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Oral History at the Crossroads constitue le bilan critique du projet Montreal Life Stories/Histoires de vie Montréal. En recueillant sur format audiovisuel les récits de vie de 472 Montréalais ayant été déplacés par la guerre, un génocide ou d’autres violations des droits de l’Homme, les quelque 300 membres de ce projet de recherche collaboratif universités-communautés (chercheurs universitaires, artistes, éducateurs et intervenants au sein de communautés ethniques et culturelles) ont cherché à mieux comprendre les traces laissées par les épisodes de violence et les déplacements forcés dans la vie des gens et le rôle de ces récits et de la mémoire dans la (re)composition des communautés. Ils se sont également engagés dans de nombreuses initiatives de diffusion de ces récits (pièces de théâtre, expositions, émissions et documentaires radiophoniques, marches audioguidées, activités pédagogiques scolaires, site Web, etc.). Cet ouvrage très bien écrit et illustré rend compte de plusieurs résultats des travaux qui ont été menés par les sept groupes de travail du projet (Rwanda, Cambodge, Haïti, Juifs, jeunes réfugiés, éducation et représentations artistiques), mais là n’est pas son but premier. High, professeur au département d’histoire de l’Université Concordia, codirecteur du Centre d’histoire orale et de récits numérisés et chercheur principal du projet, livre en effet davantage dans Oral History at the Crossroads une réflexion approfondie, transparente et engagée, basée sur un projet d’envergure de sept ans (2005-2012), sur les dimensions sociale, méthodologique et éthique de l’histoire orale et des partenariats universités-communautés.

La première section de l’ouvrage, Mutual Sightings, traite des motivations derrière le fait d’interviewer et d’être interviewé ainsi que des aspects méthodologiques de la collecte de récits de vie. Le premier chapitre présente les détails de l’imposante enquête orale menée. Notons à ce titre la présence en annexe du guide de formation fourni aux intervieweurs, dont la lecture sera utile pour toute personne s’initiant à l’histoire orale. Le second chapitre explore, par le biais de l’expérience du groupe de travail sur le Rwanda, les dimensions sociale et politique de la mémoire et révèle comment la mise en commun de témoignages peut contribuer à réconcilier les membres d’une communauté, reforger une identité collective mise à mal par la violence et les déplacements forcés et lutter contre les discours négationnistes. Suit une étude du rôle des survivants de l’Holocauste dans l’éducation collective, notamment en milieu muséal, et la commémoration. High relève que l’implication de ces survivants a souvent découlé d’une participation à un projet d’histoire orale, qui a déclenché une prise de conscience du devoir de mémoire personnel et collectif. Les deux chapitres suivants font état de la place significative occupée par le dialogue (inter)générationnel dans le projet, issue du nombre important de jeunes impliqués dans celui-ci (étudiants, enfants de survivants ou jeunes survivants), motivés notamment par la recherche de repères identitaires et le désir de comprendre leur passé familial. L’auteur fait une analyse fine des implications de la présence de liens personnels entre intervieweur et interviewé et appelle les historiens à accepter cette subjectivité et saisir pleinement la valeur interprétative de ces témoignages. Le sixième chapitre, pour sa part, examine l’oeuvre de mémoire d’un survivant du génocide rwandais, un roman graphique dont la réalisation fut tant une « nécessité personnelle » (p. 184), afin de mieux vivre avec le poids des souvenirs, qu’un acte politique visant à éviter que ce genre de drame ne se reproduise, deux objectifs partagés par de nombreux membres du projet issus des communautés et d’interviewés.

Une réflexion sur la diffusion des récits de vie et une revue des différentes initiatives du projet en la matière sont au coeur de la seconde section de l’ouvrage, Curating Life Stories. High traite aux septième et huitième chapitres de la place occupée par les outils numériques au sein du projet, outils qui transforment graduellement l’histoire orale en ouvrant de nouvelles possibilités de partage. Il présente un bilan critique des expériences effectuées, notamment de la réalisation d’une marche audioguidée (ch. 8), de leurs mérites et de leurs limites, tout en invitant les historiens oraux à aller au-delà de l’acte de collecte et de préservation et à investir davantage le champ de la diffusion. Le neuvième chapitre a pour objet l’utilisation de récits de vie à des fins de création d’oeuvres artistiques, vecteurs privilégiés de dialogue et d’action politique. High soutient notamment que le travail d’incarnation du récit au théâtre a une valeur interprétative significative en raison de l’étude fine du langage non verbal de l’interviewé qui le sous-tend, et qu’ainsi l’engagement de l’historien dans les projets de diffusion des récits de vie représente en même temps une étape supplémentaire dans leur compréhension et leur analyse. Le dernier chapitre, enfin, examine les questions éthiques liées à la réalisation de ce projet collaboratif universités-communautés en relatant les débats qui ont ponctué son existence, comme ceux autour du consentement des interviewés à la diffusion des récits ou des mesures de soutien à leur offrir, compte tenu des thématiques abordées dans les entretiens.

Bien que certains aspects, comme les limites de la retranscription, qui ne sont peut-être pas aussi importantes que l’auteur le soutient, auraient mérité d’être approfondis, et que l’on dénote plusieurs erreurs dans les passages des entretiens cités en français, High livre une réflexion des plus pertinentes sur les possibilités et les défis de l’histoire orale. Le caractère mixte du projet, qui lui a permis de passer, sur la base du principe de partage de l’autorité – et donc du pouvoir d’interpréter –, du « connaître sur » au « connaître avec » (p. 9), a contribué à l’établissement d’une « nouvelle architecture du savoir » (p. 293). Conjuguant les objectifs de ses membres, Montreal Life Stories/Histoires de vie Montréal a offert aux chercheurs universitaires une plateforme de recherche d’envergure et aux personnes issues des communautés, une occasion de s’exprimer et témoigner, de mieux comprendre leur parcours individuel et familial, de (re)forger identités et appartenances et de s’outiller pour combattre l’oubli et le négationnisme. L’histoire orale révèle ici une fois de plus son rôle social, dont Oral History at the Crossroads se veut un manifeste.