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Dans ce court essai biographique, le professeur et politologue Jean-François Caron veut montrer que le parcours politique de Lucien Bouchard, qui semble à première vue ambivalent, est en fait empreint de cohérence lorsqu’étudié sous l’angle du pragmatisme. La thèse qu’il défend est simple. Elle stipule que le pragmatisme qui a guidé les actions de Bouchard, loin d’être une forme quelconque d’opportunisme politique, visait avant tout l’atteinte « d’un objectif central, […] en l’occurrence le développement de la nation québécoise et de son peuple » (p. 7). C’est ce que l’auteur soutient dans les trois chapitres qui forment son ouvrage.

Dans le premier chapitre, il pose les fondements théoriques de son analyse. En opposition à l’idéalisme, qu’il accole à tort ou à raison au dogmatisme, il décrit le pragmatisme politique comme une doctrine ayant comme leitmotiv l’efficacité, voire l’utilité sociale, des caractéristiques qui la rendent « plus apte à établir des consensus et à pacifier les relations sociales » (p. 16). D’ailleurs, l’auteur prend soin de disjoindre cette forme de pragmatisme de celle dont se réclament les politiciens pour défendre des décisions plutôt idéologiques et électoralistes. Pour illustrer de façon concrète ce qu’il entend par pragmatisme politique, il donne l’exemple du gaullisme en France. Selon lui, les actions du général de Gaulle étaient toutes pensées en fonction de l’intérêt général de la nation française, ce qui justifie le fait que ce président a pu adopter des politiques de droite comme de gauche. Ainsi, à l’instar du général de Gaulle, Bouchard, qui l’admirait, aurait pris l’ensemble de ses décisions politiques dans le but de favoriser l’épanouissement social et économique du Québec. L’évolution de ses positions vis-à-vis de la question nationale et ses choix en matière d’élaboration des politiques publiques le démontrent selon l’auteur.

En effet, dans le deuxième chapitre, Caron s’intéresse spécifiquement à la question nationale. Il retrace le cheminement politique de Bouchard de manière à illustrer que, pour cet homme, la souveraineté n’a jamais été une fin en soi, mais plutôt une solution parmi d’autres pour obtenir de nouveaux pouvoirs susceptibles de permettre à la nation québécoise d’être libre de ses choix. Cela explique le fait qu’il ait pu s’associer au Parti conservateur de Brian Mulroney à l’époque du Beau risque, tout comme le fait qu’il ait choisi de démissionner de ses fonctions de ministre et de député lorsque l’Accord du lac Meech fut édulcoré dans la foulée de la publication du rapport Charest. Par ailleurs, dans ce chapitre, l’auteur insiste sur le caractère modéré et prudent de l’homme, caractère qui lui a permis de rassembler une partie importante des Québécoises et des Québécois derrière une question plus consensuelle, stipulant le maintien des liens économiques avec le Canada, lors du référendum de 1995. C’est également cette modération qui a incité Bouchard à adopter sa position sur les conditions gagnantes dans l’éventualité de la tenue d’un troisième référendum sur la souveraineté. Pour le 27e premier ministre du Québec, tenir un autre référendum sans avoir la certitude de la victoire était un non-sens qui risquait d’affaiblir à nouveau le Québec.

Quant au troisième chapitre, il traite principalement des politiques publiques qui ont été élaborées au moment où Bouchard était premier ministre du Québec. Il est d’abord question de la lutte contre le déficit que ce dernier a entreprise à partir de 1996. Selon l’auteur, l’ancien premier ministre a fait de l’atteinte du déficit zéro un de ses objectifs premiers afin que le Québec soit capable d’affronter les défis de l’économie-monde du XXIe siècle. C’est cette même préoccupation qui l’a incité à mettre en branle les fusions municipales, fusions qui devaient en théorie permettre de grandes économies dans le monde municipal. Quant à la mise sur pied du réseau des CPE, une politique qui semble en contradiction avec la volonté d’atteindre l’équilibre budgétaire, elle a été instaurée pour contrer le déclin démographique que connaissait alors le Québec. Bref, l’auteur soulève ces exemples afin de montrer que Bouchard prenait ses décisions en fonction de considérations pratiques et non idéologiques, et ce, on l’aura compris, dans le but de servir les intérêts supérieurs de la nation québécoise.

Toutefois, si cet essai illustre bien de manière générale le fait que Bouchard avait à coeur les intérêts du Québec, comme l’auteur le soutient tout au long de son ouvrage, certaines lacunes méritent d’être soulevées. Mentionnons d’abord le peu de sources sur lesquelles s’appuie l’argumentation pour analyser la pensée de Bouchard. Quelques textes rédigés par l’homme alors qu’il était étudiant, son autobiographie À visage Découvert (1992) et quelques articles de journaux constituent ses principales références, ce qui s’avère bien peu pour étudier les idées d’un homme qui a dû s’exprimer à maintes reprises au Parlement d’Ottawa et à l’Assemblée nationale. L’étude des débats parlementaires lui aurait sans doute permis d’étayer son argumentation et possiblement de la nuancer. À ce sujet, ajoutons que l’ouvrage ne contient aucune bibliographie.

Ensuite, l’auteur a tendance à caractériser de dogmatiques tous ceux qui ne défendaient pas des positions s’inscrivant en droite ligne avec le pragmatisme dont faisait preuve Bouchard. Ce faisant, il laisse sous-entendre que les souverainistes, tout particulièrement Jacques Parizeau, qui ont rejeté toute forme de renouvellement du fédéralisme au profit de l’indépendance du Québec avaient moins à coeur les intérêts supérieurs du Québec que Bouchard, une affirmation que l’on peut qualifier de discutable. Il étiquette également de dogmatiques ceux qui souhaitaient préserver les acquis de la Révolution tranquille et qui dénonçaient la mise en place de politiques néolibérales au moment où Bouchard avait fait de l’atteinte du déficit zéro sa priorité. Car pour l’auteur, Bouchard n’agissait jamais au profit d’une idéologie, mais bien uniquement en fonction de considérations pratiques. Or, il est difficile d’imaginer qu’un homme politique ait pu, d’une quelconque façon, être imperméable aux idéologies de son époque, aussi pragmatique ait-il été. Le néolibéralisme, qui avait déjà laissé sa marque en Grande-Bretagne et aux États-Unis depuis le début des années 1980, n’a pas épargné le Canada, ni le Québec. Bref, l’analyse de l’auteur aurait sans doute été plus nuancée si ce dernier y avait intégré certains éléments contextuels. Après tout, le Québec n’évolue pas en vase clos.

Malgré ces lacunes, il n’en demeure pas moins que cet essai réussit à tracer un bilan concis du passage en politique fédérale et provinciale de Lucien Bouchard et que, par sa simplicité, il est accessible à un large public.