsky a parlé de la « famille fictive » mutualiste pour rendre compte de ce phénomène dans les régions anglaises marquées par une urbanisation rapide au cours de la première moitié du xixe siècle[18]. Cette préoccupation pour fonder une « famille fictive » est effectivement au coeur des intentions des fondateurs des premières organisations mutualistes dans les quartiers populaires de Montréal et de Québec[19]. Chez les débardeurs irlandais du Port de Québec, la pauvreté est si grande que lorsqu’un travailleur vient à mourir, « on doit, selon un témoin ouvrier de l’époque, faire le tour avec un chapeau… acheter une chandelle pour veiller sur lui ou acheter un cercueil pour l’enterrer[20] ». C’est notamment pour stabiliser et renforcer cette pratique d’entraide communautaire que la Société de bienfaisance des journaliers de navires est fondée. Elle deviendra l’une des plus puissantes associations ouvrières québécoises de la seconde moitié du xixe siècle. La société accomplit également son devoir de famille fictive en veillant sur les proches des membres partis travailler dans les ports du sud des États-Unis[21]. À Montréal, comme nous l’avons vu, c’est en revenant du cimetière, après avoir enterré leur compagnon d’atelier, que les tailleurs de pierre envisagent « le bien probable que ferait aux ouvriers une Association où chacun apporterait son obole dans le temps de santé, et où il trouverait secours et appui dans le temps de maladie[22] ».

Le réseau charitable catholique, qui se développe au même moment, vise également à refonder les anciens liens communautaires disloqués par la société de marché, mais ici autour d’une vie religieuse renouvelée, structurée par la paroisse[23]. Si les mouvements charitable et mutualiste sont simultanés, il faut pourtant bien voir ce qui les distingue. En effet, les mutualistes ont peut-être été les premiers critiques du système d’assistance charitable tel qu’il se met en place à partir du milieu du xixe siècle. En 1852, l’Union des travailleurs de la Cité de Montréal souligne en effet qu’un

seul moyen est […] actuellement offert [à l’ouvrier] pour parer à ces deux coups du sort, le manque d’ouvrage et la maladie ou les infirmités : il lui faut avoir recours aux sociétés de charité. Or, ce remède n’est autre chose en définitive que la mendicité. Les personnes, tant prêtres que laïques, qui dirigent ces sociétés sont animées des plus beaux sentiments, tout le monde le sait, et nous sommes heureux de pouvoir ici rendre hommage à leur zèle et à leur dévouement ; mais un autre remède fut-il trouvé pour les ouvriers, le secours de ces sociétés n’en serait pas moins précieux et nécessaire, pour protéger les veuves et les orphelins[24].

Cette humiliation associée à la mendicité, malgré les « beaux sentiments » qui animent les oeuvres charitables, n’est pas un effet involontaire du rapport social charitable. Elle est, en fait, une politique administrative qui doit empêcher les indigents de se complaire dans un état de dépendance contraire aux nouvelles exigences libérales à l’égard de l’individu[25]. Ainsi, la Société Saint-Vincent-de-Paul distribue parcimonieusement des provisions, des combustibles, des vêtements, mais très rarement de l’argent. En fait, la distribution de ces secours est surtout l’occasion pour les « visiteurs » de la Société d’entrer dans les foyers et d’imposer certaines valeurs morales aux familles indigentes. Cette société songe même à établir, dès le milieu du xixe siècle, des maisons d’industrie afin d’obliger les indigents au travail. C’est le manque de ressources financières qui empêche la réalisation de ce projet[26]. Dans ce contexte, on comprend pourquoi l’assistance, même distribuée par des visiteurs respectés, est vécue comme une véritable honte par les familles populaires. Que reste-t-il aux travailleurs « dignes et honnêtes » ? demande l’Union des travailleurs de la Cité de Montréal. Il ne reste que l’association

qui crée une nouvelle famille, au sein de laquelle chaque associé trouve une nouvelle mère, un père, des frères. Dans l’association, l’ouvrier nécessiteux ne reçoit pas la charité ; il recueille le fruit de son travail… Rien donc qui puisse l’humilier, rien d’indigne de lui dans les secours que l’ouvrier reçoit de l’association ; il n’est à la charge de personne ; malade, infirme, il vit encore de son propre travail[27].

Cette humiliation que ressent l’ouvrier mutualiste peut être interprétée comme le résultat de la pénétration des préoccupations libérales pour la responsabilité individuelle au sein des classes populaires. D’ailleurs, le développement de la mutualité coïncide avec celui d’autres formes de la prévoyance libérale, comme l’épargne et l’assurance, qui suscitent tellement d’espoirs au sein des élites du milieu du xixe siècle. Mais alors que les élites font l’amalgame entre toutes ces formes de prévoyance, la classe ouvrière préfère nettement la mutualité à l’épargne et à l’assurance. Parmi les raisons qui expliquent cela[28], mentionnons que l’épargne, qui suppose l’accumulation patiente et individuelle d’un capital, n’offre aucune réelle protection pour les jeunes chefs de famille victimes d’une incapacité précoce. À cet égard, la protection offerte par la mutualité ou l’assurance est beaucoup plus efficace. Cela dit, l’assurance rencontre à cette époque beaucoup de résistances, car on considère qu’elle transgresse la frontière morale qui doit séparer la vie sacrée et le commerce profane. En effet, une très grande partie de la population, et pas seulement au sein des classes populaires, considère que l’assurance équivaut à une « commercialisation du malheur » qui fait de « la vie sacrée d’un homme un article de marchandise[29] ». Les sociétés de secours mutuels, précisément parce que les secours « profanes » sont toujours encastrés dans une culture d’entraide ritualisée, échappent à cette condamnation morale encore très vivace dans les milieux populaires à la fin du xixe siècle[30]. En prenant le relais des formes traditionnelles d’entraide, la mutualité s’articule d’ailleurs très bien aux stratégies de survie qui caractérisent la vie ouvrière dans les communautés urbaines du xixe siècle. Alors que l’épargne et l’assurance sont des formes individuelles de prévoyance, la mutualité ouvre sur la vie communautaire et peut même nourrir des projets de société beaucoup plus larges. Nous y reviendrons.

Pour l’instant, soulignons que la construction de la famille fictive mutualiste n’est pas sans conséquence pour les identités de genres. À cet égard, la dimension fraternelle de l’association mutualiste est étroitement liée au renouvellement de l’identité masculine lors de la transition au libéralisme. L’image de l’homme pourvoyeur autonome qui est valorisée dans les associations mutualistes ouvrières est similaire à celle que l’on retrouve au sein des associations fraternelles et maçonniques destinées aux classes moyenne et bourgeoise à la même époque[31]. Toutefois, l’idéal de masculinité dans les milieux populaires mutualistes répond à des objectifs de solidarité qui ne coïncident pas exactement avec celui des classes supérieures. Par exemple, les associations ouvrières, comme les franc-maçonnes, lient étroitement l’identité masculine à l’indépendance que procure le travail manuel. Toutefois, ce lien a chez les premières une signification concrète et particulière. Cela permet aux mutualistes ouvriers de s’opposer à l’idéal bourgeois du self made man valorisant l’ambition personnelle et la mobilité sociale. L’Union des travailleurs de la Cité de Montréal reconnaît par exemple que l’ouvrier n’a que rarement la satisfaction de grimper dans l’échelle sociale. Toutefois, la condition d’ouvrier permet de « défier l’infortune », car on « n’a jamais à craindre de tomber dans une condition de mendicité » en devenant membre d’une association « comme celle que peuvent faire les ouvriers entr’eux ». Par comparaison, « l’homme riche frappé par le malheur descend degré par degré l’échelle sociale, jusqu’à ce qu’il ait atteint la mendicité. Pour lui, pas de salut, car ses bras sont des membres inutiles, par la longue habitude d’inertie qu’ils ont contractée. » La mendicité, naturelle pour l’homme riche qui n’a pas l’habitude du travail, ne peut toucher « l’ouvrier qui a des bras pour servir son coeur d’honnête homme ». C’est pourquoi « jamais un fils ne rougira d’avoir eu un ouvrier pour père, s’il a été industrieux et honnête[32] ».

La construction de la famille fictive mutualiste a également des répercussions concrètes sur les rapports entre hommes et femmes à l’intérieur de la famille ouvrière. En protégeant le salaire de l’homme pourvoyeur, la mutualité participe au processus de séparation des sphères privée et publique qui accompagne le développement du capitalisme libéral. Ainsi, le rôle de pourvoyeur et l’autorité du mari se prolongent désormais au-delà de son existence par le biais des pensions mutualistes octroyées aux veuves. C’est donc en tant que dépendante du membre défunt que la veuve a « droit » aux secours mutuels. De même, la pension mutualiste est accordée jusqu’au remariage de la veuve et pour autant que cette dernière se conforme à certains critères moraux de respectabilité. Même si elle apporte une protection appréciée par les veuves, la mutualité contribue donc à accentuer la dépendance économique de la femme à l’intérieur de la famille ouvrière[33]. Elle concourt à limiter le rôle familial de la femme à une fonction d’encadrement moral, ce qui constitue d’ailleurs le coeur de la vision idyllique de la « nature maternelle » qui se développe à l’époque.

En outre, le développement de la mutualité a des effets qui dépassent largement l’équilibre des forces à l’intérieur du foyer familial et qui se manifestent dans la société civile. Certains auteurs ont affirmé que le développement des ordres fraternels est aussi la conséquence d’une stratégie masculine de (re)conquête de la sphère publique menacée par le développement du maternalisme dans la seconde moitié du xixe siècle. Rappelons que le maternalisme est une idéologie qui, au nom de cette vision idyllique de la « nature maternelle », légitime l’intervention des femmes bourgeoises dans une sphère publique masculine qu’elles considèrent corrompue. Ainsi, selon Mary Ann Clawson, la croissance rapide des ordres fraternels au cours de cette période – des Francs-maçons au Ku Klux Klan en passant par les Chevaliers du travail – serait une réaction au développement des associations féminines maternalistes qui aurait menacé l’autorité morale des hommes dans la sphère publique[34].

Sans doute, les mutualistes ouvriers partagent les grands consensus sociaux, formulés clairement par les associations fraternelles des élites masculines, relatifs à la présence des femmes dans la sphère publique. Malgré les similarités, il faut tenir compte encore une fois des différences entre le fraternalisme des classes populaires et celui des classes moyennes et bourgeoises. D’ailleurs, ces différences sont compréhensibles si on considère que la sphère publique, pour les hommes de la classe ouvrière, est davantage un lieu de soumission que de domination. D’abord, par le nouveau rapport au travail qui se met en place avec le développement de l’économie de marché. Ensuite, par le développement d’une démocratie libérale bourgeoise qui transpire la méfiance à l’égard de la participation politique populaire. Enfin, et cela est ici déterminant, par le développement d’une assistance humiliante qui, comme nous l’avons vu, explique avant tout le développement du fraternalisme mutualiste au sein de la classe ouvrière. En tant qu’idéologie, le fraternalisme vise donc, d’une façon tout à fait similaire au maternalisme, à étendre une conception de l’amour désintéressé et égalitaire entre frères au sein d’une sphère publique minée par l’égoïsme libéral. Dans le cadre précis de l’assistance, le fraternalisme ouvrier existe donc en tension avec la conception maternaliste de la charité qui s’inspire de l’amour désintéressé, mais cette fois-ci inégalitaire, entre la mère et l’enfant. Ce rapport inégalitaire, source d’une grande humiliation pour les hommes et les femmes des classes populaires, explique pourquoi la mutualité repose sur la logique du droit aux secours qui seule protège le foyer familial du regard paternaliste ou maternaliste des élites. Elle explique également pourquoi les hommes et les femmes préfèrent les secours mutuels à l’assistance, même administrée par des femmes maternalistes[35]. En d’autres mots, si la mutualité accroît effectivement la dépendance des femmes de la classe ouvrière à l’égard des hommes pourvoyeurs, elle leur permet tout de même de se libérer du paternalisme (ou du maternalisme) des élites charitables[36].

Nourrir le lien social

Le développement des sociétés de secours mutuels témoigne d’une évolution importante, quoique négligée par l’historiographie, dans la culture populaire. En effet, pour les classes populaires urbaines, la question sociale appelle un remède spécifique aux ouvriers et, à la différence de l’assistance, de l’épargne ou de l’assurance, administré par les ouvriers. En ce sens, la mutualité représente ce qui se rapproche le plus d’une authentique vision populaire de la question sociale au milieu du xixe siècle. Comme nous l’avons vu, il faut donc parler d’un effort conscient de la classe ouvrière pour répondre au problème que pose la soumission de pans entiers de la vie sociale à la logique marchande. Effort, d’abord, pour encastrer les secours économiques dans une culture d’entraide solidaire. Cet encastrement s’exprime d’une foule de manières, telles les visites aux malades, les manifestations publiques, les cérémonies funéraires, les fêtes associatives, etc. Effort, ensuite, pour développer un mode de gestion des secours qui ne permet pas seulement de bien administrer les fonds, mais surtout de ne pas contredire les finalités solidaires du projet mutualiste. Effort, enfin, pour développer une culture civique associative fondée sur une conception exigeante de la démocratie. Toutes ces activités mutualistes, malgré une grande hétérogénéité, ont pour objectif de nourrir le lien social entre les membres à une époque où la société de marché tend à les séparer par la logique d’une concurrence effrénée.

Les secours en cas de chômage témoignent bien de cette volonté de nourrir le lien social que l’on retrouve dans la prévoyance populaire. À peu près toutes les sociétés de secours mutuels possèdent un règlement obligeant les membres à aider leurs frères au chômage à se trouver un emploi. En 1869, la mise sur pied d’une Société philanthropique des boulangers démontre par exemple le lien étroit qui est fait entre les ressources sociales de l’association et la lutte au chômage. En effet, cette société promet aux ouvriers boulangers une intégration dans des réseaux sociaux, ce qui doit leur permettre de se procurer du travail plus facilement :

Nous voyons avec plaisir se former chaque jour autour de nous de nombreuses sociétés de secours mutuels parmi les différents corps de métiers pour venir en aide à ceux des leurs qui se trouvent dans le besoin […] et nous boulangers, qui formons un corps nombreux et indispensable, nous n’avons rien qui nous unisse en aucune manière que ce soit. C’est avec un véritable serrement de coeur que nous voyons avec quelle froide indifférence nous vivons vis-à-vis les [sic] uns des autres. Enfermés dès 6 heures du soir dans nos boulangeries, nous n’avons plus aucune communication avec le reste des humains jusqu’au lendemain matin où chacun s’en va déjeuner et prendre le repos qui lui est nécessaire […]. Il est donc facile de comprendre qu’avec un tel système il est très difficile à celui qui ne sera pas protégé par quelques amis de se procurer de l’emploi[37].

Les secours en cas de décès sont, quant à eux, l’exemple même de cette idée d’une famille fictive mutualiste. En plus de l’indemnité financière transmise à la veuve, les sociétés « sortent en corps » et organisent des célébrations communautaires spectaculaires. À l’Union Saint-Joseph de Montréal, « tous les membres sont tenus d’assister à la levée du corps du défunt, de suivre le convoi funèbre jusqu’à l’Église, et là d’y entendre le service […] puis de suivre le convoi funèbre jusqu’au coin des rues Lamontagne et Sherbrooke et là de déposer leur carte ou invitation funéraire dans l’urne ou boîte destinée à cette fin, le tout sous peine d’une amende ». On emprunte parfois à un membre carrossier « son plus beau chariot et deux chevaux habillés[38] ». Les mutualistes doivent porter le deuil, c’est-à-dire un ruban sobre au nom de l’association accroché à la poitrine. Quelques centaines de membres marchent, avec drapeaux et banderoles, derrière la famille du défunt, illustrant parfaitement ce lien étroit entre la famille naturelle et la famille fictive mutualiste. Dans le dernier tiers du xixe siècle, le président de l’Union Saint-Pierre de Montréal se rappelle l’importance de ces funérailles pour la classe ouvrière des années 1860 :

Ce fait d’assister aux funérailles était un des plus beaux liens de confraternité établis par notre société et une des plus louables obligations de ses règlements. C’était aussi une consolation pour la veuve et la famille du défunt. En effet, ce père qui était si cher à son épouse et à ses enfants, ce père qui avait été leur soutien, qui avait partagé avec eux les joies et les douleurs de ce monde, n’avait pu se créer beaucoup de relations sociales, car les exigences et les fatigues journalières ne lui en laissaient pas le loisir. Cependant il n’est pas délaissé après sa mort, sa dépouille mortelle est suivie au cimetière par un grand nombre de sociétaires. Cette consolation doit un peu adoucir la peine causée par la séparation amenée par la mort. Et les sociétés qui, comme la nôtre, ne se sont pas contentées de secourir pécuniairement la veuve et les orphelins de leurs confrères, mais qui ont voulu aussi apporter un soulagement à leurs douleurs, ont accompli un acte de charité des plus louables. Aussi, nos concitoyens, surtout parmi la classe ouvrière, ont compris toute la beauté, et toute la grandeur de cette action des sociétés de bienfaisance, et se sont empressés de se faire enrôler comme membres[39].

Les secours en cas de maladie reposent également sur cette logique des rapports personnels « concrets » entre membres de l’association. En effet, les secours maladie ne sont pas seulement une assurance, mais également un geste de solidarité sociale puisque l’indemnité va de pair avec la présence d’un « comité de visiteurs ». Évidemment, l’une des tâches principales de ce comité est de s’assurer que les membres malades le sont vraiment… En aucun cas, le droit à l’assurance-maladie ne doit servir d’assistance charitable aux chômeurs. Toutefois, on ne peut réduire la visite aux malades à un simple dispositif de contrôle à l’égard de potentiels fraudeurs. En effet, la visite aux malades est chargée d’une dimension symbolique importante et s’inscrit bien dans cette idée de l’association comme d’une famille fictive. L’Union de protection des charpentiers et calfats de navire du Port de Québec, fondée dans les années 1860, explique le rôle du comité de visiteurs en ces termes :

Il sera du devoir du comité visiteur de visiter tout membre malade, vingt-quatre heures après quoi lui ou quelqu’un de ses membres en aura reçu avis, et s’il est nécessaire il choisira deux membres chaque nuit, à tour de rôle, sur la liste de cette Union, pour le veiller pendant sa maladie, pour lui donner ce dont il a besoin et pour l’assister, pourvu que cette maladie ne soit pas contagieuse[40].

Au-delà des secours eux-mêmes, l’administration des bénéfices est marquée par les objectifs solidaires de la mutualité. Bien sûr, cette gestion est très approximative. D’ailleurs, à partir des années 1880, un mouvement réformiste bourgeois insiste continuellement sur l’amateurisme des premières sociétés de secours mutuels, ce qui finit par provoquer une réforme en profondeur de la mutualité au tournant du xxe siècle. Cela fut interprété, avec condescendance, comme le passage de la « mutualité pure » vers la « mutualité scientifique », cette dernière se distinguant de la première par sa volonté d’utiliser, à l’instar des assurances commerciales, les techniques nouvelles de l’actuariat. L’imposition des primes graduées, c’est-à-dire modulées selon les risques que représente chaque individu, pour remplacer les vieilles cotisations égalitaires de la « mutualité pure », constitue l’un des principaux enjeux de cette réforme actuarielle. L’administrateur Charles Leclerc, évoquant les débuts de l’Union Saint-Joseph d’Ottawa, affirme en 1939 :

De la première phase [de l’histoire de la société], on doit dire qu’elle a été une sorte d’expérience des moyens les plus pratiques de coopération. […] La science de la mutualité était alors réduite à sa plus simple expression. On ignorait les calculs qui ont permis depuis, à l’aide de tables de mortalité et de judicieuses données mathématiques, de faire des échelles de taux, d’établir l’expectative de vie d’un aspirant et de lui imposer une prime proportionnée au risque qu’il court de devenir malade ou de mourir. Aussi, […] l’Union Saint-Joseph d’Ottawa eut recours au mode le plus simple de faire de l’assurance-vie. Elle exigea d’abord, de chacun de ses membres, une cotisation mensuelle de cinquante sous. À même le fonds ainsi constitué, la famille d’un sociétaire décédé recevait  $1,50 par semaine[41].

Outre « l’amateurisme » des premières sociétés de secours mutuels, pouvons-nous dégager une logique administrative permettant de donner un sens à cette « sorte d’expérience des moyens les plus pratiques de coopération » ? À moins de postuler l’ignorance et l’inconscience des mutualistes de l’époque, il faut bien admettre qu’ils administrent leur association selon des valeurs et des critères cohérents, quoique différents de ceux associés au marché de l’assurance. En 1866, le président de l’Union Saint-Joseph de Montréal vante une décision surprenante concernant la gestion de l’assurance-maladie :

Octave Renaud tomba dangereusement malade ; cet homme était pauvre et n’avait pu payer ses contributions qui lui auraient donné droit au bénéfice de la Société. M. Benoît Bastien proposa une collecte pour payer les arrérages de M. Renaud : aussitôt dit, aussitôt fait. Quelques jours après, M. Renaud meurt, il est enterré aux frais de la Société, et sa veuve retire, depuis plusieurs années, l’allocation qu’elle doit au bon mouvement de M. Bastien et à la générosité de ses confrères[42]

Cette désinvolture à octroyer des bénéfices aux membres qui n’y ont pas droit suscitera les sarcasmes des réformateurs bourgeois de la fin du xixe siècle. Mais cette réaction condescendante découlait d’une mauvaise compréhension des objectifs de la mutualité ouvrière. La pratique administrative dont parle avec fierté le président de l’Union Saint-Joseph de Montréal peut pourtant se comprendre si on aborde la gestion des secours mutuels à partir de leur objectif solidaire et non à partir du simple critère d’efficacité économique des réformateurs. De cette façon, l’administration des sociétés de secours mutuels apparaît beaucoup plus cohérente et réfléchie. Ainsi, il est réducteur de prétendre, comme l’ont fait les réformateurs (et plusieurs historiens après eux), que le principe de la cotisation égalitaire s’explique par la simple ignorance des ouvriers à l’égard de la logique assurantielle des risques. Concrètement, le système de la cotisation égalitaire n’implique aucune variation selon l’âge ou l’état de santé d’un membre, c’est-à-dire selon le risque qu’un membre représente en tant qu’individu. Ainsi, un membre âgé représentant un plus grand risque pour l’association paiera la même cotisation qu’un membre plus jeune. À l’inverse, le système des primes graduées, qui s’appuie sur les principes actuariels, vise à faire payer à chacun le coût « réel » de sa propre protection. Les assurés les plus à risque (en raison de leur âge, de leur histoire médicale, etc.) paient alors des primes plus élevées. Tandis que l’on assiste à une répartition collective des fonds à l’intérieur de la « mutualité pure », la « mutualité scientifique » tend ainsi à adopter le modèle individualiste de la capitalisation développé par l’assurance commerciale. On constate donc que le système des cotisations égalitaires est le seul système qui puisse ici être concilié avec l’objectif mutualiste de refonder le lien social sur des bases solidaires à l’intérieur des communautés ouvrières[43]. À l’inverse, le système des primes graduées est le seul qui permet à la mutualité de se développer à l’intérieur du marché de l’assurance tel qu’il se mettra en place au tournant du xxe siècle[44].

Conséquemment, le système des cotisations égalitaires relaie, dans le domaine administratif, les valeurs solidaires que l’on retrouve dans les secours en cas de chômage, de décès ou de maladie. On retrouve cette même volonté de nourrir le lien social dans la structure démocratique de l’association. Pour les ouvriers mutualistes de l’époque, celle-ci permet de reconstruire les liens sociaux communautaires sur des bases égalitaires nouvelles. C’est pourquoi les mutualistes témoignent d’un très grand respect pour la démocratie, comme le démontre le ritualisme important des assemblées. À l’Union Saint-Joseph de Montréal, les assemblées s’ouvrent et se ferment par deux prières d’inspiration populaire, ce qui fera dire au chanoine Édouard-Charles Fabre qu’elles n’étaient « pas clairement catholiques ». Les assemblées sont secrètes et l’entrée dans la salle se fait en donnant un mot de passe[45]. Cette volonté de préserver l’assemblée du regard extérieur témoigne bien du rôle essentiel attribué à l’assemblée démocratique pour favoriser l’entente entre les membres. On a d’ailleurs tellement confiance dans le pouvoir rassembleur de l’assemblée qu’on exige, pendant les premières années de l’association, l’unanimité sur les questions importantes. Mais le développement d’une « conscience démocratique » ne va pas de soi. Selon E. P. Thompson, la démocratie mutualiste demande à la classe ouvrière une autodiscipline aussi rigoureuse que les nouvelles disciplines de travail dans la grande industrie[46]. L’effort exigé à cet égard est perceptible dans les constitutions et les règlements des sociétés de secours mutuels qui prescrivent aux mutualistes de multiples « devoirs ». En plus d’être continuellement assis, découverts et en silence, les membres doivent être polis, sains et sobres. Ils doivent s’adresser directement au président et éviter « toute personnalité ». Ils ne peuvent fumer, cracher, parler plus de deux fois sur un même sujet, parler de religion ou de politique, manquer de respect à l’égard de la société ou de l’un de ses membres, etc. Tous ces règlements sont appuyés par un système complet d’amendes qui varient de quelques sous à quelques dollars pour chaque infraction[47]. Cette autodiscipline, qui vise à renforcer le sentiment collectif aux dépens des intérêts individuels, illustre toute la difficulté de vivre une vie démocratique solidaire dans une société libérale[48].

La réponse mutualiste au problème de solidarité dans les communautés ouvrières du milieu du xixe siècle était certes ambiguë. Non seulement ces associations étaient-elles difficilement accessibles aux ouvriers indigents et inaccessibles aux femmes, mais la gestion quotidienne des caisses d’entraide engendrait parfois des déchirements douloureux. Par exemple, les périodes économiques difficiles contraignaient souvent les administrateurs à faire pression sur les membres pour qu’ils paient leurs cotisations. En 1872, à l’Union Saint-Joseph de Montréal, les choses vont d’ailleurs un peu trop loin si on en juge cette proposition adoptée en 1872 : « [Adopté que] le collecteur et l’avocat procèdent au recouvrement des comptes qu’ils ont en main, mais sans molester les membres[49] » ! Mais au-delà des conflits inévitables qui marquent l’administration quotidienne des affaires économiques, il ne faut pas perdre de vue que la mutualité est le produit d’un effort populaire cherchant à reconstruire le lien social sur des bases égalitaires, solidaires et démocratiques. Quoi de plus normal que cet effort exigeant, dans une société fondée sur la concurrence individuelle, ait rencontré des résistances importantes chez les membres eux-mêmes ?

Éveil civique et réveil religieux

L’intérêt de l’Église catholique pour les lieux de sociabilité ouvrière découle du projet ultramontain de refonder la communauté religieuse autour d’une conception renouvelée de la foi. La question du « réveil religieux » de la population canadienne-française entre 1840 et 1870 est centrale dans l’historiographie des dernières années. Dit rapidement, la question fondamentale de ce débat est de savoir si la religion catholique, si prégnante dans les rapports sociaux à partir du milieu du xixe siècle, a été imposée ou non à la population canadienne-française. Deux interprétations principales ont été proposées pour répondre à cette question. La première, centrée sur l’institution religieuse, a tenté de montrer que le « renouveau religieux » fut le résultat de patientes stratégies de contrôle social exercées par l’Église catholique sur une population récalcitrante. Selon René Hardy, par exemple, le renouveau religieux s’explique par « la mise en place de structures d’encadrement social et religieux » et « l’accroissement de l’influence sociale du clergé », ce qui aurait engendré à long terme une « religion d’habitude » relevant du conformisme social[50]. La seconde interprétation, centrée sur les « besoins spirituels » de la population, a soutenu que le contexte politique et social des années 1840 aurait créé un vide social ayant causé un réveil religieux émanant des classes populaires elles-mêmes[51]. Pour Lucia Ferretti, par exemple, l’ultramontanisme serait « une conception de la foi […] fondamentalement conforme aux aspirations populaires d’intégration et de reconnaissance sociales[52] ». Considérant les termes de ce débat, que nous apprend une analyse plus ciblée sur la culture populaire, du moins telle qu’elle se manifeste au sein des sociétés de secours mutuels ?

En 1866, le président de l’Union Saint-Joseph de Montréal évoque des « difficultés qui, malheureusement, ne durèrent que trop longtemps[53] » avec l’archevêché de Montréal. De quoi s’agissait-il ? Au début de l’année 1854, les membres de l’association, non sans quelques débats orageux, se décident à demander l’aide de l’archevêché, afin d’organiser une célébration publique lors de leur fête patronale. Le clergé acquiesce à cette demande à condition que les membres adoptent certaines modifications à leurs règlements touchant directement à la nature des rapports sociaux à l’intérieur des associations mutualistes, soit la restriction des admissions aux catholiques romains et la présence d’un chapelain aux assemblées. En promettant ces changements aux règlements, les officiers de l’Union Saint-Joseph réussissent à faire célébrer leur fête patronale. Or, les membres hésitent à adopter les modifications constitutionnelles promises. En 1856, l’archevêché renouvelle ses demandes à l’assemblée par l’entremise de deux membres sympathisants[54]. La proposition suscite des tensions considérables. Plusieurs sociétaires, dont le président Ignace Rathé, sont alors membres de l’Institut canadien[55]. Après des discussions virulentes, l’assemblée en arrive à la conclusion que l’ajout des termes « catholiques romains » dans les règlements est contraire à la constitution qui interdit les discussions religieuses :

[cette] motion est déclarée hors d’ordre en ce qu’elle renferme une clause qui tend à établir comme loi constitutionnelle d’ajouter à notre constitution les mots catholique romain après les mots canadiens-français qui s’y trouvent et que notre constitution dans un autre article défend l’introduction de toute matière religieuse. Néanmoins, il fut nommé un comité de douze pour se rendre auprès de Monseigneur l’administrateur vu que ces ajoutés à notre constitution avaient été suggérés par sa Grandeur, afin de lui exprimer les raisons d’opposition émises par les membres, et s’entendre le plus amicalement possible[56].

Mgr Bourget n’est évidemment pas satisfait de l’argument constitutionnel de l’association. Il demande ainsi aux oblats de ne pas célébrer la messe prévue lors de la fête patronale de l’Union. En mars 1857, l’assemblée capitule enfin et adopte les propositions relatives à la présence d’un représentant de l’Église et à l’admission des seuls catholiques romains. Mgr Bourget fait aussitôt savoir qu’il est « heureux du résultat de la motion réglementaire et [qu’il permet] d’avoir une grande messe chantée chez les R. R. Oblats [pour la fête patronale][57] ». Si les membres acceptent de limiter l’adhésion à l’Union Saint-Joseph aux catholiques romains, sous prétexte que les conflits religieux minent les objectifs solidaires de l’association, la présence d’un chapelain aux assemblées suscitera des débats pendant encore quelques années.

Les membres s’opposent en effet à la présence d’un « chapelain » nommé par l’archevêché au nom de la souveraineté associative et du secret des assemblées. Au statut de chapelain, qui a une forte connotation paternaliste, les membres réussissent à imposer celui de « visiteur[58] ». L’article 19 de la constitution encadre d’ailleurs étroitement les pouvoirs de ce visiteur qui n’a pas le « droit de prendre part aux délibérations ou discussions de la société, excepté pour ce qui regarde la morale des membres[59] ». C’est donc ce règlement qui régit les rapports entre l’association et le représentant de l’Église nommé par Bourget, soit le chanoine Charles-Édouard Fabre. Mais cette volonté de soumettre le représentant de l’archevêque aux règles constitutionnelles d’une association populaire irrite les autorités ecclésiastiques. Les nouvelles pressions de l’Église engendrent des rancunes à l’intérieur de l’association. Le 26 juillet 1858, une assemblée est ajournée alors que les membres en viennent aux coups. Craignant que cette violence n’entraîne des conséquences fatales, Ignace Rathé rappelle les responsabilités de l’archevêché dans cette affaire :

Monsieur [Fabre], vous me pardonnerez j’espère la liberté que je prends aujourd’hui de vous adresser ses quelques lignes. Je ne me serais jamais permis d’en agir ainsi, si je ne m’y trouvais forcé par les positions que prennent un certain nombre de membres sur lesquels je crois, Monsieur, vous avez quelques influences […] Je me permets de vous faire connaître l’état des choses telles qu’elles sont aujourd’hui, afin que si vous croyez pouvoir y porter quelques remèdes vous puissiez le faire à temps, car les choses n’en resteront pas là. Il n’est pas à présumer que ceux qui ont sacrifié leur temps, leur argent et leur intelligence […] vont tout abandonner parce qu’ils se sont attiré la haine de quelques-uns, en exprimant leur opinion[60]… Ces hommes […] possèdent assez d’intelligence pour prévoir que plus tard l’harmonie et l’union disparaîtraient de parmi nous […]. À l’heure où nous sommes il y a deux camps et ceci ne peut exister longtemps… […]. Les malheureux à qui nous donnons du pain aujourd’hui auront à recourir à la froide charité publique, car ceux qui aujourd’hui, entretiennent une haine et un désir de vengeance contre moi et un grand nombre de mes amis, sont incapables de faire fonctionner l’association. S’ils sont seuls, elle tombe et si ces mêmes hommes ne veulent revenir à la raison et laisser travailler ceux qui [ne] travaillent que pour venir en aide au malheureux que le sort frappe parmi nous, s’ils ne veulent, dis-je, laisser l’union se rétablir parmi nous, pour continuer une oeuvre qui fait honneur à la classe ouvrière canadienne et à la nation et bien elle tombera, et la faute pèsera sur les coupables quels qu’ils soient[61].

On ne connaît pas la réponse du chanoine Fabre à cette lettre très peu diplomatique de Rathé. On sait toutefois que les « autonomistes », c’est-à-dire Rathé et « ses amis », reprennent rapidement la maîtrise du conseil exécutif. Ce dénouement ne plaît évidemment pas à Fabre, qui fait savoir aux membres qu’il ne permettra pas la tenue d’une messe patronale tant que Rathé sera président[62]. Ce dernier tente tout de même de se faire réélire, mais il est défait de justesse par un autre membre de l’Institut canadien ! L’incompréhension entre l’archevêché et l’Union Saint-Joseph est si grande que Fabre décide de clarifier la position de l’Église. Il rappelle que les membres de l’Institut canadien ne peuvent être considérés catholiques romains et ne peuvent donc faire partie de l’Union Saint-Joseph. Certains proposent aussitôt, mais sans succès, l’expulsion de tous les membres qui appartiennent à l’Institut[63]. Malgré la défaite du courant « autonomiste », la purge n’a finalement pas lieu, mais cette intervention de Fabre a raison de Rathé qui ne joue plus qu’un rôle mineur jusqu’en 1863, année où il est rayé de la liste des membres. Excommunié, il émigre par la suite aux États-Unis. Jacques A. Plinguet, imprimeur du journal libéral modéré L’Ordre, le remplace alors à la présidence.

Ce dénouement ne marque pas la fin des conflits avec l’archevêché. Même si l’Union fait preuve d’une grande déférence en soumettant son projet de réforme constitutionnelle à Fabre, celui-ci est toujours agacé par la clause qui restreint les droits du « visiteur ». Cette affirmation d’indépendance de la part de l’association froisse sa sensibilité et il tente inlassablement de convaincre les membres d’abandonner cette clause jugée inutile. L’archevêché, soutient-il, n’a nullement l’intention de se mêler de la gestion des affaires courantes de l’association. Mais les hésitations persistantes de l’assemblée poussent Fabre à être plus menaçant. Il remet alors en cause la nature catholique de la société : son opinion à l’égard des règlements, qu’il considère comme n’étant « pas absolument mauvais », et à l’égard des prières, qu’il ne juge « pas clairement catholiques », n’a évidemment rien de rassurant[64]. Malgré ces pressions, l’Union Saint-Joseph ne reconnaîtra la présence d’un « chapelain » qu’en 1865[65]. Après une douzaine d’années de débats vigoureux, la société en arrive finalement à un compromis avec l’Église qui sera parfois remis en question. À quelques reprises, certains membres tenteront de supprimer l’amendement qui limite les pouvoirs du chapelain ou même de le remplacer par un nouvel amendement lui donnant un droit de vote et de discussion[66]. Mais ces tentatives rencontreront toujours l’opposition d’une majorité.

L’Union Saint-Joseph de Montréal n’est pas la seule association ayant une relation conflictuelle avec l’archevêché. L’Église rencontre en effet des résistances au sein d’un grand nombre de sociétés de secours mutuels. Lors de la célébration d’une grande fête regroupant l’ensemble des sociétés de secours mutuels catholiques en 1866, le sulpicien Colin rappelle aux mutualistes l’importance d’ouvrir leurs portes aux prêtres :

Donc, loin d’avoir peur du prêtre, c’est avec lui qu’il vous faut marcher, avec lui qu’il vous faut vivre, pour être bénis du Dieu Tout-Puissant qui vous tient en Sa main. Le prêtre est votre meilleur ami, parce qu’il n’est fait que pour vous représenter Jésus-Christ et pour vous le donner. Ouvrez à deux battants les portes de vos salles, laissez monter Jésus-Christ dans la barque et qu’il pénètre dans vos rangs avec son esprit de douceur, de conciliation, de charité, de justice et de religion ! Vous serez alors aussi certains de votre avenir que vous devez être fiers de votre mission[67].

L’expérience populaire de la mutualité nous rappelle ainsi que l’Église n’a pas eu le monopole des relations communautaires, des services à la population, des valeurs collectives et même de la vie rituelle et symbolique au milieu du xixe siècle. Comme nous l’avons vu, les classes populaires, par le biais de la mutualité, entretiennent l’espoir d’une communauté ouvrière autonome fondée sur l’association démocratique et l’entraide fraternelle. On comprend mieux, dès lors, que si la société paroissiale est devenue si importante à la fin du xixe siècle, c’est en grande partie parce que l’institution religieuse a réussi à marginaliser des projets de solidarité communautaire qui reposaient sur une conception différente du rapport social. Par ailleurs, cette crainte de l’institution religieuse à l’égard de la vie associative populaire témoigne bien des ressources potentielles que la mutualité représentait pour la formation de la classe ouvrière sur des bases que le clergé n’approuvait pas.

« Elles ont pour effet d’organiser, d’enrégimenter et de discipliner le travail »

Les historiens québécois du mouvement ouvrier ont souvent souligné, avec raison, la précarité du syndicalisme ouvrier jusqu’aux années 1880. Par exemple, Jacques Rouillard montre bien que « jusqu’aux années 1880, les syndicats sont encore peu nombreux », que « la plupart des organisations formées avant 1860 ont des périodes d’activités plutôt brèves et des effectifs réduits » et que « les syndicats sont des organisations indépendantes ayant peu de relations entre elles[68] ». En 1867, on compte à peine trois faibles unions internationales qui regroupent respectivement les mouleurs, les cigariers et les typographes. Dans le cas des mouleurs, le syndicat international ne regroupe qu’une douzaine de travailleurs à cette époque[69]. Selon l’explication commune, le développement des organisations syndicales aurait été limité par des lois répressives, ce qui les aurait poussées à se présenter, du moins avant la loi sur les associations ouvrières de 1872, comme des sociétés de secours mutuels[70].

La thèse voulant que les secours mutuels n’aient été qu’un « masque » pour cacher des activités syndicales prohibées ne résiste pas à l’épreuve des faits. D’une part, comme l’a montré Paul Craven, les syndicats ne sont pas illégaux avant l’adoption de la loi de 1872[71]. S’il existe bien une « législation anti-ouvrière », c’est moins le syndicalisme qui est visé que certains comportements attribués aux ouvriers insoumis : vagabondage, agression, intimidation, vols d’outils, alcoolisme, désertion, etc. D’autre part, l’hypothèse que le secours mutuel n’aurait été qu’une couverture pour des activités illicites ne permet pas de comprendre l’importance que leur accordent les classes populaires. Encore en 1889, le second Rapport de la Commission royale sur le travail et le capital note à propos des associations ouvrières que, « pour la plupart de ces organisations, la plus grande partie de leur travail - qu’il s’agisse de s’occuper des malades et des blessés ou d’aider les familles de membres décédés par l’intermédiaire de leurs services d’assurance - consiste en actes de générosité[72] ». En 1930, 46 des 105 syndicats de l’American Federation of Labour ont toujours des caisses mutualistes[73], et cela malgré le développement des caisses patronales dans les grandes entreprises. En donnant à la classe ouvrière les moyens de s’autodiscipliner, en développant une forme fiable et respectueuse d’entraide, en appuyant cette entraide par une importante culture démocratique, et surtout en institutionnalisant des rapports sociaux solidaires dans le temps, la mutualité est le vecteur d’une éthique collectiviste qui transforme profondément les classes populaires au xixe siècle[74].

La mutualité a, du coup, nourri des projets de société plus larges, donnant ainsi une formulation concrète au projet d’une communauté ouvrière autonome. C’est notamment le cas de la Grande association pour la protection des ouvriers du Canada. L’historiographie a accordé, avec raison, une importance fondamentale à Médéric Lanctôt dans l’organisation de cette association en 1867. Avocat de formation, journaliste énergique, Lanctôt est très proche des jeunes libéraux radicaux et de l’Institut canadien. C’est au milieu des années 1860 qu’il conçoit l’idée de la Grande association. Peu favorable à la grève, même s’il la considère parfois nécessaire, Lanctôt reprend des thèmes susceptibles d’être bien accueillis dans les milieux mutualistes : solidarité de métier, bien-être des travailleurs, lutte à l’émigration[75]. Les moyens d’atteindre ces objectifs, c’est-à-dire l’association démocratique et la coopération économique, sont évidemment très bien connus des milieux mutualistes. La « Grande association » connaît un succès foudroyant. L’assemblée de fondation au Champ-de-Mars attire environ 5000 travailleurs le 27 mars 1867. Une semaine plus tard, au Marché Bonsecours, la Constitution de la Grande association est adoptée par une assemblée de 3000 personnes. Au début du mois de juin, une nouvelle manifestation populaire rassemble plus de 10 000 ouvriers au Champ-de-Mars. Deux cent cinquante représentants, recrutés parmi « la classe la plus influente des ouvriers[76] », sont à la tête de cette fédération de corps de métier. Malgré des débuts spectaculaires, la Grande association connaît une fin abrupte, avec la défaite électorale de Lanctôt face à George-Étienne Cartier dans le quartier ouvrier de Montréal-Est en 1867. Lanctôt perd alors ses alliés politiques et une partie importante de ses appuis au sein des classes populaires[77].

Les historiens ont généralement interprété cet écroulement soudain de la Grande association comme le résultat combiné de l’opportunisme politique de Lanctôt et de l’inorganisation de la classe ouvrière. Selon Jacques Rouillard, la Grande association relèverait du mouvement spontané, canalisé par un homme politique habile tourné vers les expériences sociales européennes. La Grande association n’aurait été guère plus qu’une « ébauche de solidarité interprofessionnelle » engendrée par la « transplantation » artificielle d’un modèle social étranger qui n’aurait pas pu trouver, au Québec, un « terreau suffisamment riche[78] ». Cette interprétation ne permet toutefois pas de comprendre le développement spectaculaire de la Grande association. Comment expliquer que, du jour au lendemain, un homme puisse attirer environ 10 000 ouvriers, non syndiqués, sur le Champ-de-Mars ? Il faut savoir que Lanctôt comprend rapidement le poids politique de la classe ouvrière mutualiste. À partir de 1863, il visite les principales sociétés de secours mutuels et s’y fait admettre comme membre[79]. Son journal L’Union nationale se fait un devoir de rappeler les activités de ces sociétés et de les encourager[80]. Ainsi, l’expérience mutualiste a fortement nourri le projet social de Lanctôt :

Grâce aux [sociétés de secours mutuels], l’ouvrier, qui depuis un âge tendre a gagné son pain à la sueur de son front par un travail de douze à quinze heures par jour, est certain qu’il y aura du pain au logis, même lorsqu’il n’y aura pas d’ouvrage ! Même lorsqu’il sera retenu par la maladie ! Même lorsque la mort l’aura enlevé à sa famille ! La tâche à laquelle la sollicitude gouvernementale ou la charité individuelle n’aurait pu suffire, l’association l’a accomplie. L’association a supprimé pour ainsi dire le chômage : quand l’ouvrier n’a pas d’ouvrage son petit capital travaille pour lui dans la caisse de la St. Joseph ou de la St. Pierre, ou d’une ou plusieurs des trente ou quarante autres sociétés qui existent au milieu de nous. […] Il est impossible d’exagérer la somme de bien, de conforts, de garanties contre la misère, sortie de ces associations d’ouvriers. Et que n’ont-ils gagné en dignité et en considération ? Ils sont devenus une force nationale, une armée de bons et solides patriotes, aussi avides de faire le bien de leur pays que le leur propre, et disposé à s’unir pour la défense de leurs droits avec une confiance illimitée dans la force que donne l’association, l’union - la sainte et fraternelle union[81] !

Dans un article publié en mai 1866, Lanctôt évoque toujours « le mouvement qui s’est fait en notre pays, à Montréal surtout, depuis quelques années, pour organiser des sociétés ouvrières de secours mutuels et de bienveillance ». En s’appuyant sur cet associationnisme, Lanctôt veut faire entrer le mouvement ouvrier dans une « nouvelle phase », celle des coopératives de crédit et de travail qui n’existent pas au Québec[82]. Lanctôt mise beaucoup sur la fondation du nouvel Institut des artisans canadiens-français pour prolonger le mouvement associatif ouvrier. Il souligne alors qu’avec « cette persévérance qui caractérise l’ouvrier, l’ouvrier canadien-français surtout, avec ce zèle et ce dévouement qui ont créé tant de belles sociétés de secours mutuels, les ouvriers de Montréal réussiront à fonder une institution qui surpassera encore toutes les autres[83] ». Évidemment, Lanctôt a probablement en tête les expériences coopératives anglaises et européennes, mais il s’inspire également des initiatives des sociétés mutualistes du Port de Québec. En décembre 1865, il écrit à propos d’une initiative de l’Union de protection des charpentiers et calfats de navires de Québec :

Une grande société pour la construction des navires est en voie de formation à Québec. Les beaux profits de cette industrie seront plus équitablement répartis entre les ouvriers. […] Maintenant, qu’est-ce qui empêche la classe ouvrière de Montréal de suivre l’exemple des ouvriers de Québec et de fonder une société de construction de navires, ou autre ? Ne serait-ce pas un moyen sûr de donner du travail à l’ouvrier et de le retenir au pays ? La puissance de l’association est assez connue pour nous donner la certitude qu’en jetant cette suggestion au milieu de la classe ouvrière de Montréal, elle sera attrapée au vol et portera bientôt ses fruits. Avec l’organisation déjà puissante de l’Institut des Artisans canadiens, l’on peut, dès la prochaine réunion, jeter les bases d’une oeuvre dont les bienfaits, pour la classe ouvrière de Montréal et la nationalité française, seraient incalculables[84].

Même si l’Institut ne joue pas le rôle anticipé par Lanctôt[85], il ne fait pas de doute que ce dernier puise largement dans les réseaux mutualistes pour mettre sur pied la Grande association de 1867. On peut comprendre ainsi comment il a réussi à regrouper, en si peu de temps, une association ouvrière de cette ampleur. Cela dit, l’écroulement soudain de la Grande association laisse perplexe. Il est fort possible qu’elle ait été entraînée dans le tourbillon politique entourant les élections de 1867. Quoi qu’il en soit, sa fin abrupte illustre la complexité de la contribution de la mutualité à la formation de la classe ouvrière. Cette contribution doit être replacée dans cette vision du monde qui fait de la mutualité une question de solidarité concrète, dépouillée de la « corruption » de la société libérale moderne. En cela, la « politisation » du mouvement mutualiste, amorcée par Lanctôt, entrait en contradiction avec cet espoir d’une communauté ouvrière autonome. Évidemment, cet espoir était de plus en plus difficile à maintenir avec la montée du capitalisme industriel. Mais dans le contexte des années 1860, cette vision était toujours porteuse de promesses. Le Pays mentionne ainsi comment la mutualité, en disciplinant la classe ouvrière, jouera un rôle important dans la lutte à venir entre le capital et le travail :

Le but philanthropique qui sert de point de départ à toutes ces associations est une considération qui doit déjà nous disposer en leur faveur, et pour cette seule et unique raison elles sont appelées à opérer une vaste somme de bien. Mais, outre cela, elles ont l’effet d’organiser, d’enrégimenter et de discipliner le travail, et elles le mettent aussi en état de pouvoir combattre le capital, chaque fois qu’il tentera d’exploiter avec usure tous ces travailleurs qui forment dans l’édifice social un des plus mâles et un des plus nobles reliefs. Si nous encourageons l’esprit d’association chez ceux qui, tous les jours, remplissent l’humble mais noble devoir de gagner leur subsistance au jour le jour - devoir auquel se trouve plus immédiatement astreint l’artisan - ce n’est pas pour soulever le travail en antagoniste contre le capital ; nous ne prétendons pas que l’attitude de celui-ci à l’heure actuelle fasse voir la nécessité de lui opposer un frein quelconque ; nous voulons seulement dire qu’en ce pays, comme cela s’est déjà vu dans d’autres, le capital finira par tenter l’exploitation indue du travail. Mais alors si le travail est organisé, il pourra sortir victorieux de la lutte ; dans le cas contraire, les injustices les plus criantes lui seront infligées[86].

Après la Confédération, la contribution de la mutualité à la formation de la classe ouvrière est plus discrète. La salle de l’Union Saint-Joseph de Montréal devient néanmoins au fil des ans un important lieu de la sociabilité populaire, accueillant de nombreuses associations de métier. C’est le cas de la Société protectrice des cordonniers de Montréal, de l’Union des peintres, de l’Union des cigariers, de l’Union des cordonniers-monteurs, de l’Union des pressiers, de l’Union des briqueteurs, de l’Association des plombiers, de l’Union typographique Jacques-Cartier, de l’Union des boulangers, de l’Union des manchonniers, de la Fraternité des cordonniers, de l’Union des charpentiers, de l’Union des opérateurs sur machine à bois, du Conseil des métiers et du travail, etc. Ces contacts quotidiens débouchent sur des pratiques d’entraide entre associations. En 1880, l’Union des briqueteurs, qui s’oppose au Grand-Tronc sur la question des salaires, fait de la salle de l’Union Saint-Joseph son quartier général[87]. En 1882, l’Union Saint-Joseph prête gratuitement sa salle aux cordonniers-monteurs et tailleurs de cuir qui sont en grève contre la compagnie J. A. Rolland et la Compagnie Cockrane, Cassils & Co[88]. Les réseaux mutualistes qui se tissent au sein de l’immeuble de l’Union Saint-Joseph permettent visiblement d’élargir certaines solidarités. Encore en 1891, les présidents catholiques des unions de métier sont invités à célébrer la fête patronale de l’Union Saint-Joseph[89]. En 1894, l’Union des charpentiers, qui mène alors une grève très dure, obtient une aide financière de l’Union des cigariers, de l’Union des peintres et de l’Union des tailleurs de pierre. Or, toutes ces sociétés tiennent à ce moment leurs assemblées à l’immeuble de l’Union Saint-Joseph[90].

Mais ces solidarités ne doivent pas faire oublier que la mutualité n’a plus, dans le dernier tiers du xixe siècle, l’importance qu’elle avait autrefois dans l’imaginaire populaire. Selon Bischoff, c’est au tournant des années 1870 que les fonctions syndicales l’emportent progressivement sur les fonctions mutualistes à la Société de bienfaisance des journaliers de navires à Québec[91]. L’historiographie a, en outre, bien montré comment l’arrivée de l’Ordre des Chevaliers du travail dans les années 1870 marque une rupture fondamentale dans l’histoire du mouvement ouvrier[92]. En dépit de ces transformations, de nombreux éléments de continuité sont perceptibles. Ainsi, le premier article de la Déclaration de principe des Chevaliers du travail sonne sans doute bien aux oreilles des mutualistes : « faire de la valeur morale et industrielle – non de la richesse – la vraie mesure de la grandeur des individus et des nations[93] ». En plus de faire la promotion de l’éducation ouvrière et de la coopération, l’Ordre des Chevaliers du travail a rapidement compris l’importance d’offrir des secours mutuels, afin de s’assurer de la fidélité de ses membres[94]. Mais ce qui change, avec cette organisation, c’est que la question sociale prend, dans l’imaginaire populaire, une dimension politique. Alors que les mutualistes ouvriers croyaient qu’elle ne pouvait se régler qu’à l’intérieur de la communauté, les Chevaliers du travail représentent bien cette nouvelle volonté de « politiser » cette question et de la faire désormais relever de l’État-nation. Ainsi, la Déclaration de principes de l’Ordre inclut la création d’un Bureau de la statistique du travail, l’arbitrage entre le capital et le travail, un impôt progressif sur les revenus, la nationalisation des services publics, etc. Face au capitalisme industriel, la volonté mutualiste de refonder la société à partir d’une communauté ouvrière autonome apparaissait tout à coup bien inoffensive…

Conclusion

La mutualité a représenté l’espoir d’une communauté ouvrière autonome au milieu du xixe siècle. Cet espoir n’était pas un réflexe conservateur d’une élite ouvrière face à la montée des nouvelles forces sociales associées à l’industrialisation. Le secours mutuel, en tant que forme moderne de protection sociale, a représenté pour un grand nombre de familles ouvrières, même parmi certains groupes d’ouvriers peu qualifiés, un affranchissement à l’égard de la charité humiliante de l’élite. Mais il y a plus. La mutualité ouvrière n’était pas qu’une simple forme de la prévoyance libérale. Les sociétés de secours mutuels se présentaient comme de véritables familles fictives à l’intérieur desquelles devait s’imposer l’intérêt du collectif sur celui des individus. À cet égard, toutes les activités mutualistes, des services aux membres à la prise de décision démocratique, en passant par l’administration quotidienne des fonds, étaient orientées vers cet objectif de solidarité sociale. La résistance des mutualistes à l’intrusion de l’Église ultramontaine démontre bien, en outre, cette volonté populaire de refonder les liens sociaux à l’intérieur d’une communauté ouvrière démocratique, égalitaire et solidaire.

L’atteinte de l’objectif de solidarité sociale, qui était au coeur de la mutualité ouvrière, n’allait évidemment pas de soi. Elle demandait un effort collectif considérable de la part des classes populaires qui, dans le tumulte de la transition à l’économie de marché, auraient bien pu se contenter du fatalisme de la vie au jour le jour. Cet effort servait donc moins à faire la promotion des valeurs de l’élite qu’à stimuler et renforcer un ethos collectif ouvrier, et ce, à un moment où les faibles associations ouvrières étaient continuellement menacées d’éclatement. C’est pourquoi la mutualité a pu servir de ressources importantes pour le développement d’une conscience de classe même si, en désirant libérer la classe ouvrière du paternalisme des élites, elle a développé une forme de protection sociale favorisant la dépendance de la femme à l’égard de l’homme pourvoyeur.

Finalement, le développement du capitalisme industriel de la fin du xixe siècle a miné l’avenir de la mutualité, du moins telle qu’elle s’était pratiquée au sein des communautés ouvrières. Ce changement ne sonnait pas, pour autant, la fin de la mutualité. Une nouvelle génération de sociétés de secours mutuels se développa à partir des années 1870 sous l’impulsion d’une élite réformatrice bourgeoise[95]. Cette nouvelle mutualité « scientifique » allait dominer complètement le mouvement mutualiste au début du xxe siècle et allait se définir par son recours de plus en plus rigoureux aux règles actuarielles et aux principes d’une gestion bureaucratique. Cette évolution a souvent été présentée comme la marche du progrès technique, la rigueur scientifique se substituant graduellement à une pratique populaire malhabile. On a toutefois négligé le fait que cette réforme a été porteuse d’une transformation fondamentale dans la logique des rapports sociaux qui avait défini, depuis le milieu du xixe siècle, la mutualité. C’est que la nouvelle pratique de l’assurance pouvait bien se passer de la discipline collective interne qui caractérisait la mutualité ouvrière : au lieu de nourrir continuellement les liens de solidarité entre les membres, l’assurance mutualiste liait individuellement chaque membre à une administration centrale[96]. Du coup, il ne s’agissait plus de faire du secours mutuel le fondement d’une culture populaire autonome à l’échelle de la communauté, mais bien de produire de l’assurance pour des clients individuels et anonymes à l’échelle du marché. En devenant une « marchandise » dans le nouveau marché de l’assurance, la protection mutualiste a ainsi été « désencastrée » des objectifs solidaires qu’on retrouvait auparavant dans la première génération d’associations ouvrières. Par un retournement que Karl Polanyi a bien montré sur une plus grande échelle, ce sont les principes du marché, et la logique des rapports sociaux qu’ils impliquent, qui donnaient désormais une cohérence nouvelle à ce qu’on appelait indifféremment la « mutualité scientifique » ou la « mutualité d’affaires ».