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Introduction

À la fin du XIXe siècle, le théâtre canadien-français vit une phase d’expansion sans précédent à Montréal et à Québec. Le critique Jean Béraud qualifie cette période d’âge d’or de notre théâtre. Et Christian Beaucage, qui a étudié la situation à Québec au début du XXe siècle, parle d’une époque « flamboyante » dans la capitale[2]. Chaque ville compte alors au moins une dizaine de salles où se produisent des troupes administrées par des producteurs locaux. La période de référence que nous avons retenue (1893-1914) correspond justement à l’avènement du théâtre professionnel au Québec.

Cet article s’appuie principalement sur une jurisprudence non rapportée et met au jour les pratiques professionnelles d’une scène québécoise en pleine ascension. De nombreux travaux ont été effectués en histoire du théâtre au Québec depuis au moins trois décennies ; citons entre autres ceux d’André G. Bourassa, de Jean-Marc Larrue, de Renée Legris et de Chantal Hébert[3]. Toutefois, il n’existe aucune étude exhaustive sur la gestion des ressources humaines du théâtre. Quelques données fournies principalement par des articles de journaux et des mémoires d’artistes relatent les aléas du métier, surtout en temps de crise ; mais que savons-nous de la vie quotidienne sur la scène et dans les coulisses ?

Les archives judiciaires viennent donc au secours du chercheur, car elles offrent un réservoir très riche de données, avec des pièces à conviction, la transcription des interrogatoires des parties et de leurs témoins et les plaidoiries de leurs procureurs. Nous avons retenu 25 causes, dont 16 à Montréal et 9 à Québec[4].

Le développement remarquable de l’activité théâtrale au Québec correspond à l’ascension d’une nouvelle bourgeoisie canadienne-française. S’affirmant dans le domaine des affaires et de la politique, elle s’engage aussi dans le domaine culturel. La satellisation étroite du spectacle québécois par les grandes sociétés américaines de production soumet la population majoritaire à des formes d’art qui ne correspondent pas à sa culture. Non seulement les trusts américains considèrent-ils le Canada et le Québec comme leur marché intérieur, mais ils s’en servent souvent comme banc d’essai avant de pénétrer de grands marchés comme New York ou Boston. L’opinion publique s’alarme et ces nouveaux acteurs sociaux s’y montrent sensibles. Il faut en quelque sorte « tuer Broadway[5] ». À l’heure où l’exécution de Louis Riel, l’élection du gouvernement du Parti national d’Honoré Mercier et la question des écoles de langue française du Manitoba avivent les tensions ethniques, il faut prouver « la valeur de la race française au reste du Canada », héritière d’une culture prestigieuse, en produisant un théâtre de qualité en français qui éloignera la population des « exhibitions de jambe » et des vulgarités des spectacles de variétés américains[6]. Enfin, avoir sa loge de théâtre offre une vitrine incomparable à cette élite nouvelle, car on va au théâtre pour voir, mais aussi pour être vu, en compagnie d’autres personnages influents de la société et même du corps consulaire.

À partir d’informations compilées pour notre ouvrage sur l’Opéra français de Montréal (OFM)[7], et des lettres patentes de trois établissements à Québec, il est possible de tracer le profil des investisseurs dans la production théâtrale selon leur secteur d’activité (tableau 1). À Montréal, les actionnaires issus du milieu des affaires surclassent nettement les professions libérales, tandis que ces dernières dominent toujours à Québec. Quelques musiciens comme Edmond Hardy à Montréal et Louis-Nazaire Le Vasseur à Québec représentent les professions du domaine des arts. Totalement absents à Québec, les entrepreneurs en construction jouent un rôle important dans la métropole, probablement grâce aux contrats qu’ils obtiennent pour la construction du Monument-National et la réfection des salles existantes.

Nous reconstituons dans un premier temps le contenu des ententes à l’embauche des artistes pour analyser ensuite les situations conflictuelles portées devant les tribunaux. L’article se terminera par l’étude de l’émergence d’un mouvement associatif dans le milieu artistique et la mise en place des premières mesures protectrices votées par l’État québécois en faveur des artistes.

Tableau 1

Répartition des actionnaires de compagnies de théâtre, par secteur d’activité, Montréal (1893-1896) et Québec (1894, 1897, 1910)

Répartition des actionnaires de compagnies de théâtre, par secteur d’activité, Montréal (1893-1896) et Québec (1894, 1897, 1910)
Source : M. Barrière, « Ascension et chute… », loc. cit. 72 ; La compagnie du Théâtre français à Québec, (1894) 26 G.O., 2493 ; La compagnie du Casino de Québec, (1897) 29 G. O., 2103-2104 ; La compagnie du Théâtre national, (1910) 42 G. O., 1302-1303

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Ententes à l’embauche

Avant d’examiner le recrutement des artistes et leurs contrats d’engagement, un regard sur la gestion technico-artistique d’une compagnie théâtrale s’impose. Nous avons choisi les Nouveautés parce que c’est sur cette compagnie que nous possédons le plus de renseignements (figure 1). Établissons d’abord la distinction juridique entre compagnie et troupe. Des investisseurs se forment en compagnie sous la raison sociale de Société anonyme des théâtres (SAT). Personne morale en vertu de lettres patentes, cette société fournit le fonds de roulement de la troupe ; elle réunit le capital-actions, établit le budget et son représentant — ordinairement le président du conseil d’administration — signe le bail du théâtre, les contrats des artistes et se présente devant les tribunaux en cas de litiges. Enfin, elle délègue à la troupe le mandat de « donner des représentations théâtrales[8] ».

Recrutement de l’effectif

Dans la troupe, le directeur artistique devient un personnage clé. Artiste chevronné, souvent un Français déjà installé au Québec, il se rend à Paris, accompagné à l’occasion d’un membre du conseil d’administration, pour engager des acteurs et des chanteurs par l’intermédiaire d’une agence dramatique[9]. Après avoir pris connaissance de l’ensemble des pièces que le théâtre canadien compte monter, l’agence soumet à son client la liste et les dossiers d’artistes susceptibles de les interpréter. Une fois son choix arrêté, le représentant de la compagnie signe un contrat avec « ses » artistes, sous l’oeil vigilant du délégué de la compagnie de louage de services[10].

Figure 1

Organigramme, théâtre des Nouveautés, Montréal, 1902-1903

Organigramme, théâtre des Nouveautés, Montréal, 1902-1903
Source : BAnQ-M, Fonds Collection Société anonyme des théâtres et Compagnie d’opéra comique (P699), Procès-verbal, 7 avril 1902

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Mais pourquoi recruter à l’étranger quand la Compagnie dramatique franco-canadienne, réactivée depuis 1886, produisait des saisons à Montréal et en province ? Troupe mixte formée de comédiens français et belges ainsi que d’amateurs canadiens-français, elle poursuivra ses activités jusqu’à la création des Soirées de famille (1898-1901)[11]. Pourquoi n’en avoir pas tiré profit ? Pour une compagnie comme les Nouveautés, qui privilégiait le grand répertoire français, l’accent et la diction des interprètes québécois laissaient encore à désirer[12].

Contrats de travail et règlements

Un contrat de travail lie l’artiste-interprète à une compagnie théâtrale. L’entente porte sur le salaire, la durée de l’engagement, les congés et l’exclusivité des services, ainsi que sur des règlements dont les prescriptions font partie intégrante du contrat, l’employeur se réservant toutefois le droit d’y ajouter d’autres dispositions en cours d’emploi.

Le salaire mensuel brut de l’artiste varie selon sa catégorie d’emploi et la troupe dont il fait partie (tableau 2)[13]. Comparons les revenus des comédiens des Nouveautés et du Théâtre national français vers 1905 par rapport au salaire mensuel moyen de 83 $ dans le secteur des services au Canada. Si le cachet de la première ingénue dépasse à peine cette moyenne, celui des premiers rôles, du directeur artistique et du régisseur équivaut au double et à plus du triple[14].

Nous possédons peu de renseignements sur les conditions salariales des artistes locaux, à part le témoignage de Juliette Béliveau dans sa biographie et celui de Julien Daoust dans l’affaire qui oppose ce dernier au Théâtre populaire de Québec (TPQ). Selon la comédienne, Belges et Français reçoivent en moyenne 75 $ par semaine, soit le triple de ce que touchent les comédiens canadiens-français. Quant à Daoust, il négocie avec Arthur Drapeau un salaire hebdomadaire de 70 $ pour lui et son épouse Bella Ouellette, tout en percevant un pourcentage des profits à titre de directeur artistique[15]. Les artistes étrangers, ou leurs représentants, abusaient-ils au nom d’un certain prestige pour hausser leurs exigences salariales ? Témoin au procès opposant Eugène Lassalle aux Nouveautés, le comédien et directeur artistique Fernand Dhavrol déclare que si les engagements sont faits par des gens qui ne sont pas du métier, « l’artiste, quel qu’il soit, peut profiter de l’intermédiaire en la matière pour, peut-être, se faire surpayer[16] ».

Tableau 2

Salaire mensuel des artistes, par catégorie d’emploi, Montréal, 1904-1906

Salaire mensuel des artistes, par catégorie d’emploi, Montréal, 1904-1906

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La fréquence de la paie varie d’une troupe ou d’un artiste à l’autre. À l’OFM par exemple, le coryphée Billy (Jean-Baptiste Billouez) doit attendre jusqu’au huitième jour suivant le mois écoulé pour toucher son salaire, tandis que le ténor Louis-Ferdinand Déo encaisse le sien tous les quinze jours. Aux Nouveautés, les artistes sont payés après la dernière représentation du mois. Au salaire de base s’ajoutent des soirées-bénéfices dont jouissent principalement les vedettes, tandis que musiciens, machinistes et autres employés du théâtre profitent d’un bénéfice collectif[17].

Cependant, plusieurs prélèvements grugent ce revenu brut. En premier lieu, l’artiste doit verser une commission de 5 % sur son revenu annuel à l’agence parisienne responsable de son engagement[18]. Une fois au Québec, il voit la compagnie faire diverses retenues dès ses premiers gages. Par exemple, l’employeur récupère en quelques versements égaux le premier mois de salaire versé d’avance pour couvrir certaines dépenses que l’artiste doit engager avant son départ pour le Canada, notamment en achat de costumes et en frais de transport de son domicile à son port d’embarquement. De plus, la compagnie soustrait un pourcentage sur le premier mois de salaire — 25 % aux Nouveautés et cinq jours de salaire à l’Eldorado — pour le lui remettre à la fin de son contrat, mais à la condition que l’artiste l’ait respecté à la lettre et qu’il ait eu une conduite irréprochable.

Les contrats fixent la date du début et de la fin de l’engagement. Toutefois, tous les établissements se réservent le droit de prolonger la saison ordinaire. Dans ce cas, le TNF et les Nouveautés réduisent les traitements du tiers. Et si elle juge opportun de présenter un spectacle durant la Semaine sainte, la compagnie des Nouveautés paiera des salaires réduits de moitié.

Certains services ne donnent lieu à aucune rémunération additionnelle, comme le travail préparatoire, les répétitions ainsi que la participation aux matinées et aux petits concerts qui meublent les entractes à l’occasion[19]. Enfin, l’article 6 du contrat des Nouveautés stipule que les artistes ne reçoivent aucune rémunération pendant les déplacements de la troupe à l’extérieur de Montréal ; de plus, les frais de séjour leur incombent totalement, l’employeur ne payant que le transport[20].

Des dépenses demeurent entièrement à la charge de l’artiste. Ainsi doit-il fournir sa propre garde-robe. Le producteur ne met à sa disposition que les costumes « réputés en magasin ». Les comédiens locaux se plient à la même exigence et se procurent les leurs chez Joseph Ponton, costumier et barbier de Montréal. Deux établissements ont des exigences particulières  : le café-concert Eldorado et le Ouimetoscope[21]. À l’Eldorado, hommes et femmes doivent chanter gantés, les hommes, revêtir un habit noir ou de soirée, et les femmes, changer de toilette tous les jours. Quant aux chanteurs, ils produisent à leurs frais les « petits formats » et les « grands formats orchestrés » de chacune de leurs chansons à la veille de la répétition générale[22].

Les contrats que nous avons trouvés ne précisent pas exactement la durée du travail en heures normales et supplémentaires, mais tous contiennent une description de tâches détaillée[23]. Et la charge de travail est très lourde ! En effet, à un public francophone qui ne se renouvelait pas, il fallait offrir constamment de nouvelles oeuvres pour le fidéliser. Dans la plupart des cas, les artistes ont chaque semaine jusqu’à trois pièces sur le métier, en plus de celle qui est à l’affiche. L’introduction de matinées les astreint à au moins sept représentations par semaine, et jusqu’à douze à l’Eldorado qui en programmait deux par jour. Les contrats ne dressent aucune liste de congés, l’administration profitant plutôt du temps libéré par les jours fériés pour ajouter des matinées[24]. Le jour chômé du dimanche ne s’applique que partiellement aux artistes qui doivent rentrer en répétition le soir même. S’il y a relâche durant la Semaine sainte, ils doivent se rendre au théâtre pour préparer les prochaines pièces[25]. En somme, le comédien québécois Palmieri (Joseph-Sergius Archambault) a bien pu écrire : « Lorsqu’on réalise qu’une seule semaine était donnée aux artistes pour étudier, répéter, préparer la mise en scène d’une pièce en quatre ou cinq actes, on pourrait se croire en pays d’aliénés[26]. »

Les compagnies exigent l’exclusivité des services et la loyauté de l’artiste dans l’exercice de son métier. Trahir cette règle constitue une faute si grave à l’Eldorado que le coupable fait face à des sanctions radicales, comme quinze jours sans salaire et même la résiliation immédiate de son contrat sans aucune indemnité. L’OFM interdit à Billy de chanter à un concert payant, de donner des leçons privées de chant ou de musique, de se livrer à un travail étranger à sa profession sans la permission écrite de la direction et il s’engage à suivre la troupe en tournée. Le salarié doit faire preuve de loyauté et de discrétion envers l’employeur. Il est interdit notamment de divulguer tout renseignement sur une production en préparation, sur son contenu et sur l’atmosphère de travail, qui pourrait nuire à sa publicité. Aux Nouveautés, le salaire et la nature générale de l’engagement de chaque artiste doivent demeurer confidentiels et il est interdit à celui-ci de tenir dans les médias des propos défavorables au producteur en livrant ses impressions et son appréciation sur le spectacle en préparation et sa distribution ainsi que sur l’administration et la direction. Enfin, l’artiste qui annulerait son contrat avant terme perdra toutes les sommes qui lui sont dues, en plus de devoir payer à la compagnie un dédit équivalant à son salaire annuel, sans compter des frais en dommages et intérêts[27].

« Tout service étant impossible sans discipline, les amendes seront sévèrement infligées et rigoureusement retenues[28]. » Le contrat de travail est assorti d’un règlement, par décision unilatérale de l’employeur, afin d’assurer l’application de l’entente. Les règles de la vie quotidienne au théâtre se divisent en quatre points : exécution de la tâche, assiduité et ponctualité, circulation à l’intérieur et à l’extérieur de l’établissement et relations interpersonnelles.

Les interprètes s’engagent à assumer tous les rôles que leur assigne la direction artistique et à interpréter quelques pannes ou rôles de complaisance, c’est-à-dire des rôles qui ne font pas partie de leur emploi habituel[29]. L’Eldorado, « café-concert français », oblige ses chanteurs à se mettre à l’heure de Paris et à prévoir une nouveauté par semaine et moins de trois mois après sa création parisienne. La parfaite maîtrise et le respect du texte sont sévèrement contrôlés. En scène, l’interprète évitera de prononcer des paroles inconvenantes, de faire des gestes déplacés ou de se présenter en état d’ivresse[30]. Aux Nouveautés, tous doivent s’habiller convenablement « tant en ville que sur la scène et à la mode du pays », car leur tenue négligée pourrait nuire à la bonne réputation du théâtre[31].

Sur le plan de l’assiduité et de la ponctualité, l’artiste doit se présenter à l’heure et assister aux réunions, assemblées de répertoire et répétitions. Il demeure entièrement à la disposition du théâtre : il ne peut s’absenter de la ville sans l’autorisation expresse de la direction et doit être présent tous les jours au théâtre, qu’il fasse partie ou non de la distribution[32].

Le personnel ne circule pas librement dans l’établissement. La salle de spectacle lui est interdite pendant une représentation à moins d’une permission spéciale, même s’il achète son billet comme n’importe quel spectateur. Défense encore de demeurer dans les coulisses, sauf pour entrer en scène, et de se présenter au bureau de la direction « sauf pour affaire ». Enfin, l’administration ne badine pas avec le respect de l’autorité : inconduite, injure, outrage ou voies de fait contre le directeur ou ses représentants peuvent entraîner un congédiement pur et simple[33].

Témoignant dans l’affaire Duchamp, qui oppose la direction de l’Eldorado aux Frères Delville, Louis Vérande prétendra que la direction de l’Eldorado ne lui a jamais payé complètement son salaire parce qu’elle lui a infligé trop d’amendes, imméritées selon lui[34]. Seuls le contrat d’engagement et le règlement en 28 articles de l’Eldorado chiffrent en détail les sanctions auxquelles s’exposent les artistes indisciplinés (tableau 3). Les peines pécuniaires varient selon la gravité et la fréquence de la faute. Un retard mineur aux répétitions coûte 0,10 $ et faire du bruit dans les coulisses, 0,40 $. Mais des circonstances aggravantes aux yeux de la direction alourdissent considérablement les peines. Un retard de plus d’une heure prive l’artiste d’une demi-journée de salaire. Modifier le texte, même d’un seul mot, se paie d’une amende maximale de 10 $, mais équivaut à la recette quotidienne de l’établissement si ces changements entraînent sa fermeture. Le règlement défend expressément aux artistes « de faire pénétrer dans les loges, coulisses ou au foyer toute personne étrangère à l’administration, sous peine d’une amende d’un dollar[35] ». Cependant, la direction fait preuve de laxisme quand cela sert ses intérêts. Une chanteuse peut recevoir un admirateur dans les petits salons aménagés à l’étage au-dessus de la scène. Comme l’établissement vend de l’alcool, elle est fortement encouragée à « faire le bouchon », c’est-à-dire à pousser son visiteur à boire, en retour d’une commission de 5 % sur chaque consommation vendue[36].

Tableau 3

Nature des infractions et des sanctions, café-concert Eldorado, Montréal, 1899

Nature des infractions et des sanctions, café-concert Eldorado, Montréal, 1899
Source : BAnQ-M, Fonds de la Cour supérieure, Duchamp c. Boiron, Engagement et Règlements

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L’employeur peut prendre les mesures nécessaires à la bonne marche de son entreprise. Cependant, l’application des dispositions du contrat et des règlements imposés aux artistes laisse présager de sérieux affrontements.

Conflits et résolutions : le contrat en question

Les contrats de travail ne prévoient aucun mécanisme d’arbitrage en cas de litige. Les parties s’adressent donc aux tribunaux civils pour trancher leurs différends. Les poursuites ont trait à des réclamations salariales et à la contestation d’un congédiement.

Réclamations salariales

Une compagnie en banqueroute laisse les artistes, étrangers pour la plupart, dans une situation dramatique. Deux faillites majeures frappent la scène montréalaise, celles de l’OFM en 1895 et des Nouveautés en 1908. Dans les deux cas, elles touchent durement les artistes qu’elles privent de salaire depuis près de six semaines. Dans l’espoir de récupérer leur dû, les salariés peuvent se prévaloir de deux dispositions : demander une saisie-arrêt ou la liquidation de la compagnie[37].

L’OFM fait face à une première crise financière en avril 1895 ; les administrateurs suspendent leurs paiements et mettent la compagnie en liquidation[38]. Le couple Bouit et trois de ses collègues réclament des cachets en souffrance[39]. Cependant, les articles 128 et 129 du Code de procédure civile exigent que la partie qui ne réside pas au Québec verse une caution à la partie adverse pour garantir les frais de justice ; le tribunal suspend alors la procédure jusqu’au versement de la somme fixée et dans un délai prescrit par le tribunal. Mais, à cause de longs délais entre le dépôt de leur plainte et l’audience à la Cour, les demandeurs rentrent tout bonnement en France sans fournir de caution et ils sont donc déboutés[40]. Le 22 avril 1908, un comité formé de comédiens des Nouveautés obtient du juge Charles Pears Davidson de la Cour supérieure la liquidation de la Société anonyme des théâtres. Vingt artistes ne sont pas payés depuis 44 jours et risquent de perdre le défraiement de leur voyage de retour et les 25 % d’un mois de salaire qui devaient leur être remis à la fin de la saison. Le tribunal autorise le liquidateur provisoire à poursuivre les activités du théâtre dont les profits reviendront entièrement aux artistes[41].

L’OFM fait finalement faillite au mois de février 1896 et le liquidateur le déclare notoirement insolvable devant le tribunal. Les chanteurs n’ont reçu aucun salaire depuis 40 jours et refusent de chanter. Un comité de citoyens se forme pour les soutenir financièrement ; il organise des représentations d’opéra au Monument-National et au parc Sohmer dont les bénéfices leur assurent une pension alimentaire à Montréal et leur rapatriement en France[42].

Une seule affaire porte sur la contestation d’un salaire. Alexandre Plante, de Québec, Antonio Langlais, avocat de Chicoutimi, et Joseph Vézina, compositeur de Québec, se forment en société pour créer l’opéra-comique Le fétiche à l’Auditorium de Québec, le 11 mars 1912. Vézina attribue le rôle principal à la soprano québécoise Angéline Giguère. Cependant, la cantatrice dépose une requête à la Cour supérieure le 12 juin suivant pour réclamer le rajustement de son traitement, compte tenu de son statut de vedette. Pour trois représentations, elle refuse 100 $ et un bouquet ; elle exige 225 $ et les 50 $ que lui a coûté la confection de son costume. Comme la troupe se composait principalement d’amateurs, Vézina croyait qu’elle chanterait gratuitement ou pour une somme symbolique. La soprano justifie sa réclamation en soutenant que Le fétiche a fait salle comble et encaissé des profits. Interrogé à ce sujet par Antonin Galipeault, procureur de Giguère, le compositeur répond que l’expérience s’est soldée par un déficit et qu’il n’a pu évaluer le taux d’occupation des salles puisqu’il dirigeait l’orchestre le dos tourné… Enfin, la défenderesse fait valoir que la plaignante n’a pas droit à ces sommes puisqu’elle n’a pas signé de contrat en bonne et due forme. Le tribunal tranche en faveur de la chanteuse et condamne Vézina et ses associés à lui verser 175 $ avec dépens[43].

Congédiements contestés

Les juristes comparent la perte d’un emploi à la peine capitale. C’est pourquoi certains artistes se présentent au travail même après la signification de leur renvoi et se disent disposés à reprendre du service[44]. Ester en justice coûte cher, car la procédure implique des frais importants, dont les honoraires d’un avocat. De plus, une décision défavorable peut endetter sérieusement le travailleur, comme nous le verrons plus loin.

Il existe deux types de congédiement. Le premier a trait à des motifs de nature disciplinaire et le second, à des motifs de nature administrative. Des écarts de conduite, des conflits d’intérêts et de personnalités, la déloyauté et l’insubordination d’un salarié constituent les principaux manquements d’ordre disciplinaire ; mais la direction invoque fréquemment plusieurs de ces motifs à la fois. L’incompétence ou l’incapacité physique ou mentale à remplir une tâche sont d’ordre administratif.

Motifs de nature disciplinaire

Dans un milieu où les passions s’exacerbent facilement et les rivalités s’expriment ouvertement, les tensions interpersonnelles trouvent un terreau fertile. Les écarts de conduite sont souvent attribuables à des conflits de personnalités entre collègues ou avec des tiers. L’affrontement opposant trois choristes de l’OFM en est un cas type. Le 17 décembre 1894, Billy et son épouse Anna Aimée Van Doele en viennent aux coups avec leur collègue canadienne-française Germaine Duvernay (Virginie Cadieux), au cours d’une conversation entre cette dernière et le régisseur adjoint Desfassiaux qui la consulte sur des expressions typiques du pays afin de les insérer dans un spectacle. Mme Van Doele en prend ombrage sous prétexte que Duvernay n’y connaît rien et la traite de « femme de maison [publique] ». Les dames se crêpent le chignon tandis que le mari lève la main sur sa collègue montréalaise. Edmond Hardy, directeur artistique de la troupe, congédie immédiatement les époux Billy tandis que Germaine Duvernay dépose une plainte contre eux à la Cour de circuit ; plainte qui se règle à l’amiable quand Mme Van Doele retire ses injures dans un billet daté du 26 décembre. Hardy rengage aussitôt le couple, tout en l’avertissant qu’il le congédiera à la moindre récidive[45].

Cependant, l’affaire rebondit quand Billy intente une action en dommages et intérêts de 2000 $ contre La Presse, qui avait publié quelques entrefilets sur l’incident du 17 décembre. Les plaignants prétendent que le journal fait tort à leur réputation et qu’ils auront du mal à obtenir des contrats dans les agences dramatiques au Canada et même en France où le journal montréalais circule passablement, selon eux. Le juge Charles Joseph Doherty accueille leur requête ; ces incidents relèvent selon lui de la vie privée du couple, donc le défendeur ne devait pas les publier. Toutefois, comme les faits ont été prouvés, il réduit les dommages à 100 $[46].

L’employé qui place ses intérêts avant ceux de son employeur est coupable de déloyauté. Ainsi, Jean-Marie Bourque, du TPQ, congédie Célina Nozière et Pierre Delbé, en les accusant en particulier de former en cachette avec d’autres camarades une nouvelle troupe qui irait s’installer au théâtre des Variétés, concurrençant et compromettant ainsi le succès de son établissement[47].

À Montréal, l’affaire Duchamp oppose la direction de l’Eldorado aux Frères Delville, duo « excentrique » formé de Charles (Célestin) Duchamp et Fleury Tamet. Copropriétaire du café-concert avec François-Xavier Bilodeau et responsable de sa gestion artistique, Alexandre Boiron les congédie en invoquant à peu près tous les motifs disciplinaires possibles. Toutefois, ce n’est qu’après avoir lu l’article « Les artistes lyriques au Canada », paru dans le Nouveau Journal de Paris dont Duchamp est le correspondant au Canada, que Boiron congédie les deux fantaisistes. L’auteur y qualifie l’Eldorado de « sale boîte » et de « boîte infecte », qui impose des conditions inhumaines à ses artistes[48]. Duchamp faisait ainsi preuve de déloyauté en publiant des remarques négatives qui attaquaient la réputation de son employeur. Ce dernier juge le texte diffamatoire et craint que le brûlot de Duchamp nuise au recrutement d’artistes français dont son établissement a absolument besoin. L’argumentation de la défense ne convainc pas le juge Joseph-Alphonse Ouimet, qui condamne Boiron et sa compagnie à verser aux artistes 291 $ de dommages. Pour le juge, c’est l’article du journal qui a été la cause et le motif déterminant de leur renvoi et non leur refus de remplir leurs obligations contractuelles. Cependant, la Cour de révision infirme ce jugement, tout en ordonnant que chaque partie assume ses propres frais d’enquête pour les deux procès au lieu de les imposer entièrement à la partie perdante[49].

Un employé doit réserver à l’employeur la totalité de sa disponibilité professionnelle et de ses compétences. Or, la requête en injonction interlocutoire déposée par les Nouveautés contre Fred Lombard, Francine Vasse et Marcel Neuillet porte sur la place publique une disposition particulièrement sévère prévue à l’article 43 de leur contrat :

L’artiste […] s’engage, sous peine du dédit stipulé à l’article 44, à ne pas signer d’engagement ou jouer pour un autre théâtre, salle de concert, spectacle ou autre au Canada, que celui ou ceux contrôlés par la Société anonyme des théâtres et ce, pendant une année qui suivra la fin de son engagement.

Embauchés pour la saison 1904-1905, les trois comédiens s’inquiétaient de leur avenir, car ils ignoraient encore deux mois avant son terme si leur engagement serait renouvelé pour la saison suivante. Le 31 mars 1905, Fernand Dhavrol, directeur artistique du TNF, leur fait signer un contrat provisoire dont ils pourront se dégager sans pénalité si les Nouveautés reconduisaient leur emploi ou s’ils trouvaient du travail en France. Mais aucune offre ne leur est faite et ils passent un contrat en bonne et due forme avec le TNF en août 1905. À la fois procureur de l’employeur et administrateur du théâtre, Zénon Fontaine justifie cette fameuse clause en faisant valoir que le passage de ces comédiens au National risquait de lui faire perdre une partie de sa clientèle aux Nouveautés qui s’était attachée à eux. Le juge Joseph-Émery Robidoux refuse d’accorder une injonction interlocutoire à la compagnie, parce qu’elle pouvait se faire justice à elle-même sans passer par le tribunal en réclamant aux trois comédiens en guise de dommages le dédit prévu à l’article 44. Par contre, le magistrat qualifie de « contraire aux bonnes moeurs et à l’ordre public » cette période d’un an d’exclusivité même après la fin d’un engagement puisqu’elle empêche un comédien de gagner sa vie et prive le public de ses talents pendant une année entière[50].

L’affaire Ouimet présente un grand intérêt puisqu’elle soulève la question de la délégation d’autorité. Marcel Fleury, nom de scène de Jules Fleur, arrive à Montréal en 1906 pour remplir un engagement aux Nouveautés ; mais, comme tous ses camarades, il perd son emploi en avril 1908. Paul Marcel l’engage au Théâtre français, puis le recommande au Ouimetoscope. Pris d’abord à l’essai, Fleury donne un tour de chant et récite quelques monologues entre deux projections. Très satisfait de ses services, Ouimet lui octroie un contrat jusqu’en mai 1909 et porte son salaire hebdomadaire de 25 $ à 30 $. Toutefois, le 14 décembre 1908, le chanteur reçoit un avis l’informant que l’employeur met fin à son engagement à partir du 26 du même mois.

Excédé par les tentatives de Fleury pour reprendre son emploi, Ouimet intente en Cour supérieure une action en dommages de 1000 $ contre lui et demande la résiliation de son contrat par le tribunal. Invoquant des motifs disciplinaires, le propriétaire du Ouimetoscope accuse Fleury d’avoir interprété à plusieurs reprises des chansons immorales pouvant heurter les sentiments religieux et moraux de la population. L’une d’elles, La bosse ou Changement à vue, aurait fait fuir une bonne partie de la clientèle composée principalement de dames, de jeunes filles et, en matinée, d’élèves des collèges de la région montréalaise[51]. De plus, en dépit des exigences de la direction, le chanteur n’aurait pas toujours soumis ses textes à la censure préalable de Raoul Collet, éditeur du magazine Montréal qui chante, et, faisant fi des avertissements de son employeur, aurait persisté en interprétant Les pianistes, pièce tout aussi immorale. Fleury objecte qu’il a parfois présenté ses textes à Collet ou à Léon May, qu’il les avait souvent corrigés lui-même et qu’il avait obéi aux consignes de son patron.

Le juge Pierre-Eugène Lafontaine, de la Cour supérieure, déboute Ouimet et conclut qu’en mettant fin unilatéralement au contrat de Fleury, il s’était fait justice à lui-même et n’avait pas besoin d’en réclamer la résiliation au tribunal. Il aurait dû attendre que le chanteur lui-même le poursuive pour faire valoir son point de vue. Le juge estime également que Ouimet n’a pas présenté « des motifs sérieux et des manquements graves » justifiant le congédiement ; il n’a pu prouver l’incompétence, l’insubordination et le recours à l’insulte de Fleury. Quant à l’immoralité du répertoire du défendeur, elle ne repose que sur La bosse, chanson triviale et vulgaire, mais non immorale : « […] la chanson comique d’un établissement populaire est naturellement d’un caractère assez peu élevé, et le rire comique par sa nature s’obtient le plus souvent aux dépens des personnes et des choses et implique, par là même, une légèreté plus ou moins grave[52]… ». Ouimet seul est responsable puisqu’il avait réclamé des chansons comiques au défendeur qui s’est tout bonnement exécuté. Enfin, comme il avait attendu une semaine après les faits pour mettre fin au contrat, le juge conclut que la présence de Fleury au théâtre était encore tolérable.

Ouimet se pourvoit en appel devant la Cour du banc du roi qui infirme le jugement de la Cour supérieure[53]. Le juge Henry George Carroll rend l’arrêt, les juges Louis-Philippe Demers et Joseph Lavergne étant dissidents. Fleury avait plaidé pour sa défense que la clause 4 de son contrat ne mentionnait pas le motif qui avait provoqué son renvoi. Le tribunal estime au contraire que le chanteur a violé l’esprit de son contrat en profitant de l’absence de son patron pour continuer à interpréter une autre chanson « inconvenante », Les pianistes, sans la soumettre préalablement à Raoul Collet et que la baisse de la clientèle résulte de sa conduite. Toutefois, la Cour réduit à 10 $ la réclamation de Ouimet, qui n’a pu préciser le montant de ses dommages et qui a négligé la surveillance active de son établissement en ne déléguant pas son autorité lorsqu’il s’absentait pendant plusieurs semaines pour aller acheter ses « vues » à New York. Le montant des dommages paraît minime, mais la Cour alourdit la dette de Fleury de 824 $ en le chargeant des frais des deux cours. L’artiste, qui demeurera parfois plusieurs mois sans emploi et recevra la plupart du temps un cachet inférieur à celui du Ouimetoscope, n’aura d’autre choix que de se mettre sous la protection de la loi sur la saisie des salaires, mieux connue sous le nom de loi Lacombe, qui lui permettra de rembourser Ouimet de façon progressive sans devoir subir la saisie-arrêt[54].

Le juge Joseph Lavergne, dissident, aurait plutôt confirmé le jugement de première instance et renvoyé l’appel avec dépens au propriétaire du Ouimetoscope. En effet, il ressort des témoignages que ce dernier néglige sérieusement ses responsabilités d’employeur. Il ne délègue son autorité à personne durant ses longues absences, il ignore à peu près tout du contenu des spectacles de son théâtre et il n’assiste pas aux représentations la moitié du temps. Quant à l’immoralité des chansons, comment pouvait-il en juger puisqu’il n’en connaissait pas les paroles et ne pouvait citer d’autres titres répréhensibles chantés par Fleury ? Lavergne qualifie Les pianistes de chanson anodine et La bosse, de vulgaire et tout au plus inconvenante pour le public qui fréquente l’endroit ; il comprend encore moins le geste de l’employeur puisque le texte circulait dans la salle depuis quelques semaines et que la chanson était tolérée dans d’autres théâtres à Montréal[55].

Motifs de nature administrative

Des compagnies invoqueront l’incompétence ou l’incapacité physique ou mentale pour congédier un interprète qui refuse un rôle ou qui se révèle inapte à remplir correctement son engagement.

Les affaires Jarrié et Lassalle portent sur le premier motif. Engagée comme dugazon dans la troupe d’opéra français de la salle Jacques-Cartier à Québec, le 12 mai 1903, Marguerite Jarrié ne veut pas chanter Violetta (La traviata) ni Juliette (Roméo et Juliette), rôles écrits pour « une chanteuse légère », prétextant que le répertoire d’une dugazon correspond plutôt à celui d’une mezzo-soprano. Le directeur artistique, Louis Bertin, estime qu’elle l’a trompé sur ses capacités, d’autant plus qu’elle s’était engagée par contrat à tenir ces deux rôles. Il la tient responsable du licenciement prématuré de sa troupe et refuse de lui payer les deux semaines encore prévues à son contrat[56].

La SAT congédie Eugène Lassalle pour le même motif. Le théâtre des Nouveautés avait engagé ce dernier à Paris, le 14 août 1906, pour trois mois à partir du 3 septembre, mais il prolonge l’entente jusqu’au 2 mai 1907. Or, à la suite de la condamnation par l’archevêché de La rafale d’Henry Bernstein, la direction met fin aux représentations après la première pour préparer en catastrophe une reprise de La Tosca de Victorien Sardou. On destine à Lassalle le rôle principal du baron Scarpia, qu’il refuse parce qu’il ne le connaît pas. L’acteur propose comme alternative ou d’incarner immédiatement le marquis Attavanti, personnage secondaire qu’il avait interprété auparavant par complaisance, ou un délai de quinze jours pour lui permettre de maîtriser Scarpia. Mais, le 6 avril 1907, la direction résilie son contrat, ce que le comédien conteste en Cour supérieure. La partie patronale brandit en preuve l’article 10 de son contrat : « L’artiste qui, trompant la direction, s’engagerait avec un répertoire de rôles qu’il ne serait pas prêt à jouer encourait la résiliation immédiate de son engagement […] » Lassalle l’avait donc trompée, d’autant plus qu’il aurait prétendu dans une conversation privée que le rôle de Scarpia « était de son emploi ». Le juge John Joseph Curran déboute le comédien, car il estime que le contrat fait loi entre les parties et que la défenderesse avait le droit de se plaindre, vu que le demandeur lui avait menti sur ses capacités.

Toutefois, la Cour de révision infirme cette décision. Le juge Siméon Pagnuelo interprète d’abord le sens à donner à « être de son emploi ». Cela signifie-t-il que l’acteur doit connaître chaque rôle de son répertoire ou que cet emploi pourrait correspondre à ses talents et à « sa position parmi les acteurs » ? Le magistrat opte pour la seconde explication : lorsqu’il indique qu’une pièce fait partie de son répertoire, un comédien ne prétend pas en posséder tous les personnages. De plus, le juge relève un autre article du contrat qui spécifie bien que « Monsieur Lassalle aurait quinze jours pour apprendre un rôle en dehors de son répertoire. Si l’artiste ne peut avoir quinze jours pour l’étude d’un rôle, il est bien entendu qu’on lui accordera deux semaines de repos. » La direction des Nouveautés avait aussi plaidé que, son salaire mensuel de 360 $ étant assez élevé, Lassalle ne devait jouer que les grands premiers rôles comme Scarpia. Mais des témoins de la défense avaient cependant déclaré que leur collègue avait rempli plusieurs rôles de « complaisance », c’est-à-dire de deuxième et de troisième plans. Le juge John Sprot Archibald, dissident, mais uniquement sur le montant de l’indemnité à accorder, croit que ce congédiement trahit l’intention cachée des Nouveautés de s’épargner le paiement d’un mois de salaire et des frais du voyage de retour en France au moment où l’activité théâtrale baisse à la fin de la saison et devient peu profitable[57].

Le tribunal entendra une affaire de congédiement pour incapacité temporaire à remplir un emploi. En août 1895, l’OFM engage Louis-Ferdinand Déo à Paris comme premier ténor léger, ténor d’opéra français et du répertoire étranger chanté en version française. Or, le chanteur repousse sans cesse ses débuts prévus pour le 3 octobre, prétextant qu’il est indisposé par le climat et par le trac que lui cause un auditoire étranger. Entre le 3 octobre et le 9 novembre, il ne chante que sept fois, alors qu’un premier ténor pouvait s’exécuter à l’époque jusqu’à seize fois par mois. Puis, l’OFM ne lui confie aucun rôle à partir du 10 novembre, malgré les supplications du ténor qui se dit maintenant prêt à reprendre le collier. Excédé par le mutisme de la direction, il poursuit la compagnie en Cour supérieure, le 18 février 1896.

Dans son plaidoyer, l’administration l’accuse d’abord de l’avoir trompée sur sa capacité à défendre les rôles qu’elle lui avait proposés à Paris. Elle prétend aussi qu’il a éloigné le public du théâtre par son rendement insatisfaisant et que les dommages qu’elle a subis annulent les compensations que le chanteur pourrait exiger. Parmi les témoins, Henri Roullaud, critique au quotidien Le Monde, soutient que l’OFM n’a pas donné au chanteur la chance de se produire avec tous ses moyens. Louis Vérard, également ténor dans la troupe, déclare que la direction a causé un préjudice sérieux à son collègue auprès des agences dramatiques qui s’interrogeront sur les causes de ce sous-emploi et qui hésiteront à le recommander à d’éventuels employeurs. Le juge Charles-Chamilly de Lorimier tranche en faveur de Déo qui, selon lui, a pu prouver lors de son engagement qu’il possédait les qualités requises pour remplir ses rôles et qu’il s’était toujours montré prêt à le faire après le 10 novembre. Le tribunal annule le contrat et condamne la compagnie à lui verser 1375 $, somme couvrant les 103 $ de salaire impayé et le dédit équivalant à son salaire annuel. Cependant, comme la Société du théâtre français est en pleine liquidation et sans argent, elle lui propose de renoncer à ses dommages contre deux billets de retour en France, d’une valeur de 60 $, pour lui et son épouse, ce qu’il accepte[58] !

Les tribunaux balisent donc les premières relations de travail dans le domaine du théâtre. Les juges s’en tiennent au respect strict des contrats et à la responsabilité fondée sur la faute prouvée[59]. Dans les décisions rendues, même défavorables aux artistes, les magistrats condamnent la conduite de directions peu scrupuleuses et protègent minimalement leur personnel contre leurs abus de pouvoir.

Sociabilité artistique et petits pas de l’État

La vie d’artiste au Québec n’est donc pas une sinécure au tournant du XIXe et du XXe siècle. Le congédiement pour la moindre raison, le non-renouvellement d’un contrat et l’inexistence d’un filet de protection sociale le plongent dans l’incertitude. L’artiste risque la rupture de son engagement s’il souffre d’une maladie chronique ou s’il s’absente pendant huit jours pleins. Il en va de même pour toute grossesse non déclarée, même légitime. La direction de l’Eldorado détermine à quel moment l’artiste enceinte doit se retirer de la scène « pour une question de convenance vis-à-vis le [sic] public », et ce, sans salaire ni indemnité. Rien ne protège l’artiste contre le risque professionnel : l’Eldorado se déclare ouvertement irresponsable des accidents qui peuvent survenir sur la scène ou ailleurs dans l’établissement, ou encore des dommages causés à la garde-robe de l’artiste dans le cadre de son travail[60].

Mouvement associatif

Le militantisme syndical gagne de plus en plus la classe ouvrière au Québec à cette époque. Les travailleurs prennent peu à peu conscience de leur situation sociale et de la nécessité d’agir collectivement sur la société[61].

Les travailleurs de la scène ne forment pas un groupe social cohérent. Bien que la majorité d’entre eux ait été recrutée par l’intermédiaire d’une même agence de placement, chacun signe un contrat individuel avec les compagnies théâtrales, ce qui confère au signataire un quasi-statut de travailleur autonome. Dans un milieu où règnent le vedettariat et la rivalité entre collègues et où chacun veut améliorer son statut, l’esprit de corps n’existe pas toujours. Toutefois, la succession des faillites et la durée imprévisible des entreprises agissent progressivement comme éléments fédérateurs.

Un premier mouvement associatif émerge chez les musiciens et les techniciens de théâtre. Au printemps 1895 se forme l’Union des musiciens de Montréal qui se réunit deux fois par mois et dont Jacques Vanpoucke, clarinettiste belge au parc Sohmer et à l’OFM, aurait été le président ; mais cette société semble avoir fait long feu. Trois ans plus tard, Edmond Hardy, musicien avantageusement connu à Montréal, est élu président de la Société bienveillante des musiciens de Montréal (SBMM). Les objectifs sont ceux d’une société de secours mutuel qui propose à ses membres de s’unir « pour […] soulager les souffrances dans les maladies, l’infortune, et à la mort, en payant certains bénéfices[62] ». Le 29 janvier 1895, les techniciens de scène, corps de métier ancien à Montréal, s’enregistrent sous le nom de The Theatrical Mechanics’ Association of Montreal (TMAM) qui, comme la SBMM, affiche un caractère mutualiste, mais se donne d’autres objectifs. Peut être membre de la TMAM toute personne exerçant une profession ou un métier reliés au théâtre, tandis que la SBMM n’accueille que des musiciens jouissant d’une bonne santé, ayant de bonnes moeurs et occupant une bonne position sociale. La TMAM veut devenir l’unité de négociation des conditions de travail dans tout le réseau théâtral de la métropole et représenter ses membres devant les tribunaux dans le cas de poursuites les opposant aux employeurs. Elle n’écarte pas la grève comme moyen de pression. La SBMM au contraire veut « éviter toutes questions de nature sectaire ou politique ou toute controverse au sujet des salaires ou griefs entre patron et employé[63] ». Cependant, les deux associations s’affilient bientôt à des centrales états-uniennes, la SBMM à l’American Federation of Musicians (AFM) dès 1905, sous le nom de Musicians’ Protective Union of Montreal, et la TMAM, à l’International Stage Employees’ Association en 1912[64].

Le désastre des Nouveautés fait réagir chanteurs et comédiens. L’un d’eux, Gaston Mauger, membre du Syndicat des artistes dramatiques de Paris, communique au journal officiel du syndicat, Le Progrès Théâtral, des informations sur la crise à Montréal, qui fait le sujet d’un article en août 1908. Et un avis en première page met la troupe montréalaise « à l’index », en même temps que L’Ambigu et Ba-Ta-Clan de Paris, avec cette mise en garde : « Les adhérents qui, malgré cet avis, signeraient avec ces directeurs et auraient des difficultés dans le cours de leur engagement, sont prévenus qu’ils n’auraient pas à compter sur l’appui du Syndicat[65]. »

Les choses en restent là jusqu’en 1911. Avec la prolifération des salles de cinéma et des cafés-concerts, les artistes français demeurent plus longtemps au Québec avant de regagner l’Europe. Des spectacles hybrides comprenant des projections de films entrecoupées de tours de chant, de monologues ou de récitations leur procurent plus de contrats, sans compter la multiplication des tournées à l’extérieur de Montréal et de Québec. Ils créent l’Association amicale des artistes lyriques et dramatiques de Montréal sous l’impulsion du comédien Claude Fréjust (Vallier), dont plusieurs artistes locaux font également partie. L’association se finance par des soirées-bénéfices et reçoit un généreux don d’Ernest Hess, importateur et entrepreneur. Trésorier de l’organisation, Fleury Delville se montre optimiste : l’harmonie règne entre les membres, les coffres sont pleins et un fonds de secours a été constitué. Toutefois, cette première tentative d’unir acteurs et chanteurs demeure vaine, selon Jean Béraud[66].

Une législation minimale

Le Code civil du Bas-Canada encadrait les rapports entre employeurs et salariés de certains corps de métier, comme les travailleurs manuels des compagnies de chemin de fer et les domestiques et les serviteurs. Dans une procédure de faillite, leurs gages s’inscrivaient dans les créances privilégiées. En 1909, le gouvernement du Québec adopte la loi sur les accidents du travail qui couvre essentiellement les travailleurs manuels de diverses industries et les travailleurs exposés à des matières dangereuses[67]. Tout comme la France, le Québec considère le métier d’artiste comme une profession libérale, ce qui explique son exclusion de ces mesures législatives[68].

Toutefois, l’État adopte deux mesures touchant les comédiens et les chanteurs. En 1903, le député montréalais Georges-Albini Lacombe parraine la Loi modifiant la loi des maîtres et des serviteurs, qui modifie l’article 5622 du Code civil en l’appliquant désormais aux artistes lyriques et dramatiques de la ville de Montréal engagés à la journée, à la semaine, au mois ou à la saison. La loi rend passible d’une amende ne dépassant pas 20 $ un directeur de théâtre qui ferait preuve de cruauté ou qui infligerait de mauvais traitements à son employé, ou qui ne lui fournirait pas d’aliments ou de nourriture saine en quantité suffisante[69].

La seconde mesure s’insère dans la loi qui réduit de 60 à 58 heures la semaine de travail des femmes et des enfants dans l’industrie du textile. En effet, l’article 1 modifie l’article 3835 des Statuts refondus de 1909 pour y assujettir les artistes en herbe qui montent de plus en plus jeunes sur les planches. Il est désormais défendu à tout directeur ou gérant de théâtre ou de salle de vues animées de faire chanter, ou encore de laisser jouer et chanter des enfants de moins de 15 ans, exception faite des maisons d’enseignement et des représentations de charité. Le Star s’apitoie sur tous ces petits danseurs et chanteurs qui, selon le journal, travaillent dans des salles de cinéma de bas étage, mal aérées et à l’atmosphère fétide ; ils sont astreints à des prestations qui durent de 40 à 50 minutes tout en pouvant assister à des projections cinématographiques immorales ; enfin, leur journée de travail durerait dix heures et sept jours par semaine[70].

Conclusion

À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, le Québec observe l’émergence d’une nouvelle profession, celle d’artiste de la scène, parallèlement au développement et à la consolidation du théâtre francophone. La démarche se déroule dans des conditions difficiles, particulièrement pour un effectif venant largement de l’étranger et exposé à l’instabilité, à la précarité et à l’arbitraire du producteur dans l’exécution des contrats. La semaine de travail au théâtre paraît aussi exigeante qu’à l’usine en ce qui concerne la charge de travail et les horaires. Toutefois, le comédien et le chanteur évoluent dans un climat moins déshumanisant et dans une activité qui correspond à leurs aspirations. Ils entretiennent en plus des liens de sociabilité avec des acteurs sociaux importants — hommes politiques, juristes, hommes d’affaires — qui les assistent dans certains conflits et dans l’élaboration et le financement de projets.

Sur le plan des relations de travail, les jugements que nous avons relevés constituent un premier recueil de jurisprudence dans un nouveau domaine d’activités. Une lente gestation d’un demi-siècle s’amorce sur le plan associatif avant d’aboutir à la création de l’Union des artistes en 1938. Désormais, directeurs et interprètes se conforment à une procédure de griefs qui permet de régler toute mésentente résultant de l’application de la convention[71].

La prédominance soutenue d’un effectif franco-belge au sein des troupes semblait une dépendance agaçante à l’égard de l’Hexagone. S’il est vrai qu’une certaine condescendance a créé à l’occasion des tensions entre locaux et étrangers, cette cohabitation procurera toutefois à l’activité théâtrale québécoise un savoir-faire dans le processus du spectacle vivant, en particulier la gestion technico-économique (production) ou technico-esthétique (direction artistique et interprétation). Un théâtre québécois à l’époque importe donc un système français de gestion.

La mixité grandissante des troupes fera passer les interprètes québécois d’amateurs à professionnels et établira une masse critique d’artistes canadiens-français rompus aux affaires du théâtre. En dépit d’avatars, certains Français et Belges prolongeront leur séjour au Québec ou s’y installeront définitivement. En effet, dans ce pays neuf où tout était à faire, ils pouvaient se tailler un avenir de premier plan que ne leur réservait pas nécessairement la France, où un marché parisien saturé les forçait souvent à se rabattre sur les beuglants de province ou les théâtres des colonies. Eugène Lassalle l’avait bien compris. Il n’attend pas l’arrêt de la Cour du banc du roi — qui annule pourtant son congédiement le 25 avril 1908 — pour choisir le Québec : il ouvre son école d’élocution et de diction à Montréal dès le 5 octobre 1907.