Comptes rendus

Bédard, Éric et Xavier Gélinas, Chroniques politiques de René Lévesque, tome 1 : les années 1966-1970 (Montréal, Hurtubise, 2014), 756 p.[Notice]

  • Daniel Poitras

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  • Daniel Poitras
    Laboratoire Printemps, CNRS/Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

Le titre Chroniques politiques ne dit pas tout sur ces centaines d’éditoriaux écrits par René Lévesque et réunis en un gros volume. C’est que le journaliste-politicien ne fait pas de la petite politique et encore moins une chronique parlementaire. Le lecteur est rapidement happé par cette combinaison de vulgarisation dépaysante et de familiarité trompeuse qui est le secret de la plume – ô combien colorée – de Lévesque. À une époque où la langue de bois éclate en morceaux, il multiplie les saillies et les satires, comme à propos du Parti libéral, « rendez-vous d’opportunistes » à « l’appétit dévergondé du pouvoir » et dont la « suffisance donne une allure comique de propriétaires » (p. 606). Mais si le tribun ne fait pas dans la dentelle, on sent le souffle de l’Histoire (la grande et la petite) traverser tout le livre. Le Québec est passé aux cribles à l’aune de son histoire, de ses lourdeurs et de sa récente inscription dans le monde. Lévesque épie les mutations mondiales et y cherche le sens et les conséquences pour le Québec. Son érudition est impressionnante, tout comme sa capacité à canaliser les attentes et à anticiper les culs-de-sac de son temps. Éric Bédard et Xavier Gélinas, les directeurs, ont fait un travail impeccable pour ajouter, sans lourdeur, des notes informatives tout à fait appropriées, faisant de ce recueil d’éditoriaux un véritable livre d’histoire, à la fois témoignage sur le vif et source d’informations. Quelques-uns des enjeux abordés par Lévesque ont vieilli, bien sûr, comme les nombreux débats autour de l’assurance-maladie ou les conflits syndicaux de l’époque, mais la plupart des billets ont encore un vif écho aujourd’hui. Ce qui m’a frappé dans ces éditoriaux, c’est la préoccupation constante de Lévesque à l’égard du progrès du Québec et de sa maturation. Resterons-nous des « demi-civilisés » ? (p. 102) demande-t-il à tout bout de champ. On s’attendrait à trouver des plaidoyers sur la différence culturelle du Québec, sur son identité, mais c’est bien le problème économique – particulièrement pour les années 1966-1967 – qui est mis de l’avant, « le plus fondamental », celui sur lequel les rêves « se brisent trop souvent » (p. 123). Question de date, bien sûr : Lévesque participe à fond à cet horizon d’attente prométhéen incarné et légitimé par les prouesses de la Révolution tranquille dont il a été un artisan. En relisant ces articles, on se trouve de plain-pied dans un des paradoxes les plus intrigants de la fin des sixties : comment combiner la folle accélération du temps et sa maîtrise par l’action politique ? Lévesque multiplie les oxymorons pour résoudre et parfois exorciser ce paradoxe. Mais cette « course terriblement lente » du Québec sur le chemin du progrès – à moins qu’il ne s’agisse d’un « sommeil tranquille » ? (p. 265) – semble à tout moment sur le point de verser tour à tour dans l’utopie ou la dystopie. C’est que Lévesque est aussi vigile de la survivance positive : la dénatalité, l’assimilation massive des immigrants à l’anglais, l’américanisation des médias québécois, la privatisation, l’inquiètent. Parfois, soupire-t-il, ça sent « le suicide collectif à plein nez » (p. 264). Toujours à l’affût des associations entre des thèmes éloignés pour mieux cerner le Québec, Lévesque ne lésine pas sur les rapprochements, puisant volontiers dans les thèmes de la décolonisation et de la contre-culture. La détestation de soi dont parlait Malcom X à propos des Noirs aux États-Unis n’évoque-t-elle pas celle des Québécois, ces Nègres blancs d’Amérique (p. 329) ? Mais si Lévesque laisse libre cours aux envolées verbales, il se méfie des …