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L’ouvrage d’Amélie Bourbeau, professeure associée au département d’histoire de l’Université de Sherbrooke, retrace l’histoire de deux organismes de financement et de coordination de la charité privée, soit la Fédération des Oeuvres de charité canadiennes-françaises (FOCCF) et la Federation of Catholic Charities (FCC). Menant ces deux études de cas en parallèle, l’auteure examine la modernisation, les réformes et la sécularisation qui ont lieu dans le domaine de l’assistance privée entre les années 1930 et 1970. Sans remettre en doute l’ampleur des changements survenus durant la Révolution tranquille, elle souligne avec justesse qu’il ne s’agit pas de la seule période réformiste du XXe siècle québécois. Loin d’être en attente ou en opposition face au gouvernement provincial, plusieurs bénévoles et employés de ces deux fédérations ont cherché à mettre en place une organisation rationnelle, efficace et transparente de la charité, appliquant des méthodes bureaucratiques et professionnelles à l’assistance.

Le premier chapitre précise pourquoi les responsables de la charité privée ont créé les fédérations en question. Selon l’auteure, la crise économique des années 1930 sert d’élément déclencheur à des réformes estimées nécessaires dès les années 1910, alors que les difficultés de financement apparaissent. Elles s’aggravent durant la décennie suivante, moment où les besoins se multiplient. Les exemples américains de coordination de l’assistance au niveau municipal inspirent aussi les hommes d’affaires montréalais, qui cherchent à diminuer la fréquence de la sollicitation, à mieux orienter les gens qui demandent de l’aide et à débusquer les abuseurs potentiels. En outre, les anglophones souhaitent combler certaines carences de leur réseau d’agences. Dès leur fondation, chaque fédération adopte une organisation interne bureaucratique, avec conseil administratif, exécutif, comités divers, embauche de personnel permanent, hiérarchie entre la fédération et les agences financées et réorganisation des campagnes de financement. Rapidement, les hommes laïques dominent cette structure.

Les comptables et les travailleurs sociaux se trouvent aux premières lignes de la réorganisation de l’assistance. L’expertise comptable, quoiqu’appliquée différemment dans les deux fédérations, sert à remplir les objectifs d’efficacité, de contrôle, de transparence, de fiabilité. La tenue de livres, le versement des subventions, la planification des campagnes et l’évaluation du travail effectué par les oeuvres sont rationalisés soit par l’embauche de comptables, soit par le recours à des firmes externes spécialisées. Les travailleurs sociaux forment un groupe diversifié, au coeur de la réforme de la pratique de l’assistance. Il ne s’agit plus seulement d’appliquer les valeurs de la charité chrétienne, mais de recourir à des professionnels du travail social, capables d’utiliser la méthode du casework et, dans les années 1960, de s’ouvrir à l’animation sociale et à la participation citoyenne. Le travail social est alors une profession hiérarchisée, dominée par les membres du clergé masculins et les hommes laïques. On y trouve néanmoins bon nombre de femmes, religieuses et laïques. Malgré cette hiérarchie, Amélie Bourbeau n’observe pas de conflits entre membres du clergé et personnel laïque dans le milieu francophone. Les membres du clergé s’adaptent à la modernité, mettant le discours religieux en veilleuse au profit d’une laïcisation de l’assistance. La FCC est le théâtre de tensions, mais elles s’expliquent par des conflits entre laïques, et non entre laïques et religieux.

Bien qu’ultimement, le rôle de la charité privée soit transformé par la Loi sur l’aide sociale de 1969, les Fédérations jouent un rôle actif dans la modernisation de l’assistance au Québec. Elles se réorganisent, financent de nouvelles agences, revendiquent des changements, réfléchissent aux causes de la pauvreté et à la manière d’y remédier. Elles sont aussi remises en question de l’intérieur, par les travailleurs sociaux et par les individus qui requièrent leurs services. Des campagnes de financement moins efficaces et des mobilisations citoyennes poussent les fédérations de toutes langues et de toutes confessions à unir leurs efforts de financement et ensuite, à se restructurer pour former Centraide. Cette fusion ne va pas sans heurts ni sans inquiétudes, notamment en ce qui concerne la distribution des ressources entre groupes linguistiques.

Ces processus ne sont ni inévitables ni incontestés. Les comparaisons que l’auteure effectue entre la FOCCF et la FCC le montrent clairement. La Fédération anglophone n’a pas atteint un niveau de bureaucratisation et de modernisation aussi achevé que la fédération francophone. Les efforts de certains acteurs plus réformistes sont fréquemment plombés par des conflits entre le conseil d’administration et les employés permanents et entre la FCC et la communauté qu’elle sert. La FCC adopte également une structure plus autoritaire, laissant moins d’autonomie à ses agences que la FOCCF. S’ajoutent une certaine méfiance envers l’État québécois, perçu comme étant d’abord et avant tout au service de la majorité franco-catholique, des problèmes graves dans certaines agences affiliées à la FCC et un mouvement de protestation des employés permanents dans les années 1960. Le cumul de ces problèmes limite l’ampleur des changements et des réformes à la FCC. Cela dit, certains catholiques francophones se sont aussi opposés à la rationalisation et à la modernisation mises en oeuvre par la FOCCF. Par exemple, la Société Saint-Vincent-de-Paul désire maintenir une charité conforme aux objectifs spirituels et moraux des fondateurs de ce mouvement. La FOCCF s’est d’ailleurs accommodée de cette différence, ce qui montre une certaine souplesse dans l’application des principes bureaucratiques. Certains dirigeants franco-catholiques se montrent aussi paternalistes et conservateurs que leurs homologues de la FCC et semblent mal préparés à répondre à l’État lors des discussions sur l’assistance durant les années 1960. L’obligation de s’adapter au développement de l’État-providence québécois montre bien que malgré les efforts déployés, la réorganisation de l’assistance privée n’a pas convaincu l’État que les besoins des plus démunis puissent être comblés par les Fédérations et leurs agences.

Amélie Bourbeau apporte des éléments nouveaux à notre compréhension du rôle de plusieurs acteurs dans le domaine de la charité. Elle nuance d’abord l’importance accordée au clergé : si son travail a été essentiel à l’organisation et au déploiement de la charité, l’Église ne dominait pas tout. Son ouvrage permet aussi de mieux saisir le rôle de certains acteurs laïques, comme les membres de la bourgeoisie d’affaires, les comptables et les travailleurs sociaux, qui ont réformé l’assistance selon leurs objectifs et leurs valeurs. Bien que l’intention de l’auteure soit de traiter de la réorganisation des fédérations, elle ouvre quelques fenêtres sur la pratique de la charité, notamment lorsqu’elle se penche sur les travailleurs sociaux. Nous aurions apprécié plus d’incursions au niveau des agences, pour mieux décrire les effets de cette réorganisation et évaluer ce que les fédérations ont perdu lors de la transformation de l’assistance durant la Révolution tranquille. Voilà qui nécessitera d’autres monographies ! L’ouvrage d’Amélie Bourbeau ouvre la voie vers ces nouvelles recherches, contribuant admirablement à l’histoire sociale du Québec.